Cet article fait partie d’une série d’autographies réalisées par la sociologue Marine Kneubühler. Elle y restitue à la première personne son expérience relative au port du masque, éclairant ainsi diverses situations et mesures sanitaires auxquelles la pandémie a donné lieu. Le premier article de la série est disponible ici.
Lundi, ce sera interdit
Mercredi 1er juillet 2020, la nouvelle est tombée en Suisse. En conférence de presse, le Conseil fédéral a déclaré le port du masque obligatoire dans les transports publics sur tout le territoire suisse avec une entrée en vigueur le lundi 6 juillet. Une obligation relative au masque, c’est ce que je redoutais depuis le début de la pandémie. Je ressens un fort décalage entre cette obligation tombée comme un couperet et la décontraction généralisée qui s’est installée depuis le début du mois de juin ; les frontières avec la France ont été rouvertes, les mesures contraignantes ont toutes été levées, les affiches placardées partout par l’Office fédéral de la santé publique sont passées successivement du rouge, au rose, puis au bleu et les activités à plus de cinq personnes ont progressivement reprises. En attendant lundi, la plupart des gens, moi y compris, ne porteront pas de masque, l’air de rien. Cette obligation, je la vis comme une punition injustifiée.
Samedi 4 juillet, je me rends en train à l’anniversaire d’une amie en petit comité pour boire des verres et manger des sushis dans un restaurant plutôt chic avec vue sur le lac Léman. Elle avait envie de paillettes après toutes ces contraintes vécues en début d’année, alors j’ai joué le jeu et je me suis parée d’un top noir à paillettes, d’un petit short beige et de collants noirs avec des motifs papillons ; ce n’est pas trop mon genre, mais ça m’amuse, j’ai l’impression de me déguiser. Le train est bondé, les gens ont des mines plutôt mornes. Il fait grand beau et les rayons du soleil font refléter mes paillettes dans le wagon. Le contraste entre mon air de fête en fin d’après-midi et les autres qui m’ont l’air déprimés me gêne un peu et me fait rire ; j’envoie un selfie sur le groupe WhatsApp de l’anniversaire pour montrer aux filles mon accoutrement décalé au milieu du train ; elles me répondent avec des smileys qui pleurent de rire. Mon amie envoie sur le groupe plusieurs images de robes qu’elle pourrait mettre ; elle n’a pas encore choisi. On la conseille pour qu’on soit assorties. La soirée est décontractée et une atmosphère plutôt indifférente à la pandémie y règne : on trinque au champagne, on se prend en photos avec des filtres amusants, on papote. Le virus ne fera même pas partie des sujets de conversation. Je dois partir un peu plus vite que les autres pour prendre le dernier train. La soirée est passée en un rien de temps.
Sur le quai de la gare, il y a un monde fou. Je monte dans le train où je ne trouve qu’une seule place pour m’asseoir. Personne ne porte de masque[1] mais je pense maintenant fortement à cette obligation. Je me demande aussi où vont tous ces gens à cette heure-ci. La composition du wagon est complètement hétéroclite. À côté de moi, deux hommes en costard-cravate parlent d’un prototype d’application qui va sans douter percer sur le marché avec un accent africain. En face, une dame asiatique plutôt âgée tricote, les jambes complètement écartées. Plus loin, un groupe de jeunes suisses allemands alcoolisés, des bières à la main, essaient de parler en français et se tordent de rire à la suite de leurs essais cocasses, du genre : « Tu vis en Neuchâtel d’une brasserie ». Je décris la scène sur mon téléphone et je ris discrètement.
Un homme ivre et chancelant traverse le wagon en marmonnant dans une langue qui m’est étrangère et que j’identifie à du russe. Il parle de plus en plus fort. Il s’appuie sur les sièges en progressant dans l’allée. Il s’arrête et, l’index levé au ciel, il hurle des mots incompréhensibles au groupe de jeunes qui a définitivement arrêté de rire. La personne à côté de moi se lève et change de wagon. Une fille d’une quinzaine d’années assise près des jeunes se lève aussi et vient s’asseoir à côté de moi ; elle m’a l’air paniqué. Je me dis que je dois inspirer confiance : c’est vrai que je n’ai pas peur, cet homme me fait plutôt mal au cœur et m’inspire de la pitié. Je fais mine de l’ignorer mais, obliquement, je veille. Il sort du wagon en manquant de s’étaler de tout son long devant les toilettes après l’ouverture de la porte automatique. Soudainement, il fait nuit noire : coupure de courant. Ce trajet est irréel. Dans l’obscurité, je me sens perturbée. Cet agglomérat de gens et d’alcool, de joie et d’inquiétudes, que va-t-il en devenir à partir de lundi ? Pourra-t-on toujours entendre ce mélange improbable d’accents à travers les masques ? Comment les contrôleurs vont-ils gérer des scènes pareilles avec celles et ceux qui n’en mettront pas ? Les questions se bousculent dans ma tête et me rendent mélancolique. La lumière revient. Une seule chose me semble sûre à ce moment précis : bien que le virus paraît tout à fait absent de ce qui se déroule sous mes yeux, lundi, tout ça, sans masque, ce sera interdit.
Mardi, voilà, c’est interdit
Mardi 7 juillet 2020. Je vais démarrer ma journée par un cours de chant. Le 16 mars 2020, quand tout a été fermé par le Conseil fédéral, les cours ont été momentanément suspendus par l’école de musique mais pas annulés, donc reportés. Depuis le mois de mai, ma prof a commencé à programmer des rattrapages à son domicile, car elle ne peut toujours pas faire garder ses enfants par ses parents et ainsi venir à l’école, qui se trouve à cinq minutes de chez moi. En plus, là, c’est les vacances scolaires pour ses marmots : elle n’est plus confinée, mais toujours coincée à la maison. Elle habite dans un tout petit bled de campagne, à une vingtaine de minutes seulement en voiture. Mais aujourd’hui, je dois prendre un train et il ne va même pas jusqu’à chez elle. Elle devra venir me chercher à la gare. Le rafistolage de ces mois de semi-confinement me paraît d’une complication tellement démesurée… Et pour couronner le tout, le masque est maintenant obligatoire dans les transports publics. Autant dire que, ce matin, je me suis levée d’humeur exécrable. Pour faire simple : tout me gonfle, mais vraiment. J’essaie de me motiver en me disant que c’est important de reprendre les cours car, ces temps-ci, j’ai de la peine à travailler ma voix toute seule. Mes voisins confinés à la maison ont sonné plusieurs fois à ma porte ces derniers mois pour me demander d’arrêter de chanter : maintenant, je suis vocalement bloquée, par peur de les déranger et, eux, en instance de divorce : ô joie… Tentative de motivation : échec.
Je n’ai pas envie, je soupire, je traîne la patte en buvant mon café, encore en pyjama. Je ne veux pas mettre de masque, je ne veux pas le préparer à l’avance, ça me soûle à un point monumental. C’est le jour où je me lave les cheveux ; les minutes passent et je me demande si je vais y arriver dans les temps. Je me mets un coup de collier pour aller sous la douche. En sortant, il me reste cinq minutes pour m’habiller et préparer mes affaires, dont le masque, que je chasse de mon esprit volontairement pour repousser le plus possible ce qui me semble être un insurmontable calvaire. C’est le stress, je me prépare à la vitesse grand V. J’attrape un masque dans le petit meuble de l’entrée. J’enlève mes lunettes que je pose négligemment sur la table de la cuisine. Un élastique du masque chirurgical dans chaque main, je pense alors au tuto réalisé en live par mon papa et au fait que je le mettais à l’envers.
I’m a real mess, me dis-je. Ça me rappelle que mon prof d’accueil à l’Université de Copenhague m’avait dit à un séminaire que mon écriture était messy. I’m a messy mess… grrrrr, décidément, tout m’énerve, moi et ma désorganisation en premier lieu. Je fais tourner le masque dans tous les sens en enroulant les élastiques du bout des doigts pour comprendre quel est l’envers de l’endroit. J’ai envie de le flanquer à la poubelle, de me remettre au lit et basta ! Je ne vois pas tout de suite où se trouve la barre à pincer sur le nez, je m’agite, je souffle, je réalise que je ne me suis pas désinfecté les mains. Bon, je sors de la douche et n’ai touché que les élastiques. Dans la précipitation, je finis par l’enfiler en faisant une boucle directement derrière les oreilles. Il n’est pas bien mis et le pourquoi me dépasse complètement. Je l’enlève et le déplie comme il faut, les deux mains au niveau du visage. Je me canalise en essayant de respirer doucement et profondément et le remets plus tranquillement, en prenant garde à mettre la partie blanche contre mon visage et de laisser la partie bleue face visible. Je pose le tissu contre le bas de mon visage et, cette fois, je sens la barre sur mon nez. J’ajuste les élastiques derrière les oreilles qui collent à mes cheveux encore mouillés, ce qui est désagréable, puis j’appuie sur la barre au niveau du nez pour que le masque épouse les contours de mon visage. La sensation me paraît plus juste qu’au premier essai, parce qu’elle me rappelle vaguement celle que j’ai ressentie quand mon papa m’a montré comment le mettre correctement. Je remets mes lunettes. Là, je le sens un peu de travers, comme si un côté était plus relevé que l’autre sur ma joue droite, mais je n’ai guère le temps de procéder à un ajustement cosmétique. Mes affaires ne sont pas prêtes. J’attrape le thermos de thé, préparé avec mon café ce matin et qui attend sur la cuisinière ; je le jette avec une barre de céréales et quelques partitions au fond de mon sac à dos. J’enfile mes chaussures, ouvre la porte mais retourne en arrière prendre un autre masque que celui que je porte et le balance avec le reste de mes affaires dans mon sac.
Je suis limite pour attraper mon train. Je cours comme une dératée en direction de la gare. Haletante, mon souffle produit un peu de buée sur mes lunettes. Je me désespère : pourquoi diable ai-je mis mon masque avant de courir ? Mon œil droit me démange, je sens vivement le masque sous cet œil. Je ralentis et observe mon reflet dans les vitrines des magasins : je vois que mon masque est effectivement légèrement de travers. Je reprends une allure plus soutenue et le soleil m’éblouit violemment ; je dois mettre mes lunettes de soleil tout en continuant d’avancer rapidement. Je fais basculer mon sac à dos sur mon épaule droite pour saisir mon étui à lunettes et je procède au changement. J’essaie de ne pas penser à la sensation de mon masque sur mon visage pour éviter de ralentir. J’ai l’impression que si je respire trop fort par la bouche, je vais finir par l’avaler. Je remets mon sac sur mes épaules pour continuer ma course jusqu’à la gare. Le masque me dérange : il s’éloigne de ma bouche et y revient au rythme de ma forte respiration. J’essaie de le réajuster sans trop le toucher en l’étirant sur mon menton, puis de le rabaisser au niveau de mon œil droit en tirant sur le côté. Le résultat n’est pas celui souhaité, c’est pénible. J’ai l’impression de faire tout faux. Étonnamment, il me semble plus ou moins bien ajusté quand j’arrive sur le quai. Je prends rapidement mon billet sur la machine qui se trouve sur mon quai alors que j’entends le train arriver derrière moi.
Vite, je monte dans le wagon qui est peu rempli et je le longe par curiosité, pour vérifier si les voyageurs se sont bien munis eux aussi de leur masque. C’est le cas, les gens sont disciplinés, me dis-je. Je croise un jeune avec un masque en tissu noir sur sa trottinette qui me dit bonjour chaleureusement. Je réponds en lui adressant également un bonjour et le laisse passer en me déplaçant au milieu d’un carré de sièges vides. Sa salutation me surprend mais me fait plaisir : bonne nouvelle, il est toujours possible d’être aimable avec un masque. Je m’assieds quelques sièges plus loin, contre la fenêtre dans le sens de la marche. Mon masque me donne chaud et m’empêche de récupérer complètement le souffle que j’ai gaspillé à courir comme une forcenée. Derrière mes oreilles, je sens les branches de mes lunettes et les élastiques du masque collés à mes cheveux mouillés et ça me gêne. Mon ventre gargouille : j’ai faim, je n’ai bu qu’un café en me levant. Je réalise alors que je ne peux pas manger la barre de céréales qui se trouve dans mon sac avec mon masque, que je tente tant bien que mal d’ignorer pour ne pas m’énerver. C’est compliqué, il se rappelle à moi sans cesse : il m’empêche de boire, de manger, de reprendre mon souffle, il me démange… J’essaie de ne pas me regarder dans le reflet de la vitre pour éviter de me voir masquée et de maintenir mon énervement. Je me sens oppressée par la contrainte ; je regarde le sol en attendant que le trajet passe. Au stop d’un petit patelin, la voix de la conductrice nous demande de descendre et de prendre un bus pour cause de travaux. J’ai l’impression d’entendre une mauvaise blague.
Je m’exécute en râlant à voix basse sous mon masque. Je me dis qu’au moins on peut insulter des gens sans qu’ils s’en rendent compte avec le masque, mais ça ne m’enchante pas particulièrement. Je suis les autres voyageurs pour savoir où se trouve ce fichu bus. Je n’ai jamais mis un pied dans cette « gare », qui ressemble en fait plutôt à un arrêt de bus perdu au beau milieu d’un no man’s land. Après quelques pas, j’aperçois le bus sur lequel une affichette indique qu’il est interdit de monter à l’avant en raison du coronavirus mais personne ne respecte la consigne. La discipline a ses limites. Sur l’instant, je ressens une certaine satisfaction à contourner cette interdiction avec les autres passagers, et cela sans consultation. Le conducteur ne porte pas de masque et nous ignore magistralement en lisant un journal étalé sur son immense volant. Entre les premiers sièges et le conducteur se trouve un ruban de signalisation rouge et blanc pour marquer la séparation : nous passons les uns après les autres par dessous. À ce moment-là, je nous trouve en fin de compte ridicules. Je m’assieds tout à l’arrière et la gêne à l’œil droit se fait à nouveau ressentir. Je ferme les yeux et essaie de respirer profondément mais le masque me dérange toujours. J’ai l’impression d’être contrainte de respirer uniquement avec un souffle restreint, sans faire de vague, sans m’agiter, sans crier, sans me faire remarquer : ça m’oppresse de plus en plus. J’ai aussi l’impression que ce masque ne tient pas bien et qu’il pourrait s’envoler à tout instant. J’aperçois sa couleur bleue sur mon nez et au-dessus des joues sans même baisser les yeux : il me nargue. J’ai faim. Je n’attends qu’une chose : arriver pour l’enlever. J’ai envie d’éternuer mais je me retiens de toutes mes forces en reniflant fort, ça passe. Je fais bouger doucement ma mâchoire et ouvre un peu la bouche pour sentir les contours du masque comme pour m’assurer qu’il tient bien.
On arrive, enfin. Avant que le bus s’arrête, j’en profite pour changer de lunettes. Je me lève et rejoins la sortie la plus proche. Un homme d’une soixantaine d’années devant moi me laisse descendre et me fixe, les yeux écarquillés. Je me demande si les gens se font des remarques sur mon masque de travers. Je file en regardant le sol, gênée et oppressée par ce regard. Je dois emprunter le passage sous gare pour arriver au point de rendez-vous. Je croise un groupe de touristes qui vérifient le numéro des voies avec leur masque sous le menton ; une dame tient le sien dans l’une de ses mains. Ça ne me paraît pas constituer des usages très corrects du masque mais je ne saurais pas vraiment dire pourquoi. Je garde mon masque, en me rappelant que je vais devoir tenir encore pour le trajet en voiture. Comme j’ai du retard à cause du bus, ma prof est déjà en train de m’attendre, parquée sur le côté, avec son plus jeune fils à l’arrière. Je le salue avec un grand sourire en montant à l’avant. Il a une mine inquiète, et je prends conscience qu’il ne voit pas mon sourire et doit se demander qui je suis. Elle porte un masque en tissu coloré que je trouve joli. Je vois qu’il y a, de mon côté, un masque chirurgical rose usagé dans le récipient prévu pour accueillir une boisson. Je me demande où elle a trouvé un masque de cette couleur. Son emplacement me rappelle que j’avais fait pareil en sortant de chez ma thérapeute pour jeter un masque avant de devoir en mettre un autre pour me rendre chez le vétérinaire. Je me souviens que porter le masque n’avait pas été si pénible les fois précédentes, y compris dans le train. Je me demande alors si ce ne serait pas l’obligation plus que le port du masque en tant que tel qui m’oppresse autant aujourd’hui. Je pense à Durkheim et à la dimension de contrainte des faits sociaux : ça m’agace.
Pendant le trajet, on bavarde. Je n’entends pas toujours très bien ce qu’elle dit avec le masque, et je sens le mien bouger quand je lui réponds. J’ai l’impression qu’il est parfaitement inutile en termes de protection à bouger de la sorte et tout de travers sur mon visage. Elle me dit que ça la rassure de savoir que le masque est maintenant obligatoire dans les transports publics. Je me dis que c’est facile pour elle, qui ne les utilise pas. Je ne suis pas en état de débattre, ni de faire part des complications que mon masque m’a fait subir tout le début de matinée, alors je lui dis simplement que « oui, je comprends, en un certain sens, c’est déjà ça ». Mais en fait, à ce moment-là, je ne comprends absolument pas. On arrive chez elle et je lui demande où elle a une poubelle pour jeter mon masque : « dans la salle de bain ». J’en profite pour aller aux toilettes et observe mon masque dans le miroir avant de le jeter : il est bel et bien de travers. Je me prends en photo et la regarde en zoomant avec mes doigts sur l’écran du téléphone : on dirait que le masque a un défaut de fabrication… bon, au moins, ce n’était pas ma faute. Je le jette en l’attrapant par les élastiques, sans avoir le temps de savourer véritablement ce moment de délivrance, puis je me lave les mains. En retournant dans la salle principale, ma prof m’indique avoir mis du gel hydro-alcoolique à disposition mais je lui rétorque que je me suis déjà bien lavé les mains. Je lui annonce aussi qu’il faut que j’avale quelque chose car je ne pouvais pas manger dans le train à cause du masque. Elle me répond « oui, oui » sur un ton détaché en courant derrière son fils qui s’agite dans tous les sens. J’aimerais faire comme lui et qu’on me fiche la paix.
Le cours est terminé, nos mains désinfectées et nous nous dirigeons vers la voiture, toujours avec son fils, qui a largement participé à mes vocalises durant le cours ; c’était, pour ainsi dire, la compétition entre nous pour obtenir de l’attention. On s’installe dans la voiture pour retourner à la gare. On ne met pas de masque. Pendant le trajet, je ne peux pas m’empêcher de penser aux incohérences liées à ce port du masque et, en même temps, je suis plus calme qu’à l’aller et me convaincs qu’on fait au mieux. Elle me dépose et j’enfile le masque jeté à l’arrache ce matin dans mon sac, miraculeusement peu chiffonné, avant d’entrer dans le hall. Je le tiens par les élastiques des deux mains. J’identifie le côté bleu du côté blanc, me permets de toucher délicatement l’endroit où je pense avoir repéré la barre à appuyer sur le nez puis j’effectue les boucles autour de mes oreilles facilement. J’appuie fort sur la barre et tire le tissu sous mon menton. Il n’a pas l’air d’avoir de défaut de fabrication.
Une fois dans le hall, je lis sur les grands panneaux d’affichage que je dois encore prendre un bus et pense au temps perdu en comparaison des cours habituels à côté de chez moi. Il est bientôt midi ; un cours d’une heure m’a occupée toute la matinée et je ne suis pas encore rentrée, ça me déprime. Je suis les indications et arrive sur une étendue bétonnée extérieure mais couverte, prévue pour le départ de tous les bus de la ville. Cela me prend un moment pour être sûre d’attendre où il faut. Un bus arrive, bondé, tous les passagers portent leur masque en descendant, sauf un, qui le tient dans sa main et un autre qui est déjà en train de l’enlever pour le mettre dans son sac. Je me demande pourquoi il ne le jette pas à la poubelle. Trois hommes attendent maintenant près de moi ; deux sont en train de fumer, le masque sous le menton, et le troisième n’en a simplement pas de visible sur lui. Ils sont tous habillés en costard mais gardent une certaine distance entre eux. Un employé de la voirie s’approche de nous avec le masque sous son menton. Je pense, sarcastique : « c’est la mode, dis donc ». On attend. Je m’impatiente et me demande à quel moment les autres vont enfiler leur masque. Il fait un peu frais sans le soleil direct et le masque me permet d’avoir un peu chaud au visage. Un homme marche d’un bon pas avec un masque dans la main et entre dans l’un des bus, s’assied et met son masque une fois assis. Ça a l’air tellement simple quand je regarde les autres. Je me dis aussi que la limite pour savoir à quel endroit et à quel moment précis il est devenu obligatoire de porter un masque n’est pas si évidente.
Mon bus arrive enfin au loin. J’écris un texto et le temps de relever les yeux, les hommes derrière moi ont enfilé leur masque, tout noir, très classe, assorti à leur costard ; c’était ultra rapide. Ça m’énerve un peu d’avoir manqué l’observation de cet instant. Le bus se parque. Personne ne bouge. Je ne comprends pas ce qu’on attend. Je n’ai pas la patience d’attendre plus longtemps dehors, j’ai froid. Je décide de monter dans le bus et tout le monde me suit : « quelle bande de moutons », me dis-je, en réalisant assez vite que moi aussi j’ai fait le mouton pour trouver le bus ce matin. Cette fois-ci on est obligé de passer par la porte avant pour montrer notre billet au contrôleur, alors même que l’affichette nous informant que c’est interdit se trouve également placardée sur ce bus. Le contrôleur n’a pas de masque, comme celui du trajet aller ce matin : faudra quand même qu’on m’explique la logique : le ruban de signalisation qui les sépare des passagers arrête-t-il le virus ? Je m’assieds tout à l’arrière, comme à chaque fois que c’est possible. Le dernier arrêt du bus correspond à la gare de mon bourg, le trajet sera long, mais au moins je n’aurai pas besoin de changer de moyen de transport. J’enfile mes lunettes de soleil et garde mon sac sur les genoux; je le tiens serré contre moi : ça me réconforte. J’appuie le haut de ma tête contre la vitre et ferme les yeux. Je sens que je porte un masque mais c’est tout. J’ouvre les yeux et prends mon téléphone : j’envoie des messages à un ami pour lui raconter mes aventures matinales. Je regarde défiler le paysage. Je pense que je vais devoir travailler tard ce soir pour rattraper le temps. Je ferme les yeux, j’essaie de ne pas penser et je me dis que, ne pas penser, c’est difficile.
Marine Kneubühler, Université de Lausanne
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[1] Jusqu’au 7 juillet 2020, le port du masque n’avait jamais été obligatoire dans les transports publics suisses. Néanmoins, l’Office fédéral de la santé publique et les Chemins de fer fédéraux suisses l’ont recommandé aux heures de pointe et en cas de forte affluence dès la sortie du premier semi-confinement au printemps 2020 : https://www.letemps.ch/suisse/transports-publics-cassetete-deconfinement-suisse. La situation décrite constitue donc un cas où cette recommandation a été ignorée.