Cet article fait partie d’une série d’autographies réalisées par la sociologue Marine Kneubühler. Elle y restitue à la première personne son expérience relative au port du masque, éclairant ainsi diverses situations et mesures sanitaires auxquelles la pandémie a donné lieu. Le premier article de la série est disponible ici.
Mardi 11 août 2020. La situation pandémique n’a pas bougé depuis l’instauration de l’obligation de porter le masque dans les transports publics et les commerces de certains cantons au début du mois de juillet. J’ai bien avancé dans mes rapports et, avec un collègue, nous avons prévu un rendez-vous pour faire le point sur l’avancement d’un projet de recherche commun autour d’un repas au restaurant sur le campus de l’Université. Nous avons eu des réunions cette année, mais seulement par visioconférence ou téléphone, contraints par l’obligation de télétravail. Je possède une pièce avec un bureau dans mon petit appartement ; j’ai toujours plutôt aimé travailler chez moi. Ces deux dernières années, je n’avais même pas d’autre bureau à disposition ; je l’ai bien vécu.
Néanmoins, je ne considérais pas le travail mené dans mon espace personnel comme du télétravail au sens pris par ce terme avec la pandémie. Je suis même certaine de n’avoir jamais prononcé le mot « télétravail » avant mars 2020. Le télétravail, ce n’est pas écrire au calme ; c’est transformer son bureau privé en un lieu suspendu à une connexion à distance avec ses collègues ; un lieu qui, à tout moment de la semaine, doit permettre d’assister à une réunion, de présenter son travail en cours, d’écouter une conférence, de recevoir un coup de fil professionnel. J’ai la chance de me trouver dans une situation impliquant peu de sollicitations impromptues et permettant de programmer mes entrevues à l’avance. Il reste que passer ma journée à tenir des télé-discussions me fatigue énormément. Après des réunions en coprésence, j’arrive à traiter mes e-mails ou écrire ; ça m’est très difficile après des séances en télécommunication ; j’ai besoin de longues pauses sans écran. De plus, la limite qui séparait les activités tenues respectivement dans mon bureau privé et à l’extérieur a complètement sauté : la gestion de mon temps et de mon espace s’en est trouvée affectée.
C’est une charge mentale pour moi de penser à être présentable dans mon cocon ou à anticiper des détails d’intendance, tels que, par exemple, ne pas suspendre une lessive dans le bureau pour éviter que des sous-vêtements constituent l’arrière-fond de mon cadre d’apparition. Un jour, j’ai été en retard à une réunion parce que je n’y avais pas fait attention avant d’allumer ma webcam. Par ailleurs, je me demande sans cesse si je ne passe pas à côté de quelque chose : tous les colloques ou séminaires de recherche diffusés par Zoom depuis les quatre coins de la planète sont autant d’opportunités que je rate à répétition. J’en suis arrivée à la conclusion que, l’interconnexion généralisée, sans limite dans l’univers des possibles, ce n’est pas humain.
Aujourd’hui, je m’apprête à faire un aller-retour en train pour une seule réunion ; mais les désagréments me paraissent insignifiants au regard des bienfaits d’un échange en face-à-face sans technologie interposée. Si l’opportunité se présente, j’ai décidé d’organiser tous mes rendez-vous en dehors de mon ordinateur. Ce n’est pas compliqué : durant l’été, les réunions sont rares et aucun collègue n’a l’air d’envisager sérieusement une réunion Zoom s’il est possible de faire autrement. En plus, le beau temps est bien installé en ce mois d’août ; nous avons prévu de manger en terrasse, je me réjouis. J’ai bien vérifié par message la volonté de mon collègue de rester dehors ; autrement, j’aurais dû envoyer un e-mail à une secrétaire pour l’informer de ma présence dans le bâtiment : elle est chargée de « tracer les contacts », donc les allées-venues des personnes de mon Institut sur le campus.
J’ai fini de travailler vers 23h hier mais j’ai pu dormir plus tard qu’à l’accoutumée ce matin, pelotonnée avec Ernest qui se rétablit gentiment. Je me sens calme. Pour une fois, ma préparation s’est faite sans stress et sans encombre : une petite prouesse qui m’a mise de bonne humeur. L’enveloppe laissée dans mon meuble à l’entrée ne contenait plus qu’un seul masque : je dois en acheter en dépit de mes fantasmes. J’ai décidé de partir trente minutes en avance pour effectuer cet achat au petit magasin de la gare. L’autre jour, j’y ai vu des boîtes de dix masques, exhibées sur le comptoir, tel le nouveau produit phare à la mode. Dans la mesure où ils ne sont pas obligatoires dans les commerces de mon canton, je n’aurai pas besoin de mettre un masque pour en acheter. J’ai placé dans mon sac à dos l’enveloppe contenant le dernier masque ainsi que l’emballage plastique éventré et vide, gardé pour mon enquête sans trop savoir exactement pourquoi ; pour le reste, je n’ai pris avec moi que le strict nécessaire. J’ai pu marcher tranquillement en rêvassant et profitant du soleil.
J’arrive à la gare. Les gens et les trains sont bel et bien présents, contrairement à dimanche dernier ; en revanche, le petit magasin est fermé pour cause d’inventaire. Damn. Bon, pas grave, j’en trouverai à Lausanne ; ce sera l’occasion de faire des observations. Je vais acheter un billet sur la machine se trouvant sur le quai puis m’asseoir un peu plus loin sur un banc en pierre, au soleil, pour mettre mon masque. J’ai du temps, ce sera tout ça de fait. Je pose mon sac à dos à côté de moi et l’ouvre. D’abord, je prends un mouchoir et me mouche bien fort. Je vais directement le jeter dans la poubelle en face de moi. En revenant m’asseoir, je repense au sketch « Le Covid » de Yann Marguet sur Couleur3 dans lequel il dit que, au début de la crise, on nous demandait de mettre « nos mouchoirs dans un container fermé » et que « personne n’a fait ça ». Je ris doucement et me demande s’il existe même des containers fermés disponibles dans l’espace public.
De retour sur le banc, je saisis ma petite bouteille de désinfectant ; j’en mets une bonne giclée dans une paume, remets le flacon dans le sac et prends le temps de me frotter consciencieusement les mains : entre les doigts, autour des ongles, jusqu’aux poignets. J’entrouvre l’enveloppe à l’intérieur du sac et saisis l’unique masque restant par un élastique. J’attrape au vol l’autre élastique et place le masque aisément contre mon visage en faisant une boucle avec les élastiques autour de mes oreilles. J’ajuste le masque du bout des doigts depuis les côtés afin qu’il soit bien positionné. Je soulève mes lunettes de la main gauche et appuie sur la partie dure au-dessus du nez avec mon pouce et mon index droits en insistant bien sur le haut des joues. Je redépose mes lunettes et, enfin, étire la partie inférieure du masque pour couvrir mon menton.
Trop facile : je deviens une pro ! Je ressens de la fierté. Je pense à mes premiers essais, à mes galères, à mes erreurs. Je suis rassurée : je progresse dans la maîtrise du geste ; je commençais à me désespérer. Soudainement, je me souviens avoir eu les cheveux détachés dimanche, comme la fois où je suis allée à un cours de chant ; cette fois-là, j’avais même les cheveux encore mouillés après la douche. Ces deux occurrences constituent mes plus mauvais souvenirs du port du masque. Aujourd’hui, je porte un chignon serré sur le sommet du crâne et je n’ai pas mis de boucles d’oreilles : tout me paraît plus simple ainsi. J’essaie d’imprimer ce constat dans ma mémoire pour bien faire attention à ces éléments la prochaine fois et m’éviter des complications.
Assise sur le banc en pierre, je remballe mes affaires puis fais une pause. Je m’interroge en regardant les rails du train : j’arrive parfaitement bien à me replonger dans la situation de dimanche dernier, quand j’avais les cheveux sur les épaules alors même que, sur le moment, ils étaient tout à fait absents de mon champ de conscience. Je prends mon téléphone et, dans mes notes autographiques, je ne mentionne effectivement pas mes cheveux : j’étais obnubilée par la chaleur de mon souffle et la transpiration sur mon visage ; comme si tout mon être était réduit à cette chaleur sous mon masque. Le fonctionnement de la conscience me fascine. Je ferme la petite poche avant de mon sac et le mets sur mon dos ; je garde mon téléphone dans la main et me lève pour regarder attentivement si les autres personnes sur le quai ont, elles aussi, déjà enfilé leur masque.
Je marche le long du quai et j’observe tout un florilège de comportements différenciés : une femme porte son masque chirurgical avec les deux élastiques autour de son poignet, comme un bracelet, tandis qu’elle tapote sur son téléphone. Plus loin, une dame l’a aussi accroché autour du poignet, mais avec un seul élastique ; il pendouille au bout de son bras alors qu’elle remet ses cheveux derrière l’oreille. Deux personnes, manifestement en couple, la cinquantaine, lunettes de soleil et sacs au dos, tripotent leur masque du bout des doigts en discutant, tels deux écureuils tenant chacun une noisette. La majorité des gens n’ont aucun masque visible sur eux. Une seule personne le porte déjà comme moi : un jeune assis sur un banc métallique, les yeux rivés sur son téléphone.
À côté de lui, un monsieur porte un masque, mais baissé juste au-dessous de sa bouche ; ses lèvres forment une demi-lune, les pointes tournées contre le sol, comme s’il était figé dans une expression de mécontentement permanent que le masque ne l’empêcherait pas d’exhiber. Je pense à une collègue qui m’avait suggérée de dresser une typologie des ports du masque avec les différents styles rencontrés ; ça m’amuserait beaucoup de le faire. Je pense à ces memes humoristiques d’animaux qui circulent sur les réseaux sociaux, des chiens souvent, scindés en quatre cases montrant les bonnes et mauvaises manières de porter le masque. Sur mon quai, il manque celui ou celle avec le masque qui pendouille à une oreille par l’élastique ; il m’est arrivé d’en croiser dans la rue qui le porte de cette façon.

Je note ces observations sur mon téléphone mais la réception d’un message m’interrompt : j’y réponds directement. Une voix annonce dans les haut-parleurs l’arrivée du train en gare. J’ai à peine le temps de lever les yeux que la moitié des personnes sur le quai ont déjà mis leur masque sur le visage. L’autre moitié s’exécute au moment d’apercevoir le train au loin. Avec de légers décalages, une certaine synchronie dans l’exécution du geste devient tangible : je suis impressionnée. Le train s’arrête : le son suraigu et grinçant des freins sur les rails me crispe et me sort de mon attitude d’observatrice. Je m’avance vers la porte la plus proche sans trop me précipiter pour veiller à maintenir une distance avec les autres passagers ; je sens qu’ils y prennent garde également : on lance des regards autour de soi, on avance avec précaution. Plusieurs files se forment devant les portes de façon fluide et organisée, laissant un passage à distance pour les personnes qui descendent du train. Je suis surprise d’une telle organisation, plutôt agréable. Elle me rappelle mon année passée à Copenhague, où cette discipline est ordinaire : chaque fois que je revenais en Suisse, je trouvais la montée dans les trains et les métros désorganisée en comparaison.
J’arrive de manière oblique dans une file. Les portes du train s’ouvrent, personne ne descend, la file se met alors en mouvement ; deux adolescents me font signe de passer devant eux, j’avance et monte dans le train. En progressant dans l’allée, je me sens confortable avec mon masque. J’ai la sensation d’une légère asymétrie entre la gauche et la droite mais pas d’oppression ; il ne me gratte pas, ne glisse pas, ne me tient pas chaud : ça va. Je prends une place au deuxième étage du train, moins rempli, après avoir parcouru plusieurs wagons. Je ne vois personne depuis cet emplacement. Durant tout le trajet, je mets des notes autographiques au propre sur mon téléphone, réponds à des messages, des e-mails et scrolle sur mes réseaux sociaux. De temps en temps, je jette un œil par la fenêtre, où défile un paysage ensoleillé. Je me sens calme, je pense peu au masque que je porte ; quand j’y pense, je le sens contre mon visage, simplement.
La conductrice annonce notre arrivée en gare de Lausanne. Je regarde l’heure sur mon téléphone : on arrive dans quatre minutes. Je me lève sans trop attendre, avec mon téléphone toujours dans la main, et descends les quelques marches me permettant d’atteindre l’étage inférieur du train. J’évite de m’agripper aux barres d’appui métalliques de l’escalier : je ne suis pas au clair sur la possibilité d’attraper le virus ou non par le contact avec certaines surfaces ; dans le doute, je préfère ne rien toucher. Je dois me concentrer pour garder l’équilibre ; je pense à mon centre de gravité en maintenant les genoux pliés. À ma gauche, j’aperçois un grand panneau rectangulaire rouge avec des petites croix suisses. Curieuse, je m’arrête au milieu des marches et m’adosse contre la barre métallique opposée à cette affiche que j’examine, ballotée par les secousses du train.
C’est une campagne de la Confédération, comme celle de l’Office fédéral de la santé publique, spécifique aux Chemins de fer fédéraux (CFF). Je reconnais le pictogramme avec l’horloge des gares suisses et les deux flèches dans un rectangle aperçu sur un panneau publicitaire télévisé en attendant le métro ; sans autre information disponible que l’image, je n’avais alors pas saisi sa signification. Cette fois-ci, on peut y lire des légendes, en allemand : « Billett online kaufen. » J’avais raison. C’est bien une chose que je fais faux : je n’achète pas mes billets en ligne ; je n’arrive pas à installer l’application des CFF sur mon téléphone. Je prends une photo en tentant de ne pas perdre l’équilibre.

Je ne sais pas ce que veut dire « Stosszeiten vermeiden », mais ça doit signifier « éviter les heures de pointe » : l’horloge montre dix-sept heures et il y a plein de petites têtes l’une sur l’autre sur l’image. Je termine de descendre les marches de l’escalier en me demandant comment les gens s’organisent pour respecter cette consigne ; je me dis aussi que si tout le monde décale ses horaires de la même manière, on va bêtement décaler les heures de pointe. J’essaie de me rappeler du mot heure de pointe en allemand : Stessieten ? Stesszieten ? Je ne sais plus, je ne suis pas douée en allemand : j’ai bien fait de prendre la photo.
Le train arrive à destination. Je suis seule à descendre à cet endroit : j’ai traversé plusieurs wagons en cherchant une place sans vraiment m’en rendre compte. Un pied sur le quai, la plupart des passagers s’empressent d’enlever leur masque ou de le baisser sous le menton. Je ne touche pas au mien et marche d’un pas soutenu pour rejoindre le hall principal de la gare. Je réfléchis au premier endroit où aller pour trouver des masques : le kiosque ? le supermarché ? la pharmacie ? Étant donné l’obligation du port du masque et la publicité que font les commerces qui en possèdent, je pense que ma quête ne va pas être trop ardue. Tout à coup, je pense à la vignette d’une étudiante sur Co-vies20 qui raconte sa difficulté à trouver des masques au début de la pandémie. Je ressens une montée de stress allant de mon ventre à ma poitrine : aïe, j’espère que je ne m’y prends pas trop à la dernière minute. Je m’auto-flagelle : j’aurais dû en acheter avec plus d’anticipation, même quand c’était seulement recommandé, au cas où. Je soupire ; je me suis enfermée dans mes fantasmes en m’imaginant que l’obligation des masques pourrait s’arrêter du jour au lendemain : quelle idiote. Les pensées s’enchaînent vite dans ma tête. Je tente de me raisonner en me rappelant que le masque était déconseillé dans l’espace public quand il y avait des ruptures de stock ; ce n’est clairement plus le cas depuis l’obligation. Cette pensée n’a pas tout à fait l’effet escompté ; elle ne me calme pas, elle m’énerve : comment peut-on passer du tout au tout dans les discours officiels en s’imaginant que les gens ne vont pas remarquer les dissonances ? C’est fou quand même.
J’arrive devant le kiosque dans le hall de la gare ; j’aperçois peu de monde à travers les portes vitrées : j’entre. Une vendeuse arrange des produits dans les rayons. Une autre vendeuse discute avec une dame au fond du magasin ; elle a laissé sa valise au pied du comptoir qui présente un nombre hallucinant de produits divers et variés de toutes les couleurs et toutes les textures : journaux, chocolats, tickets à gratter, cigarettes, bonbons, clés USB, écouteurs, etc. J’ai de la peine à focaliser mon attention. Une pancarte rouge est posée sur le présentoir où se trouvent les tickets de loterie. Elle comprend un émoticône jaune avec les yeux fermés portant un masque. Il y est inscrit en blanc : « Un masque ? Absolument ! » Sous l’émoticône à l’expression masquée, une demande est formulée : « Veuillez tenir compte du port obligatoire du masque lorsque vous effectuez vos achats. » Une autre pancarte posée juste à côté fait la pub d’un ticket à gratter : « Nouvel horizon, Paradise, 200’000.- ». J’ai bien tenu compte du port obligatoire du masque mais j’ignore encore si je vais pouvoir acheter des masques ici. Par contre, je sais que Brigitte Bardot, un matou sur l’épaule à la une de Point de vue, trouve que « La célébrité, c’est pesant, mais c’est un énorme atout. »
La cliente et la vendeuse reviennent vers le comptoir, chacune de son côté, et procèdent à une transaction. Je lis les gros titres des journaux exposés en attendant : très peu renvoient à la pandémie. La cliente ne s’arrête pas de parler. Elle fait des grands gestes avec ses bras en racontant toute une histoire à propos de son fils : je me demande bien ce qu’elle raconte, je n’y comprends rien. Je m’impatiente. Elle esquisse un mouvement de départ mais peine à tirer sur le manche de sa valise. La vendeuse la regarde et semble aussi impatiente que moi. Enfin, la dame parvient à débloquer le manche de sa valise et s’en va : j’attends qu’elle soit complètement sortie pour m’avancer vers le comptoir, distance oblige. Elle est sortie. Je m’avance. Il n’y a pas de plexiglas mais le comptoir est très haut : j’entrevois à peine la vendeuse masquée entre la pancarte émoticône et la pancarte « Paradise ». Je lui dis bonjour. Elle me fixe, muette, de longues secondes. Je répète beaucoup plus fort : Bonjour ! Rien. En même temps, je ne vois pas sa bouche, peut-être que je ne l’entends pas. Je formule ma demande pour voir :
MK : | Est-ce que vous vendez des masques par hasard ? |
Vendeuse : | Oui, mais seulement des paquets de dix. Elle se met à fouiller dans des tiroirs sous le comptoir en face d’elle. |
MK : | Ok. |
Je l’entends distinctement. Elle ne voulait juste pas me saluer… Elle me montre la boîte de masques en levant le bras au-dessus des pancartes. Je reconnais la boîte ; c’est la même que celle que je pensais acheter ce matin. J’effectue un geste d’approbation de la tête. Elle tipe la boîte avec son appareil et me montre le prix affiché sur sa machine en la tournant vers moi : 4, 90. Je prends ma carte se trouvant dans la pochette de mon téléphone et la lui montre pour signifier que je vais payer par carte ; sans rien dire, comme elle.
Vendeuse : | Je ne peux pas prendre la carte en dessous de 10 francs. |
Je souffle en me réjouissant de porter le masque qui cache mon agacement ; j’aimerais lui tirer la langue. Je baisse la tête et prends deux barres de chocolat que je mets sur le comptoir. Je ne dis rien. Elle les tipe. Je paie par carte, mets les achats dans mon sac et m’en vais, sans dire au revoir. L’autre cliente a dû épuiser le stock de mots disponibles de la vendeuse pour la journée. Je me dis que j’aurais peut-être dû acheter une autre boîte de masques plutôt que des chocolats sans réfléchir. Je marche en direction du métro. Je me surprends à nouveau en train de souhaiter, en mon for intérieur, ne plus avoir à acheter de masques de ma vie : fantasme, quand tu nous tiens… Je pense que c’est pour cette raison que j’ai pris des chocolats. Puis j’aurais dû acheter trois boîtes, parce que deux fois 4, 90, ça ne fait même pas 10 francs. Je ne suis pas prête à faire des réserves de masques.
Arrivée vers le quai de métro, tout le monde est masqué ou quasi-masqué, c’est-à-dire avec le masque sous le menton. Je passe devant les machines à billet où se tient une dame qui tousse fort : je sursaute et m’éloigne immédiatement, suivant une pulsion d’évitement. Son masque se trouve dans sa main, comme si elle tenait un petit chiffon : une vague de colère me traverse. Je passe rapidement à autre chose en descendant les escaliers qui mènent au quai. Il y a suffisamment peu de monde pour tenir ses distances. J’achète un billet via mon téléphone par texto. En fin de compte, je ne fais pas complètement tout faux avec les achats de billets, me dis-je. Je reçois la confirmation et lève les yeux. Une femme s’approche de moi avec son masque baissé sous le menton : elle boite légèrement et me trouble ; je n’identifie pas tout de suite pourquoi. Son pantalon est troué mais je la trouve plutôt bien habillée. Son maquillage flashy cache des yeux ternes et fuyants. Elle m’accoste : « Salut, je m’appelle Danielle, je suis SDF, j’aurais besoin d’un peu de sous pour m’acheter à manger. » J’ai tiré une leçon de ma dernière interaction du genre, très éprouvante : j’ai pris un porte-monnaie contenant quelques pièces. Je vais le chercher dans mon sac en la prévenant que je ne sais pas combien j’ai exactement sur moi. J’ouvre le porte-monnaie et lui tends mes deux plus grosses pièces : deux fois deux francs. Elle me remercie et quitte rapidement le quai du métro, en n’interpellant personne d’autre. Je pense au SDF rencontré dans le train la dernière fois à qui je n’avais pas réussi à parler.
Le métro arrive : on monte, on ne s’approche pas les uns des autres. Je m’appuie contre un dossier sur le côté de l’entrée : je descends au prochain arrêt. Je me demande ce qu’est devenu le SDF : je sens une grande tristesse. J’aurais aimé lui donner ces pièces-là à lui. On arrive déjà, je descends : il y a beaucoup plus de monde à cet arrêt ; c’est une station importante au cœur de la ville. Une foule de gens masqués fourmille en plusieurs directions : les distances ne sont plus respectées. Je me dirige d’un bon pas vers un escalier roulant menant à l’arrêt du prochain métro à prendre. Je laisse deux marches de distance entre moi et un homme en costard qui enlève son masque en tissu et le place discrètement dans la poche avant de son pantalon. Je descends de l’escalator et me dirige vers mon arrêt. Un jeune sans masque se dirige vers moi et me dit qu’il veut me poser une question. Je ne m’arrête pas en lui disant que je dois prendre le métro et le lui montre en tendant le bras ; par chance, la rame de métro est en train d’attendre ses passagers. Je file. Je pense que c’est un arnaqueur ; j’ai déjà failli me faire avoir exactement à cet endroit.
Je monte dans le métro et m’assieds à ma place préférée, encore libre : celle qui n’a pas de siège, ni à côté, ni en vis-à-vis. Le métro démarre. Une voix automatique annonce que le port du masque est obligatoire dans les transports publics. Je note sur mon téléphone mes observations depuis ma descente du train. Au premier arrêt, des travaux me vrillent les oreilles ; je suis obligée de les maintenir fermées très fort jusqu’au moment de redémarrer. Je continue à inscrire mes notes jusqu’à l’arrivée. Sur le quai, je m’arrête vers une poubelle pour jeter mon masque en l’ôtant par l’élastique. Au fond de la poubelle, j’aperçois seulement quelques masques.
Je me souviens qu’une collègue m’avait confié sa surprise de ne pas trouver des poubelles débordantes de masques à la sortie des transports : ce qui impliquerait que les gens ne les jettent pas après le premier usage, comme l’exigent les consignes officielles. Je marche sur l’allée du campus en pensant à ma maman : elle ne les jette pas à chaque fois, parce que ça lui coûterait trop cher. Je pense à l’environnement et aux déchets générés par tous ces masques. Tout compte fait, les masques en tissu coloré de ma maman ne sont pas une mauvaise solution. Après tout, les pratiques en décalage avec les recommandations officielles n’ont pas l’air de créer à elles seules une recrudescence monumentale des cas.
Marine Kneubühler, Université de Lausanne
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