Autographie du port du masque #9. Mésusages 17.08.20

Cet article fait partie d’une série d’autographies réalisées par la sociologue Marine Kneubühler. Elle y restitue à la première personne son expérience relative au port du masque, éclairant ainsi diverses situations et mesures sanitaires auxquelles la pandémie a donné lieu. Le premier article de la série est disponible ici.

Le lendemain de ma dernière aventure masquée, le 12 août 2020, le Conseil fédéral a donné une nouvelle conférence de presse ; ce n’était plus arrivé depuis le 1er juillet, quand l’obligation du port du masque dans les transports publics avait été prononcée. Thomas Wiesel, qui produit des memes humoristiques en guise de compte rendu de toutes les conférences de presse depuis le début de la pandémie, a introduit la nouvelle collection sur Facebook par ce commentaire : « On avait presque perdu l’habitude : conférence de presse ! » Il a raison[1]. J’ajouterais que cette habitude ne nous a pas manquée. En résumé, la fin de l’interdiction des rassemblements de plus de mille personnes était prévue pour la fin du mois d’août et le Conseil fédéral a décidé de prolonger l’interdiction jusqu’à la fin du mois de septembre. Les conseillers fédéraux se donnent plus de temps pour élaborer des conditions à la tenue des grands rassemblements : ils souhaitent « éviter les événements avec des super-contaminateurs ». Des super-contaminateurs…

En entendant le terme, j’ai immédiatement pensé à cette émission de France Culture qui présentait des recherches selon lesquelles il valait mieux parler de « situation de super-propagation » ; mettre l’accent sur les situations plutôt que les personnes me paraît plus approprié, surtout sans aucune certitude sur l’identification possible, voire sur l’existence même de ces « super-contaminateurs ». La formulation d’Alain Berset me fait penser que les conseillers fédéraux n’assument pas de dire publiquement que les grands rassemblements sont encore problématiques pour la gestion des contaminations, point. Ils rendent aussi le masque obligatoire dans les avions. L’information principale donnée par la Présidente de la Confédération : « Le virus est toujours là ». Sans blague ?

En somme, aucun chamboulement dans le quotidien en perspective mais l’inquiétude de l’arrivée probable d’une deuxième vague est palpable ; la deuxième vague, c’est comme une ombre qui plane sur tout ce qui s’est mis en place depuis le déconfinement. On la voit arriver mais on ne sait pas très bien quand l’orage va éclater ; on continue malgré tout, comme si on se trouvait déjà du bon côté de la crise ; le Conseil fédéral colmate certains espaces à risque avec des obligations de porter le masque et s’agrippe aux dernières restrictions encore en vigueur.

À mon échelle, l’ombre menaçante de la deuxième vague s’est doublée d’une ombre épaisse autour de mon chat Ernest : il fait une grosse rechute alors que cela ne fait même pas deux semaines qu’il a reçu des injections de cortisone et d’antibiotiques. Je suis profondément inquiète. Vendredi 14 août, j’ai pris un rendez-vous chez la vétérinaire pour le lundi 17 : on va lancer la batterie de tests dont elle me parlait le 3 août dernier. Je vais devoir le laisser seul une demi-journée ; ils vont l’anesthésier : ce sera une grande épreuve pour lui ; ça l’est déjà pour moi. J’essaie de ne pas trop y penser mais mon moral en est affecté. J’ai avancé dans mon week-end, poursuivie par un nuage noir au-dessus de la tête.

On est dimanche soir, 16 août 2020, 19h27, je décide de regarder le téléjournal de 19h30 pour évaluer à quelle distance se tient la deuxième vague de la Suisse. J’ai besoin de m’occuper de ces ombres ; autant me focaliser sur celle qui me donne du travail. J’ouvre mon ordinateur et me connecte à la diffusion en direct de la première chaîne de la Radio Télévision Suisse. Pile à l’heure, le jingle est lancé. La journaliste s’adresse aux téléspectateurs pour présenter l’édition du soir :

« Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenu dans cette édition. Une rentrée sous haute vigilance demain dans trois cantons romands, nous verrons que les préparatifs ne sont pas toujours simples pour accueillir en toute sécurité les septante mille élèves attendus. »

« Et alors que la crainte d’une deuxième vague préoccupe toujours plus nos autorités sanitaires, une étude prétend que le traçage devrait commencer non pas deux mais cinq jours avant l’apparition des premiers symptômes. Laurent Kaiser, vous êtes chef des maladies infectieuses aux Hôpitaux Universitaires de Genève. Vous réagirez à cette nouvelle étude. »

Je trouve drôle qu’elle l’ait présenté en « chef des maladies infectieuses » ; je l’imagine tenir des réunions à l’hôpital avec des petits virus autour d’une table, représentant chacun une maladie ; et le coronavirus, au fond de la salle, qui le nargue en faisant l’insolent. Après un reportage sur la préparation des enseignants à une rentrée avec port du masque et respect des « gestes barrières », la journaliste s’adresse à l’expert pour le faire réagir sur la difficulté que pourraient rencontrer les enseignants pour « maintenir la discipline auprès des élèves ». Selon l’expert, on doit s’attendre à ce que ce soit « imparfait » mais pas « inefficace » pour autant, l’important étant de « contrôler au maximum la transmission ».

Je me demande où se situe la limite qui ferait basculer l’imparfait dans le hors contrôle ; j’aurais besoin de précisions pratiques ; par exemple, mettre le même masque deux fois, est-ce imparfait ou inacceptable ? Au moins, il est rassurant ; j’entends dans ces propos une impossibilité de respecter parfaitement les mesures ; pas seulement pour les élèves mais pour « tout le monde », il insiste. La journaliste lui demande comment informer sans inquiéter. La fin de sa réponse : « il y a un travail de fond, de communication pour rendre un peu plus léger cette histoire de coronavirus qui finit par peser sur tout le monde et de vraiment bien faire comprendre que c’est pour le bien de la société qu’on réagit de cette façon ».

Tout dans cette phrase me gêne et m’irrite. L’expression histoire de coronavirus sonne comme une relativisation excessive ; comme si les conséquences pratiques et existentielles des mesures sanitaires sur nos vies, en réaction à un nombre de malades et de morts ne diminuant pas, pouvaient magiquement être apaisées par des mots plus légers. L’expression me paraît aussi en décalage avec le besoin de faire comprendre que l’on réagit pour le bien de la société : sous-entendu, la compréhension des prises de décision des autorités sanitaires n’est pas une évidence pour tout le monde ; or il est important de prendre ces réactions au sérieux, autrement dit, de ne pas les prendre à la légère, précisément.

On ne sait même pas encore si le respect des règles va constituer un réel problème à la rentrée et on soupçonne déjà une mauvaise compréhension des enjeux. En même temps, le seul argument amené est celui d’une réaction pour le bien de la société, sans plus de précisions. Aussi, Laurent Kaiser s’exprime comme si on et la société étaient deux choses facilement distinguables. Si on n’est pas la société, pour quelle raison essaierait-on de la sauver exactement ? Durant le semi-confinement, beaucoup rêvait d’un « monde d’après », avec une nouvelle société, meilleure, plus belle ; comme si l’arrêt avait fait voir, ou du moins avec plus d’acuité qu’auparavant, que la société ne correspondait plus à la vie collective qui était véritablement désirée, sinon nécessaire. Depuis le déconfinement, la société dont on parle s’est réduite à une espèce de bien absolu et parfait qu’on aurait toujours vénéré et qu’il faudrait préserver coûte que coûte à coup de mesures sanitaires, pour son bien à elle.

Cette réponse de Laurent Kaiser me fait décrocher ; je note mes réactions pour les extérioriser. J’entends vaguement que la journaliste a lancé un reportage sur cette nouvelle étude montrant une contagiosité précoce qui remet en cause la méthode actuelle de traçage des autorités. Il faudrait retracer les contacts des malades sur cinq jours, non pas deux, comme on le fait actuellement. La journaliste interroge ensuite Laurent Kaiser sur la faisabilité de cette étude et sur l’augmentation des personnes en quarantaine qu’elle implique, qui sont déjà plus de vingt mille en Suisse.

Il dit que ces cinq jours se situent « sur un plan théorique ». Chercher à préciser exactement le départ de la contagiosité relève selon lui d’une « bagarre d’experts » qui manque l’objectif de la santé publique. Son propos n’est pas super clair mais je comprends qu’il s’agit de ne pas perdre du temps avec les exceptions. L’objectif n’est pas d’« empêcher toutes les transmissions » mais d’éviter « un seuil qui n’est plus gérable pour la société » ; encore elle. Il explique que « si on continue à une cinquantaine de nouveaux cas par jours », les hôpitaux à Genève atteindront « des limites qui vont nécessiter des mesures supplémentaires ». J’écoute avec distance en essayant de capter uniquement les informations principales pour les résumer ; je n’ai pas envie de m’énerver. Puis la journaliste me fait raccrocher :

Journaliste : Laurent Kaiser très rapidement peut-être vous faire réagir aussi à une nouvelle qui vient de tomber. C’est l’Italie qui rend le port du masque obligatoire le soir dans les lieux publics. On le voit en France également. Est-ce que c’est une mesure efficace ? Est-ce qu’on va bientôt voir ça en Suisse ?
L. Kaiser : Alors le masque à l’extérieur c’est certainement pas là qu’il est le plus utile. Cependant, quand on voit la densité de personnes dans certaines situations, on peut imaginer qu’il y ait une certaine utilité. De nouveau c’est aussi un rappel aux personnes : faites attention ! Et puis ça sécurise aussi peut-être des personnes fragiles de pouvoir sortir. Mais en soi il est clair que c’est pas là que le masque est le plus utile mais on comprend pourquoi on prend ces types de mesure.
Journaliste : Très bien, merci beaucoup. La distanciation sociale, le masque, on aura compris des règles avec lesquelles il va falloir faire notre rentrée. Très bonne soirée.
L. Kaiser : Et l’hygiène des mains.
Journaliste : Et l’hygiène des mains bien sûr. Très bonne soirée Monsieur Kaiser.

L’expert est certain d’une efficacité limitée du masque à l’extérieur mais on, lui inclus manifestement, comprend pourquoi on prend ces types de mesure ; contrairement à nous ? Je rêve ; en fait, ce qui doit être compris, c’est qu’il faut faire attention, et le masque serait un moyen indirect pour nous le faire comprendre ? Non mais au secours. La journaliste a essayé de s’intégrer avec les téléspectateurs dans le on qui aura compris les règles, mais elle n’est pas une si bonne élève : elle a oublié une mesure, que Monsieur Kaiser lui rappelle. Agacée, je me dis qu’il ferait mieux, en tant que chef des maladies infectieuses, de remettre en place ses petits virus plutôt que la journaliste. Je coupe le TJ ; je me sens dans la provocation non constructive et pas dans l’analyse.

En fermant mon ordinateur, je réalise que voir arriver le masque dans tous les espaces publics me fait peur ; je ne me sens pas la force de vivre avec un masque pour chacune de mes sorties. J’ai peur que ces fluctuations dans les mesures sanitaires, sur lesquelles les experts eux-mêmes se bataillent, ne s’arrêtent jamais. Mon fantasme de voir disparaître le port du masque de ma vie s’en est allé et a fait place à une peur de ne pas tenir, parce que je suis fatiguée. Je ne me sens pas seule dans cet état de fatigue. Il est peut-être là le problème : dans l’émotion, dans la fatigue, pas dans une compréhension intellectualisée des décisions. J’ai beau comprendre l’essentiel de ce qu’il dit, je suis fatiguée de ces décisions à la chaîne qui sont censées médier notre attention – « faites attention ! » – pour assurer un minimal statistique dans la gestion des contaminations. Est-ce que la société tiendra encore si elle n’est composée que de gens épuisés ? Qu’est-ce que ça changera si on comprend qu’on réagit pour son bien à elle, si ce n’est pas pour notre bien à nous ? La distinction me paraît absurde, définitivement. Ernest fait un doux miaulement et vient se lover entre mes jambes en tailleur. Je le câline en retour, essayant de ne pas penser à demain. J’ai un pincement au cœur. Demain, c’est loin.

Dimanche 17 août 2020. Je me suis réveillée plombée ; j’ai l’impression que le nuage noir qui m’a suivi tout le week-end a finalement réussi à prendre possession de mon corps pendant la nuit. Ernest doit le sentir, il est tout agité et, contrairement à la dernière fois, il n’a pas du tout été coopératif pour entrer dans son sac de transport. Je me sens dissociée, enfermée dans ma tête et déconnectée de mes émotions, comme habitée par un sentiment diffus d’abattement, à la fois indistinct et totalisant. J’ai beaucoup de mal à me focaliser sur mes gestes. La liste des activités programmées pour la demi-journée tourne en boucle dans ma tête ; j’ai essayé de la remplir au maximum pour ne pas trop tourner en rond en attendant de récupérer mon chat.

J’ai organisé un covoiturage avec mon ami Colin[2] qui doit aussi se rendre en ville. J’enfile une veste et des chaussures nonchalamment et prends mon sac à dos tel quel, sans vérifier ce qu’il contient. Je suis presque sûre que je ne l’ai pas vidé depuis que j’ai acheté ma nouvelle boîte de masques à la gare de Lausanne. J’enfile les lanières du sac de transport d’Ernest pour le porter devant moi, attrape les clés sur le petit meuble à l’entrée et sors de chez moi. Ernest miaule. Nous attendons Colin quelques minutes devant l’immeuble. J’ai trop chaud avec ma veste. Ernest n’arrête pas de miauler. Ses miaulements sont de plus en plus aigus ; ils me tapent déjà sur le système.

Colin arrive. J’ouvre l’une des portières à l’arrière, salue mon ami et installe le sac d’Ernest en l’attachant à la ceinture de sécurité. Une fois l’opération réalisée, je balance mon sac à dos plus loin sur le siège ainsi que ma veste et mon pull ; à croire que je me sentais en plein hiver en m’habillant ce matin. Je vais m’asseoir à l’avant de la voiture et Colin démarre sans attendre. Le voyage est pénible : Ernest ne miaule plus ; il hurle, non-stop. Nous espérons qu’il va se fatiguer à la longue. Je passe l’entier du voyage la tête dans une main, le coude appuyé contre le bord de la vitre, en attendant d’arriver enfin. Colin a mis de la musique pour essayer de calmer l’ambiance. La musique couvre surtout les lamentations d’Ernest qui perdurent ; l’atmosphère est tendue.

Quand la voiture s’arrête devant le cabinet, je suis une boule de nerf et de stress ; laisser Ernest me pétrifie. Colin me rassure et tente de me raisonner ; il me dit que personne ne va lui faire du mal. J’ai de la peine à écouter mais sa voix me permet de garder un semblant de contrôle. Je sors de la voiture, particulièrement désorganisée : je laisse ma portière ouverte. J’ouvre la portière arrière et prends le sac d’Ernest sur les épaules ; en me redressant, je sens une lancée de douleur dans le bas du dos. Aïe. Je referme la portière, puis pense au masque. Je dépose alors le sac d’Ernest sur le siège avant et rouvre la portière arrière : je ne trouve pas tout de suite mon sac ; il est tombé par terre pendant le trajet. Je suis à moitié étalée sur les sièges. Je me fatigue. Une fois la main mise sur mon sac, caché sous mon pull, je l’ouvre et fouille pour trouver la boîte de masques au milieu de tout un foutoir.

En farfouillant dans mon sac, je me rends compte qu’Ernest a arrêté de miauler : je me demande pour combien de temps. Avec ce silence, j’entends mon pouls battre dans mes tempes. Enfin, je tombe sur la boîte. Je m’assieds sur un siège pour enfiler un masque. J’ouvre le carton sur le côté et me rappelle alors de ma galère quand je l’ai ouvert en courant pour attraper le métro. L’intérieur de la boîte porte les marques de cette aventure ; je vois des masques tout pliés. J’en tire un par l’élastique ; il sort miraculeusement sans entraîner tous les autres avec lui. En revanche, il est légèrement chiffonné. Je soupire. J’enroule en vitesse les élastiques autour de mes oreilles et ajuste mes lunettes de façon brouillonne avec la paume des mains.

Je ne suis pas très présente à ce que je suis en train de faire ; j’aimerais juste en finir au plus vite. Je pince la barre au niveau du nez. Je sens que le masque est légèrement de travers mais je l’ignore ; tant pis, je ne vais même pas le porter cinq minutes. Je laisse mes affaires à l’arrière de la voiture et vais récupérer Ernest qui attend à côté de Colin : il a commencé à lui parler. Je culpabilise un peu de les avoir fait attendre. Je prends le sac d’Ernest en pliant les genoux pour éviter de me refaire mal au dos ; j’essaie de bien respirer mais mon souffle est court et le masque me gêne. J’aimerais dire à Colin que je reviens vite mais je vois dans ma tête l’image d’Ernest anesthésié dans une cage et aucun son ne sort de ma bouche. Je claque la portière et me dirige vers l’entrée du cabinet.

Je traverse le sas en poussant la porte avec le plat du pied, puis entre dans la salle d’attente. Il y a deux ou trois personnes ; je n’y prête pas attention, je sens juste leur présence. Je suis focalisée sur ma tension interne ; je lutte contre une volonté irrationnelle et tenace de repartir illico sans laisser Ernest. Je me dirige directement vers le comptoir séparant la salle d’attente de la place de travail des assistantes vétérinaires qui se situe dans une pièce adjacente. Une assistante tapote sur le clavier de son ordinateur. Elle me dit qu’elle arrive dans un instant. Je pose le sac avec le chat sur le comptoir sans le lâcher. L’assistante se lève et tend son bras pour saisir le sac que je ne lâche toujours pas. Elle sent que j’ai envie de dire au revoir à Ernest ; elle retire doucement son bras sans rien dire. Je tire sur la fermeture éclair du sac pour laisser tout juste la place d’y glisser ma main.

Ernest est tout recroquevillé au fond du sac, muet : « ça va aller Ernest, je te promets, je reviens te chercher après le travail. Je ne t’abandonne pas, c’est juré, promis, d’accord ? ». Il fait un petit miaulement doux. Je me sens comme une mère indigne. Je referme le sac ; l’assistante n’a pas l’air surprise de mon comportement et reste très douce ; je devine même un sourire empathique sous son masque qui se lit dans le plissement au coin de ses yeux. Je recule d’un pas et lui glisse à mi-voix un merci chaleureux. L’assistante reprend alors son geste avorté tout à l’heure et saisit le sac qu’elle place sous le bureau. Cela me surprend un peu ; j’aimerais savoir combien de temps il va attendre là avant d’être pris en charge. Je prends sur moi, je ne veux pas l’ennuyer encore plus avec mes problèmes d’attachement. Nous échangeons quelques mots rapides sur l’heure à laquelle il me sera possible de le récupérer.

Quand l’assistante retourne à ses affaires, mes yeux se posent sur la bouteille de désinfectant se trouvant sur le comptoir. Oups, je ne me suis toujours pas désinfectée les mains depuis que je suis sortie de chez moi. J’y remédie en appuyant sur la bouteille qui est venue me rappeler cette règle négligée. Je file ensuite en me frottant les mains et repense à Laurent Kaiser au TJ hier ; je me demande si je suis encore seulement dans l’imperfection ou si j’ai basculé dans une négligence inacceptable. Je me dis aussi que quand on est à côté de ses pompes, le masque ne nous aide guère à faire plus attention à quoi que ce soit : la preuve.

Je pousse la porte de l’épaule pour ne pas me salir les mains. J’ai le cœur déchiré d’avoir laissé mon chat ; il va vraiment falloir que je m’occupe pour ne pas me faire du mouron. J’adresse une pensée à Ernest en le suppliant d’éviter de hurler tout le long et de ne pas blesser une vétérinaire au moment de la piqûre. Arrivée devant la voiture, j’ôte mon masque en tirant sur l’un des élastiques. Mes lunettes manquent de tomber. Je les remets en place en me disant que j’ai vraiment mis un masque pour trois minutes ; je n’ai pas envie de le jeter. En plus, je n’en ai besoin ni pour aller travailler à l’Université, ni pour me rendre au restaurant à midi ; je vais seulement devoir en remettre un quelques minutes au cabinet pour retrouver Ernest.

J’hésite à garder ce masque pour le remettre plus tard, malgré la règle de l’usage unique que je me suis efforcée de respecter scrupuleusement depuis le début. J’ouvre la portière avant de la voiture et demande à Colin ce qu’il en pense. Il me répond : « tu fais comme tu veux ». Je dis à voix haute : « bon, tant pis » en soupirant. Je pense : « au point où j’en suis ». Je m’assieds, puis me tourne et tend le bras pour attraper mon sac resté sur le siège arrière. Je place le masque dans la petite pochette avant où se trouvent en vrac quelques stylos, deux paquets de mouchoir et mon désinfectant, qui me rappelle ma négligence des règles aujourd’hui. Je ferme la pochette et relance mon sac sur le siège arrière. Je ferme les yeux et essaie de me concentrer sur le moment où je vais rentrer ce soir avec Ernest.

Il est quinze heures. Les examens d’Ernest sont bouclés depuis midi mais j’ai dû attendre qu’il se réveille de l’anesthésie pour venir le chercher. J’ai eu un coup de fil avec la vétérinaire entre-temps ; tous les résultats sont négatifs, il manque seulement une analyse de sang qui est partie au labo ; nous en saurons plus dans quelques jours. Le diagnostic le plus probable est une inflammation chronique des intestins, l’équivalent de la maladie de Crohn chez les humains. Incurable donc. Par contre, il est possible de mettre en place un certain nombre de choses au niveau de l’alimentation pour tenter de ralentir la progression de la maladie et lui faciliter la vie en espaçant les rechutes. Je ne sais pas quoi en penser, j’ai décidé d’acheter tout ce qu’il faut pour commencer la nouvelle diète immédiatement. Il est possible que l’analyse révèle autre chose mais changer d’alimentation ne peut pas lui faire de mal. J’ai demandé à la vétérinaire qu’elle me mette les aliments de côté à l’accueil.

Nous arrivons bientôt devant le cabinet. Avant que le moteur ne s’arrête, je pense à mon masque mélangé avec tout un tas de choses dans la pochette de mon sac. Je sens des élans de culpabilité monter en moi ; je repense à l’histoire que j’avais faite à ma maman qui remettait plusieurs fois le même masque. Je regrette d’avoir été si rigide maintenant que j’ai fait un écart, mais la culpabilité ne s’installe pas ; en fait, je n’ai pas la force de me faire la morale aujourd’hui. Je fais part à Colin de mes tourments : il me dit que je fais au mieux et que la journée est bientôt terminée. La voiture s’arrête. Je me tourne pour prendre mon sac laissé sur le siège arrière et me précipite sur la poignée de la porte pour sortir ; je suis très vite ralentie par ma fatigue : la précipitation m’a étourdie. Colin me suggère d’y aller doucement.

Je sors de la voiture et appuie un genou contre la portière fermée pour y déposer mon sac à dos. J’ouvre la pochette et récupère le masque. Une hésitation brève me traverse ; je ne me sens pas à l’aise de remettre ce masque mais ma décision est prise : ce serait du gaspillage de le jeter maintenant. Son aspect chiffonné a l’air de m’adresser des reproches. Je le prends par les élastiques que j’enroule directement autour de mes oreilles en effectuant une boucle, le sac en équilibre sur ma cuisse. Puisque la barre au niveau du nez est déjà formée, je l’ajuste à peine en tirant le masque sous mon menton. Je prends conscience que je n’avais pas fait ce dernier geste ce matin. Décidément, le masque n’est pas mon ami aujourd’hui. C’est bête, je commençais à me familiariser avec l’objet. Arf. Plus de temps à perdre, je mets mon sac sur les épaules et me dirige vers l’entrée du cabinet.

Dans la salle d’attente, un homme se trouve debout devant la porte menant aux salles de consultation. L’une des vétérinaires arrivent avec son chien. J’observe leur échange, curieuse, j’essaie de comprendre pourquoi le chien était sans son maître et s’il a attendu avec Ernest. Je n’ai pas suffisamment d’indices pour obtenir une réponse. Je m’approche du comptoir derrière lequel plusieurs assistantes s’agitent comme des fourmis dans une fourmilière. J’aperçois mon amie qui travaille dans ce cabinet et l’interpelle. Elle lève les yeux et dès qu’elle m’aperçoit, elle me lance : « je vais le chercher ! » Elle doit savoir que je bouillonne d’impatience de le récupérer ; elle met la priorité sur le fait de m’apaiser plutôt que sur les salutations formelles : ça me touche, elle me connaît bien. Les minutes défilent. Les assistantes partent s’affairer dans d’autres espaces du cabinet. Je m’inquiète. Je me désinfecte les mains en attendant ; j’ai encore oublié de le faire avant. Je fais des petits pas devant le comptoir, impatiente ; j’essaie de chasser les pensées négatives.

Je vois enfin mon amie revenir dans son espace de travail avec le sac d’Ernest. Mon souffle est court. Elle pose Ernest sur le comptoir en m’expliquant qu’elle a eu des difficultés à le remettre dans son sac. Ah ouf, rien de grave. Je m’excuse qu’il soit difficile. Elle m’explique ce qui va se passer maintenant avec le traitement. Je ne vois pas bien comment est Ernest dans le sac ; je le cherche du regard. Elle finit ses explications ; je les répète pour lui montrer que j’ai bien écouté malgré mon attention focalisée sur le chat. Elle me tend alors un petit sac en papier qu’elle tenait dans une main. Elle me dit qu’Ernest a souillé son sac et les linges qui constituaient sa couche : elles ont nettoyé au mieux. Je comprends que les linges sont dans ce petit sac que je récupère : il sent fort ; j’ai l’impression que l’odeur a transpercé mon masque et que des fragments d’odeur s’y sont accrochés. J’ai envie de l’enlever sur le champ.

Je dis à mon amie que ce n’est pas grave, que je sais qu’elles ont fait au mieux. Je lui demande ensuite si Ernest n’a pas trop miaulé en mon absence. La réponse : « pas du tout ». Moi : « ah ben c’est seulement avec moi qu’il miaule alors ». J’entends plusieurs personnes rire autour de moi, dont le Monsieur qui attend son tour avec son chien, à au moins deux mètres de distance. Je n’avais pas réalisé qu’il se trouvait encore là et pouvait m’entendre. Je ris aussi de bon cœur en me disant qu’Ernest est un sacré coquin. Je paie et récupère Ernest dans son sac tout penaud ; j’ai les mains pleines de sacs contenant sa nouvelle nourriture que j’essaie de maintenir éloignée autant que possible du sac souillé. En marchant, je vois que les poils d’Ernest sont humides ; il sent très mauvais ; le pauvre, il a l’air dans un sale état. Je pousse la porte de sortie de toutes mes forces avec la jambe et me dépêche d’aller installer Ernest dans la voiture.

Je prends place devant en m’excusant auprès de Colin pour l’odeur qui va nous accompagner durant le trajet. Il ouvre les fenêtres immédiatement et me dit que ça changera des miaulements. Je souris et lui raconte la scène quand j’ai appris qu’il n’avait pas miaulé du tout. Il rigole. J’ai oublié d’enlever mon masque. Je lui demande d’attendre avant de démarrer et ressors de la voiture pour aller jeter ce masque sans plus tarder ; je repense au TJ d’hier et je croise les doigts pour ne pas devoir, un jour, mettre le masque à l’extérieur. Arrivée devant la poubelle, j’arrache vigoureusement le masque par l’élastique avant de le jeter. J’ai vraiment l’impression qu’il est imprégné de la puanteur des affaires d’Ernest, ça me dégoûte. J’aimerais me laver le visage. Le masque jeté, je retourne à la voiture, enfin, mais je ne suis plus autant pressée de rentrer ; je pense au moment de la douche du chat à la maison : le calvaire n’est pas terminé. Je me dis qu’au moins je peux le laver ; j’aimerais pouvoir faire de même avec la négativité ambiante…

Le prochain article de cette série est disponible ici.

Marine Kneubühler, Université de Lausanne


[1] Entre mars et mai 2020, les conférences de presse du Conseil fédéral ont suivi un rythme hebdomadaire, à quelques exceptions près. À partir du 27 mai, elles ont commencé à s’espacer mais il n’y avait jamais eu plus d’un mois d’écart entre deux prises de parole publique du Conseil fédéral depuis le début de la crise sanitaire.

[2] Les prénoms de toutes les personnes de mon entourage figurant dans mes autographies sont fictifs par souci d’anonymat.