Ces émotions qui nous gouvernent

Sommes-nous gouvernés par nos émotions? Cette question, récurrente dans les médias, mérite d’être reformulée. Qui gouverne vraiment nos émotions? Ces affects que nous contenons tant bien que mal et qui, par moments, nous débordent? Cet esprit tout à la fois rationnel et émotif, qui nous permet de nous ajuster au monde et à autrui? Les règles émotionnelles, implicites ou explicites, qui nous indiquent ce que nous devons ressentir dans telle ou telle situation? Les relations sociales dont l’émotion est la couleur et qu’elle révèle ou met à l’épreuve sous le mode sensible qui est le sien ? Ou, plus largement encore, les institutions sociales, médiatiques ou politiques qui prescrivent le régime émotionnel officiel auquel les membres de la communauté sont censés souscrire?[1]

Pour que des émotions puissent gouverner, encore faut-il qu’elles aient des contours distincts, une forme décisive. Or, avec la pandémie, ce sont plutôt les affects diffus tels que le sentiment d’incompréhension, l’angoisse et la lassitude qui prédominent, même s’ils tendent parfois à prendre la tonalité de la colère ou de la défiance.  « Je ne comprends rien, on ne sait pas ce qui va nous tomber dessus, ce n’est pas logique, cela va dans tous les sens ». Ces mots qui jalonnent régulièrement les prises de parole sur les réseaux sociaux sont plus de l’ordre des affects que des émotions. Alors que les émotions sont des pré-jugements de valeur qui portent sur des objets ou des concernements (concern) précis qui nous (é)meuvent et nous engagent potentiellement dans l’action (la dangerosité de ce lion ou la cruauté de cette conduite), les affects indécis et latents configurent des atmosphères troubles qui prennent à la gorge et entravent l’action. Une telle atmosphère, dans laquelle nous sommes encore empêtrés, mêle la peur de l’avenir professionnel, la colère à l’égard des autorités, la nostalgie des liens de sociabilité, la culpabilité par rapport aux plus démunis et, plus récemment, l’attente pleine d’espoir ou d’inquiétude du vaccin. A cela se rajoute ces étranges émotions collectives que constituent, d’une part, les « craintes des milieux économiques », qui redoutent les conséquences des restrictions, d’autre part, les « cris d’alarme » du corps médical, qui s’inquiète du nombre de contamination et de décès. La Suisse, déjà noyée sous des affects contradictoires, vit encore la honte collective de se retrouver déclassée, au sein de cette nouvelle compétition internationale que constitue la gestion de la pandémie, « parmi les mauvais élèves européens ». Faut-il le préciser, cette mosaïque émotionnelle est trop nébuleuse pour pouvoir gouverner quoi que ce soit ; elle est plus de l’ordre du trouble, de l’agitation et de l’attente que tout cela, enfin, prenne fin. 

En quelques mois, la tonalité émotionnelle a donc beaucoup changé. En mars dernier, le déferlement affectif suscité par la pandémie était malgré tout canalisé par la règle émotionnelle édictée par le gouvernement, notamment par la voix d’Alain Berset, le conseiller fédéral en charge de la santé[2]. L’annonce, le 20 mars 2020, du confinement de la population suisse n’avait pas seulement une tonalité ou une couleur émotionnelle ; elle établissait explicitement qui avait le droit ou le devoir d’être affecté par quoi.

« Nous devons ensemble comme société montrer que nous sommes capables de prendre nos responsabilités. Je m’adresse ici en particulier bien sûr aux personnes de plus de 65 ans qui doivent se protéger et qui doivent autant que possible rester à la maison, je m’adresse ici en particulier aux plus jeunes générations qui peuvent avoir tendance à penser que cela ne les concerne pas. Cela les concerne et ça concerne également leurs parents et leurs grands-parents et nous sommes donc tous concernés pour protéger – c’est une question de responsabilité – les personnes qui ont besoin de soutien. Vous savez, il y a dans notre constitution, dans le préambule, le fait que la société ou la force d’une société se mesure à l’attention qui est portée aux plus faibles de ses membres (…). »

L’interpellation d’A.Berset battait ainsi le rappel du nous national et invitait ses membres, toutes générations confondues, à se montrer individuellement et collectivement responsables. Surtout, elle déployait, par-delà la différence des conditions sociales, une communauté de destin. C’était dans une société de semblables qu’elle prenait place, jeunes et vieux, pauvres et riches étant concernés, directement ou indirectement, par la même épreuve collective. En articulant axiologie affective et étayage institutionnel, A.Berset indiquait à l’ensemble des Suisses la manière dont ils devraient se traiter les uns les autres et les invitaient à hiérarchiser les valeurs susceptibles de les rassembler. Ce n’était pas dans le registre de l’ordre ou de la menace que s’exprimait le conseiller fédéral mais dans le registre de la coopération, de l’autonomie et du commandement donné à soi-même. Le contraste par rapport au ton martial et à la scrutinisation policière que subissaient certains de nos voisins, notamment français, ne pouvait que susciter un mélange de compassion et de schadenfreude.

La scène inaugurale de l’annonce du confinement permettait ainsi au Conseil fédéral de donner une orientation morale et une ligne émotionnelle, tout au moins tacite, à une population sous le choc. Ce faisant, elle instaurait une alternative à laquelle aucun d’entre nous ne pouvait échapper : nous aligner, ou bien alors enfreindre le devoir de solidarité qui nous était imposé et nous exclure de la communauté morale des « affectés ». Le « nous devons ensemble comme société » donnait également une ligne au traitement médiatique. Dans les médias de service public romands (RTS), le journalisme pluraliste qui est censé composer l’ordinaire de la vie démocratique a largement cédé la place à un journalisme de célébration et de maintenance qui s’est fait le relais des règles gouvernementales, des avertissements sanitaires et des statistiques officielles. En mettant en scène les rassemblements illicites et les négligences coupables de celles et ceux qui transgressent les « mesures barrières », les médias se sont même faits ouvertement prescriptifs. En d’autres termes, l’émotion qui devait idéalement nous gouverner était celle indiquée, sinon prescrite, par nos «gouvernants»[3].  

« Restez à la maison » : quand la télévision se fait prescriptive, France 2, 11 avril 2020.

Mais la politique émotionnelle reste une politique publique. Si elle peut délimiter les émotions qui doivent être affichées publiquement et celles qui doivent être condamnées au silence, elle ne peut forcer la réalité des affects personnels ou des expériences privées. Les émotions qui nous gouvernent effectivement ne s’alignent pas nécessairement sur la géométrie affective que  dessinent les autorités. La vie émotionnelle ne pouvant être totalement gérée par l’État, c’est aux sujets eux-mêmes de négocier l’écart potentiel entre la réalité de leur ressenti et le rôle affectif qui leur est assigné. C’est bien, d’une certaine manière, à cette négociation qu’ont œuvré les effervescences collectives, tels les hymnes nationaux et les concerts sur les balcons, qui ont jalonné, en Suisse comme ailleurs, la période du confinement. L’alignement, même en pointillé et à distance, des chants et des applaudissements à l’égard des soignants a permis de désamorcer la dissonance potentielle entre les instructions émotionnelles de solidarité et d’entraide qui émanaient des autorités et les affects privés, désorganisés et tâtonnants. En l’absence des repères habituels, ces moments effervescents ont permis aux collectifs disloqués de reprendre corps et de transformer les instructions affectives en un fait d’expérience.

Photo par Arnaud Halloy

Mais le problème avec les émotions effervescentes est qu’elles sont fragiles et éphémères; lorsqu’elles déclinent et s’éteignent, le collectif qu’elles tiennent à bout portant s’essouffle ou s’effondre. Surtout, elles sont liées à une situation sociale, en l’occurrence celle, extraordinaire, du confinement, à laquelle le processus de déconfinement a mis fin.

C’est cet essoufflement que manifeste la deuxième vague, notamment depuis l’automne. La disparité des épreuves, les uns confinés, les autres au travail, la discordance entre les (non)politiques cantonales et la défiance croissante à l’encontre des cascades de décisions souvent contradictoires ont érodé l’idée même de la similarité des conditions. Surtout, la logique sanitaire et la logique économique, même si elles se font concurrence, s’accordent pour négliger la logique sociale des relations interpersonnelles et des liens professionnels ou associatifs. Les logiques sanitaire et économique partagent en effet un point commun essentiel : elles sont toutes deux régies par une logique quantitative, basée sur des nombres et des statistiques, qui court-circuite la logique qualitative des formes sociales et de leur organisation – une logique qui est la seule susceptible de préserver l’horizon d’une communauté. Cette incompatibilité était particulièrement visible durant la période de Noël, où les fêtes de famille privées «ne devaient pas réunir plus de 10 personnes, enfants compris». Pourtant, une famille n’est pas un agrégat d’individus juxtaposés et séparés les uns des autres mais un sujet collectif qui se définit, entre autres, par le partage d’un même foyer. C’est ce corps social élémentaire que vient littéralement «démembrer» l’obligation de compter les individus un par un.

En nous coupant des collectifs de proximité auxquels nous sommes attachés et dont nous étions membres, ce processus de «dé-membrement» supprime également le jeu de rôles pluriel que permet la vie publique. Comme l’indique nombre de métaphores théâtrales, la vie publique est une scène qui permet à tout un chacun d’endosser le personnage, parent, employé de banque, musicien, client ou locataire, dans la peau duquel il apparaît aux yeux d’autrui. Le personnage est un être de représentation, un persona, c’est-à-dire un masque que l’acteur social utilise pour porter sa voix au public tout en se protégeant du regard intrusif et de l’emprise émotionnelle de ses congénères. Synonyme de distance, le rôle permet de creuser un écart – un écart intérieur entre le corps propre et le corps mis en scène, entre l’individu concret et le personnage social, mais aussi un écart extérieur entre son propre corps et le corps d’autrui. C’est cet écart entre la vie nue et la vie masquée ou figurée qui est menacée par la pandémie. Elle nous dépouille de notre masque social pour nous imposer des masques sanitaires qui «dépluralisent» le moi et le rappellent à l’ordre biologique : nous sommes d’abord et avant tout des corps, vulnérables et potentiellement menaçants pour autrui.  

La désorganisation affective suscitée par ce rétrécissement est difficilement gouvernable, notamment parce qu’elle ne dispose pas des agrafes émotionnelles et narratives qui lui permettraient de se transformer en une expérience communément partagée. La compilation statistique des malades et des décès ou l’énumération des transgressions « inciviles » qui jalonnent les discours publics ne déploient pas un monde où ces affects trouveraient les mots pour se dire. Avec la disparition du grand récit plein d’espoir du «monde d’après», ce n’est plus guère que la spirale médiatique du complotisme et de l’anti-complotisme qui fait office de centre de gravité narratif. L’espace public déjà dépeuplé par la viralité de la pandémie se retrouve ainsi étrangement redoublé par un espace public désaffecté par la supposée viralité des idées complotistes. L’un et l’autre témoignent, me semble-t-il, de la même absence, celle des relations sociales qui, in fine, gouvernent nos émotions.

Laurence Kaufmann, Université de Lausanne


[1] Sur ces questions, cf Laurence Kaufmann et Louis Quéré (dir.) Les émotions collectives. En quête d’un objet impossible, coll. Raisons pratiques, 29, Paris, EHESS, 2020.

[2] Sur cette première interpellation, voir la belle analyse de F.Malbois «Restez à la maison». Un double appel».

[3] Entre la 1e vague et la 2e, les journalistes ont même eu plus recours à la rhétorique de la menace que les responsables politiques. Durant la cacophonie de l’automne, notamment, l’Etat ayant délégué l’initiative et la charge de la gestion aux différents cantons, ce sont les médias qui ont fait office de centre de gravité prescriptif en suggérant de «serrer la vis», d’ instaurer des «mesures plus dures» et plus «restrictives».