Autographie du port du masque, #1. Contrôle chez l’ORL 27.05.20

Cet article fait partie d’une série d’autographies réalisées par la sociologue Marine Kneubühler. Elle y restitue à la première personne son expérience relative au port du masque, éclairant ainsi diverses situations et mesures sanitaires auxquelles la pandémie a donné lieu. Il s’agit du premier article de cette série.

En Suisse, nous sommes entrés depuis le 11 mai 2020 dans une phase de déconfinement accéléré décidée par le Conseil fédéral. Le port d’un masque d’hygiène n’a jamais été obligatoire dans notre pays. L’Office fédéral de la santé publique le recommande néanmoins aux professionnels de la santé et à tous ceux qui effectuent un travail de service pour lequel la distance de deux mètres entre les personnes ne peut pas être en permanence respectée. En dehors des contextes professionnels, le port du masque est particulièrement recommandé aux personnes présentant des symptômes inquiétants qui se trouvent dans l’obligation de sortir de chez elles. Je ne suis dans aucun de ces cas et c’est tant mieux, car je redoute fortement le fait de devoir en porter et cela, pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, j’ai vu d’innombrables vidéos sur Internet qui montrent que la plupart des gens ne savent pas le porter : il existe tout un rituel de préparation pour l’enfiler et pour l’enlever, puis, il paraît qu’il ne sert à rien d’en mettre un si on se touche ensuite le visage, même pour l’ajuster. Pour être honnête, je ne suis absolument pas certaine d’être capable de respecter à la lettre toutes ces consignes. Depuis le visionnement de ces tutos, j’ai tenté de prêter une attention particulière à ces éléments et j’ai malheureusement pris conscience de la fréquence tout à fait élevée à laquelle je me touche le visage. Pour citer l’humoriste suisse Yann Marguet dans son retour exceptionnel des « Orties » sur Couleur3 pour un spécial « Le Covid » : « Qu’est-ce que ça gratte une face, quand on peut pas la toucher, putain ».

Ensuite, je suis du genre à développer des obsessions envahissantes quand une petite étiquette mal coupée d’un vêtement me gratte le bas de la nuque ; donc un masque sur ma toute petite tête à lunettes, je n’ose pas y penser. Enfin, dans le « monde d’avant » comme on dit maintenant, j’ai toujours regardé les images venues de Chine, représentant des foules d’individus dans les rues portant ces masques d’hygiène, avec beaucoup de distance mais aussi beaucoup d’anxiété. Depuis petite, des suites de plusieurs opérations lourdes et traumatisantes à l’oreille, j’ai développé une phobie des milieux hospitaliers et des médecins, une phobie dont je commence tout juste à surmonter les aléas. Ces images de foules masquées ont ainsi toujours fait poindre dans mon esprit l’idée qu’un tel quotidien serait insoutenable pour moi ; pour cette unique raison, il ne me viendrait même pas à l’idée d’aller faire du tourisme en Chine. Vivre constamment dans un bain de personnes qui rappelle la menace de la maladie et l’hôpital, ce serait pour moi l’enfer sur terre. L’odeur de désinfectant, qui est obligatoire pour les entrées et sorties de commerces, voire de tout type de lieux, constitue déjà pour moi une petite épreuve. Dieu merci, relativement peu de personnes portent des masques d’hygiène en Suisse pour l’instant ; j’en croise ici ou là, dans la rue ou dans les magasins, mais globalement ils sont restreints aux professionnels dans les contextes de santé, de soin à la personne, ou de vente. Du coup, je ne me sens pas envahie.

Mercredi 27 mai 2020, j’ai mon rendez-vous annuel chez l’ORL pour le contrôle de mon oreille, la fameuse. Je vais devoir prendre le train et me rendre dans une clinique. Les transports publics n’imposent pas non plus le port du masque en Suisse ; par exemple, les Chemins de fer fédéraux suisses exigent de respecter la désormais bien connue distance dite « sociale » et recommandent, uniquement le cas échéant, de porter un masque. Sur le moment, il me paraît raisonnable d’en mettre un, même si j’ai de la peine à expliquer complètement pourquoi. Mon rendez-vous est en plein milieu de l’après-midi, donc en-dehors des heures de pointe. J’y songe une seconde. Je me dis que c’est complètement idiot, ce n’est même pas obligatoire et cela me tracasse mais j’ai quand même envie d’essayer. Je réfléchis un peu plus : sûrement un souci de protéger les autres au cas où je serais asymptomatique ; surtout, je préfère anticiper plutôt qu’entrer dans la clinique et voir une bande d’infirmières me tomber dessus et m’obliger à en porter un de force (oui, je disais : traumatisme et phobie, mais je me soigne. Ce type d’angoisses s’est réveillé durant la pandémie, quand l’employé d’un magasin d’alimentation a attrapé brusquement mon chariot, sans me prévenir, pour le désinfecter).

Je n’ai pas acheté de masques. Par contre, j’en ai reçu dix gratuitement avec l’achat d’un nouveau téléphone : j’en ai donc chez moi à disposition, indépendamment de ma volonté. Allez, c’est décidé, je me lance. Je me lave les mains. J’ouvre l’emballage plastique regroupant les masques et j’essaie d’en saisir un uniquement par les élastiques : c’est déjà un peu la galère. Évidemment, je ne suis déjà plus totalement concentrée sur ma tâche, je me demande si les petits Chinois ont des cours pour apprendre à les mettre correctement ou si chacun fait comme il peut et ne respecte finalement pas la moitié des consignes d’hygiène. Je me rappelle que dans un tuto, une infirmière conseillait d’utiliser une brucelles pour saisir le masque par les élastiques sans les toucher ; mais, j’ai dernièrement utilisé ma brucelles pour enlever une tique d’un chien et je ne l’ai pas encore désinfectée. Trop tard, j’aurais dû y penser avant. L’un des élastiques du masque est suspendu entre mon pouce et mon index gauche pendant que je mets le reste des masques dans l’emballage plastique, puis dans mon sac, à l’aide de ma main droite. Je me demande si le fait que l’emballage ne soit plus tout à fait hermétique ne constitue pas déjà une forme de contamination possible.

Je saisis le second élastique avec la main qui sort de mon sac et je tente de mettre le masque d’un geste autour de mes oreilles. Échec cuisant. Il pendouille sur mon visage. Je ris, c’est parfaitement ridicule. Comme prévu, il est trop grand. Je le reprends par les élastiques et je réalise deux petits nœuds pour les raccourcir, ultra concentrée. En finissant de l’ajuster, je me demande si ce que je viens de faire ne compte pas déjà comme une utilisation ; les infirmières des tutos Internet disent bien qu’il ne faut surtout pas l’utiliser plus d’une fois. Si seulement elles tenaient compte des tracas des gens aux petites têtes… Tant pis, j’exagère sûrement, je le remets avec les nœuds : bingo, pile la bonne taille, petit sentiment de satisfaction. En revanche, par-dessus les lunettes, ce n’est pas terrible. Je les replace délicatement depuis les branches pour qu’elles soient placées sur le masque : malgré mes précautions, j’effleure le masque d’un côté avec mon index qui vient de toucher mes lunettes que je n’avais pas désinfectées. Je m’arrête et respire un grand coup : je les ajuste encore de sorte qu’elles bougent le moins possible afin d’éviter de devoir choisir entre ne plus rien voir pour ne pas contaminer mon masque ou voir mais réduire tous ces efforts à néant.

Je boucle mes affaires, mets mes chaussures et m’apprête à sortir de chez moi. Contre toute attente, le port de ce masque n’est en fait pas trop désagréable, beaucoup mieux qu’une étiquette qui gratte en tout cas. Je sors et marche en direction de la gare. Je croise peu de monde, personne avec des masques, très peu m’observent, je me demande si elles pensent que j’ai des symptômes et me considèrent comme menaçante. Je me dis qu’au moins, il ne viendra à l’idée de personne de m’accoster, ce qui me plaît assez. Sur le trajet à pied, je me sens en fait plutôt en sécurité avec ce masque ; entendons : protégée des interactions sociales indésirables et pas tellement pour des raisons sanitaires.

Le train arrive en gare. Il est conseillé de maintenir de grands espaces vides entre les usagers assis mais là, il est plutôt plein. Je ne trouve qu’un seul coin à quatre où il n’y a personne. Je m’installe dans le sens de la marche. Une seule personne porte un masque dans le train. Mon premier réflexe est de me dire qu’elle le porte en revenant d’un travail qui la contraint à en porter un. Elle a l’air d’avoir l’habitude. Il y a énormément de soleil, je décide alors de changer de lunettes et j’enfile mes lunettes de soleil de vue. Je regarde mon reflet en miroir dans la vitre du train. En me voyant, je me conforte dans la pensée que je suis protégée des interactions sociales indésirables. Décidément, je passe parfaitement incognito aux yeux des autres, me dis-je : ça doit être pratique pour les stars ; pour se déplacer dans l’espace public, c’est beaucoup mieux qu’un couvre-chef.

Je dois changer de train à mi-parcours. J’effectue le changement pour monter dans un petit train régional dans lequel il y a moins de monde. Comme pour le premier trajet, une seule personne porte un masque. Elle a elle aussi l’air de rentrer du boulot. J’arrive à destination. Sur le quai de la gare, je sors mon téléphone de mon sac pour consulter le GPS afin de prendre la bonne direction. J’en profite pour remettre mes lunettes de vue standard, le masque reste bien en place, ouf. Je referme mon sac et suis la direction du GPS. En chemin pour la clinique, je ne croise quasiment personne, à part des ouvriers sur un chantier. Je suis affairée à trouver mon chemin, je ne prête même pas attention au fait qu’ils portent ou non un masque ; je ressens de l’agacement envers ces travaux qui me font changer d’itinéraire. Le fait que je porte un masque est complètement en arrière-plan durant ce trajet à pied : je n’y prête aucune forme d’attention, je n’y pense même plus du tout.

Je m’approche de la clinique. Pour éviter de sentir arriver le stress de la visite médicale, je me dépêche d’entrer. L’accélération des mouvements corporels permet de contenir la résurgence de souvenirs phobiques qui n’ont rien à voir avec la situation présente. J’ai malgré tout le temps d’apercevoir devant la porte une affichette A4 apparemment faite à la va-vite, qui nous dit de rebrousser chemin si nous pensons être atteint du coronavirus : auquel cas, il faut vite rentrer à la maison et appeler le numéro affiché. Il fut un temps où j’aurais rêvé qu’on m’oblige à rebrousser chemin à l’entrée d’une clinique. J’entre. Dans le sas d’entrée, il y a un désinfectant accroché au mur. Je choisis plutôt de me désinfecter les mains avec la petite solution de gel hydro-alcoolique qui se trouve dans mon sac.

Je me rends à l’accueil, la seule assistante médicale présente est au téléphone. Je baisse les yeux et recule : j’ai dépassé la ligne qui permet de garder ses distances avec le guichet d’information. J’espère qu’elle va faire vite, je crains de sentir monter la panique mais, pour l’instant, ça va. Deux ou trois minutes passent avant qu’elle ne raccroche. Je lis en attendant une affiche collée sur le plexiglas qui protège les assistantes médicales. Cette affiche demande aux patients de se montrer compréhensifs, la surcharge de travail dû au coronavirus pouvant générer plus d’attente que d’habitude. Je jette un œil autour de moi, il y a effectivement plus de monde en attente sur les chaises aux alentours que lors de mes précédentes visites. L’assistante médicale raccroche et se dirige vers le guichet. Nous nous saluons et la première chose qu’elle me dit est la suivante : « Vous êtes-vous désinfecté les mains à l’entrée avec l’appareil ? » Je lui réponds que je me suis bien désinfecté les mains, mais avec mon propre désinfectant. Ma réponse lui convient. Je lui indique les détails de mon rendez-vous, elle effectue des vérifications sur son ordinateur et me demande si mes coordonnées sont toujours les mêmes. À la suite de cet échange, elle m’explique que je dois prendre l’ascenseur, puis suivre des lignes vertes au sol sur ma gauche qui vont m’amener à la salle d’attente, au milieu ou au fond du couloir. Je ne suis pas sûre d’avoir bien compris ; j’essaie de répéter ce qu’elle vient de dire. Elle me dit que je vais bien trouver et me laisse rejoindre l’ascenseur. Entre mon stress de la situation, le plexiglas et nos masques, il y a des interférences dans notre communication ; on s’entend mal et j’ai une peine folle à me concentrer sur autre chose que la canalisation de mes émotions trop fortes suscitées par ma présence dans la clinique. Ayant des problèmes d’audition à cause de mes opérations, j’ai aussi pris l’habitude de compenser en regardant les lèvres de mes interlocuteurs ; avec des masques, c’est évidemment impossible.

J’appelle l’ascenseur avec mon coude ; idem une fois entrée, pour lui indiquer le numéro de l’étage auquel je dois me rendre. En sortant, il y a bien des lignes vertes au sol mais elles vont dans plusieurs directions. Je me rappelle que l’assistante médicale m’a dit d’aller à gauche. J’entre dans la première salle d’attente que je vois. Il n’y a personne. Je m’installe et observe attentivement les bibliothèques disposées dans le coin en face de moi. Y ont été installées des petites lampes que j’aimerais posséder chez moi, je me demande combien elles coûtent et si c’est du mobilier IKEA. Je lis chacune des tranches de livres disposées pour me distraire. Je regarde l’heure sur mon téléphone, le médecin a cinq minutes de retard. Je continue ma lecture à distance de la bibliothèque. Dix minutes de retard. J’entends des pas dans le couloir et la voix de mon médecin. Je le vois ensuite arriver accompagné d’une vieille dame. Tous les deux portent un masque. Il lui explique que c’est là qu’elle doit attendre son médecin. Je comprends que je ne suis pas, moi non plus, dans la bonne salle d’attente et que nous avons, la petite vieille et moi, échangé nos places sans le vouloir. Il me regarde une seconde et me fait signe de la tête pour que je l’accompagne ; bien sûr, on ne se sert pas la main. En marchant en direction de la porte de son cabinet, il me dit avec humour : « Je commençais à m’inquiéter Madame Kneubühler. En arrivant dans la salle d’attente, je me suis dit que vous aviez pris un sacré coup de vieux. » J’éclate de rire. Il est drôle. Je l’aime bien. Il redouble toujours d’efforts pour que je me sente à l’aise et pour me changer les idées. Il sait que je n’aime pas les médecins et que j’ai la phobie des milieux hospitaliers. Rire, ça m’aide, il l’a bien compris.

On entre, je m’installe pour l’anamnèse pendant qu’il consulte mon dossier médical sur son ordinateur. Il me pose plusieurs questions puis nous passons au contrôle physique. Je m’installe sur la chaise médicale. Il ausculte mes oreilles, puis mon nez en baissant un peu mon masque et, enfin, il me demande de l’ôter complètement pour contrôler ma bouche et ma gorge ; sans cela, l’examen serait incomplet : pour les otorhinolaryngologues, les oreilles, le nez et la bouche, c’est un même monde. Je me rends compte que je l’avais presque oublié, ce masque. Je soulève un peu mes lunettes de la main gauche et j’enlève mon masque de la main droite par l’élastique. Je pousse un grand soupir de soulagement et sens mes épaules ainsi que le haut de mon corps se relâcher. Il réagit immédiatement et entame l’échange suivant sans mentionner verbalement de quoi il s’agit :

ORL : Vous n’imaginez même pas moi.

MK : Non, vous avez raison, j’ai beaucoup de compassion pour ceux qui sont obligés de le porter tout le temps.

ORL [il commence son examen de ma gorge] : J’en peux plus. Dès qu’un patient franchit la porte, je le baisse, je tiens pas.

J’ai sincèrement beaucoup de compassion pour lui et, en même temps, je trouve cela très bizarre de la part d’un médecin : il devrait être habitué. Pourtant, c’est vrai que, maintenant qu’il le dit, je n’ai pas le souvenir de l’avoir vu porter un masque lors de mes dernières consultations. Ça doit être un truc de chirurgien le masque, me dis-je. Il termine son contrôle en me disant que tout va très bien: on va pouvoir passer à des contrôles à la demande. Je ris et lui réponds que ce n’est pas moi qui vais insister pour le voir plus souvent. Je vois aux plis dans le coin de ses yeux qu’il sourit sous son masque.

Je me lève en tenant mon masque par l’élastique, qui pendouille au bout de mes doigts. En me dirigeant vers la porte, je plaisante en disant qu’il faudrait me faire un mot signé pour que mes proches me croient lorsque je leur annoncerai ne plus être obligée de faire des contrôles réguliers. Je lui demande : « Au cas où je n’aurais toujours rien eu à l’oreille d’ici quelques années, par exemple cinq ans, est-ce que ce ne serait quand même pas bien de faire un contrôle ? » Pendant que je parle, il ouvre la porte, je vois une poubelle et je jette mon masque. Son corps se tient à moitié derrière la porte qu’il tient ouverte d’une main. Il répond à mes questions mais je le sens pressé que je parte. Je trouve mes questions importantes, du coup, je ne me presse pas de mon côté. L’échange se termine. Il lâche la porte qui se referme lentement. Elles sont étranges, ces fins d’échange sans poignée de main. En progressant dans le couloir pour rejoindre l’ascenseur, j’entends la porte se fermer et me rappelle qu’il « tient pas » avec son masque. Il devait se réjouir de le baisser, le pauvre, et moi qui blaguait. Je culpabilise un peu. C’est bien la première fois que c’est le médecin et non moi qui n’en peut plus d’en finir avec une consultation médicale.

Marine Kneubühler, Université de Lausanne

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