« Restez à la maison ». Un double appel

« Le temps n’est plus à tergiverser mesdames et messieurs, c’est un appel que je lance aujourd’hui. Nous devons ensemble comme société montrer que nous sommes capables de prendre nos responsabilités. Je m’adresse ici en particulier bien sûr aux personnes de plus de 65 ans qui doivent se protéger et qui doivent autant que possible rester à la maison, je m’adresse ici en particulier aux plus jeunes générations qui peuvent avoir tendance à penser que cela ne les concerne pas. Cela les concerne et ça concerne également leurs parents et leurs grands-parents et nous sommes donc tous concernés pour protéger – c’est une question de responsabilité – les personnes qui ont besoin de soutien. Vous savez, il y a dans notre constitution, dans le préambule, le fait que la société ou la force d’une société se mesure à l’attention qui est portée aux plus faibles de ses membres, premier élément. Deuxième élément, chaque année au 1e août il y a des appels et des discussions pour parler de la solidarité. Et bien là nous sommes au pied du mur. C’est le moment de montrer ce que nous savons faire. Et c’est dans ce sens que je souhaite lancer cet appel à l’ensemble de la population pour faire face ensemble à cette situation. »

Alain Berset, conseiller fédéral, conférence de presse du 20 mars 2020

Depuis bientôt deux mois, les conférences de presse du Conseil fédéral sont diffusées en direct par la RTS, la chaîne publique de radiotélévision en Suisse. Celles qui ont eu lieu les 16 et 20 mars 2020, au moment où le confinement débutait, ont une propriété remarquable. Le Conseiller Fédéral Alain Berset, chef du Département fédéral de l’intérieur, s’est adressé aux habitant·e·s du pays en leur lançant, à plusieurs reprises, des appels. Des appels à se protéger, à rester à la maison et à restreindre les contacts sociaux. Mais aussi des appels à respecter les mesures de distanciation sociale et d’hygiène, et à éviter de se rassembler dans des groupes de plus de 5 personnes ; interdits dans l’espace public, de tels rassemblements sont susceptibles d’être sanctionnés par la police d’une amende d’ordre.

Les appels d’Alain Berset ont été énoncés aussi bien en nom propre (« je souhaite lancer cet appel à l’ensemble de la population… » , 20.03.2020) qu’au nom du Conseil Fédéral tout entier, l’usage du « nous » étant alors de mise (« nous souhaitons ici lancer un appel à toute la population… », 16.03.2020). En outre, les modes d’adressage de ces appels font état d’une très grande variété. Cette souplesse est nécessaire à la triple mission visée : impliquer tous les destinataires de façon égale (« Mesdames et Messieurs », « toutes les personnes vivant dans notre pays ») et projeter une action collective pour lutter contre l’expansion de l’épidémie, transmettre un message de prévention spécifique envers les personnes les plus exposées à contracter la maladie (« les personnes atteintes d’une maladie grave et les personnes de plus de 65 ans ») et, enfin, s’assurer de la solidarité des plus forts envers les plus faibles (« la force d’une société se mesure à l’attention qui est portée aux plus faibles de ses membres »).

À cet égard, les catégories d’âges, ainsi que les partitions qu’elles viennent définir au sein des familles et des générations, ont pu apparaître comme un formidable levier de cohésion sociale et nationale. En effet, énoncer « il est vraiment temps de prendre dans toutes les générations […] la mesure de ce qui passe » (20.03.2020), ou encore « je m’adresse ici en particulier aux plus jeunes générations […], leurs parents et leurs grands-parents » (20.03.2020), est un très bon moyen d’impliquer chaque membre d’une population. Nous sommes en effet tous identifiables en fonction d’une catégorie d’âge. Mais cela ne veut pas dire encore convaincre, ni parvenir à faire en sorte que chaque destinataire potentiel se sente concerné. Car la personne qui lance un appel, même de façon répétée, ne réussit pas toujours à mettre en mouvement la personne qui a été interpellée. Et parfois même, le sens premier d’une interpellation est modifié par le destinataire.

Fin avril, alors que s’affermissait la promesse d’un proche déconfinement, les appels d’Alain Berset ont pu être interprétés comme une « injonction sanitaire »[1] envers « les aînés ». Une telle lecture, où les personnes âgées sont figurées en individus ayant « obéi de leur plein gré à l’injonction de repli », rappelle la théorie de l’interpellation développée par Louis Althusser[2]. Dans cette théorie, qui prend pour modèle l’interpellation policière, l’interpellation implique hiérarchie et rapports de force. Elle prive le destinataire de son statut de sujet plein et entier – elle l’assujettit. On devrait alors en déduire que toutes les personnes âgées hélées par Alain Berset, dont la parole est lestée du pouvoir institutionnel que lui confère sa position de quasi-chef d’Etat, n’ont eu d’autres choix que de se plier à sa volonté toute puissante. N’ayant à faire valoir que leur liberté à consentir, ces personnes auraient perdu toute capacité d’action et de jugement en propre.

À l’encontre de cette vision pessimiste, peu sensible aux possibilités d’expression qu’offre une langue à toute personne sachant la parler, Jean-Jacques Lecercle[3] a élaboré une théorie de l’interpellation qui insiste sur l’autonomie du sujet. Ici, l’interpellation est comprise comme un « entre-appel », à savoir comme un dialogue ou un échange qui se noue et prend forme dans des actes de communication. Quand l’interpellation se conçoit comme un acte de communication, elle autorise un « processus de subjectivation » au sein duquel le destinataire peut se dégager des contraintes de l’appel et interpeller à son tour, dans des formes langagières inédites et un style qui est le sien. Les résident·e·s de l’EMS La Résidence Grande Fontaine à Bex sont entrés de plain-pied dans ce processus. Répondant à l’appel d’Alain Berset, cinq d’entre elles et eux ont fabriqué une petite vidéo[4] pour s’adresser à nous, les membres les plus forts de la société. Décontractés et malicieux, jubilant d’avance de l’effet que leur propos va produire – elles et ils savent, on le voit à leurs mines réjouies, que leur démarche à quelque chose d’exceptionnel – ces cinq sages[5] nous délivrent, en première personne, quelques bons trucs et astuces pour protéger les personnes âgées vulnérables du virus : se mettre au tricot pour éviter de sortir de chez soi quand il fait beau, réviser son orthographe pour améliorer ses posts Facebook quand traîner en ville pour exposer sa nouvelle tenue nous tente, boire un bon verre de vin blanc à domicile sans oublier de trinquer à sa santé, évidemment.

Déjouant l’acte de communication officiel, cette réponse à l’appel d’Alain Berset se fait elle-même interpellation. Une interpellation joyeuse, qui a choisi l’adresse en « tu » : des aînés mutins prennent une liberté qui elle-même s’adosse à la réorganisation en public du contrat social instaurée par la parole du Conseiller fédéral. En effet, c’est de la légitimité de ce premier appel faisant autorité que le second, qui ouvre quant à lui une relation de proximité, tire une partie de son pouvoir de conviction. Se mêlant à la musique pop entraînante de Boulevard des Airs, douce évocation de la maladie d’Alzheimer, ce second appel me dit : « Allez reste, reste encore un peu [à la maison], toi et moi [nous allons] devenir vieux… Allez reste… »[6].

Quel destinataire, placé devant cette invitation pressante à vieillir ensemble, oserait avancer que les 5 sages de l’EMS de Bex le forcent, contre sa volonté, à se replier dans son foyer ?

Fabienne Malbois, sociologue, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL | HES-SO)


[1] Laure Lugon, « L’aube sans promesses des aînés », Le Temps, 23 avril 2020. L’article est accessible ici.

[2] Althusser, L. (1976). « Idéologie et appareils idéologiques d’État », Positions, Paris, Éditions sociales, 67-125.

[3] Lecercle, J.-J. (2019). De l’interpellation. Sujet, langue, idéologie. Paris : Éditions Amsterdam.

[4] Cette vidéo a été réalisée par la direction et les différentes équipes de l’EMS, puis diffusée peu avant Pâques sur les réseaux sociaux. Elle est disponible sur ce blog, en suivant ce lien.

[5] Les 7 membres qui composent le Conseil fédéral sont souvent appelés « les 7 sages », y compris par les commentateurs politiques.

[6] La chanson Allez reste est issue d’une collaboration entre le groupe pop Boulevard des Airs et l’auteur-compositeur-interprète Vianney.