Cet article fait partie d’une série d’autographies réalisées par la sociologue Marine Kneubühler. Elle y restitue à la première personne son expérience relative au port du masque, éclairant ainsi diverses situations et mesures sanitaires auxquelles la pandémie a donné lieu. Le premier article de la série est disponible ici.
De retour à mon bureau, je dépose les masques en tissu récupérés au secrétariat sur la table à côté du mode d’emploi imprimé plus tôt. Je retire le masque chirurgical que je porte par les élastiques et le jette directement à la poubelle. Debout à côté de ma chaise, je marque un temps d’arrêt pour souffler. J’essaie de me convaincre que même si les masques en tissu sont horribles, je trouverai bien un moyen d’en faire quelque chose pour mes observations. Je ne vais pas les essayer tout de suite. J’ai des e-mails à faire et des points à clarifier au téléphone avec le service informatique : je m’exécute après m’être désinfectée les mains avec ma solution de gel hydro-alcoolique personnelle. Mes tâches terminées, j’entame un sandwich tout en examinant plus en détail le mode d’emploi des masques. Je le lis comme un manuscrit, point par point.

La première page détaille les consignes qui concernent la bonne façon de porter le masque. Différentes phases et étapes d’utilisation sont déclinées. En regardant à nouveau les dessins, je remarque que la dernière vignette est séparée des trois autres par un espace plus conséquent : je comprends alors qu’elle concerne une phase différente, en l’occurrence celle où l’on enlève le masque. Mouais, je ne suis pas vraiment convaincue de l’efficacité informative de ces dessins. En poursuivant ma lecture, je prends conscience que la réutilisation d’un même masque en tissu ajoute des contraintes qui n’existent pas pour les masques chirurgicaux à usage unique, notamment la nécessité de vérifier son état de « dégradation ».
Le texte contient beaucoup d’informations, je n’arrive pas à toutes les intégrer en mangeant mon sandwich. Je m’arrête sur la précision liée à l’évitement du contact avec les cheveux (« Avant de le mettre », 03) ; elle raisonne avec ce que j’ai appris par moi-même. Je ris en lisant : « Ne le mettez jamais en position d’attente sur le front ou sur le menton » (« Lorsque vous le portez », 02) ; mais qui laisse son masque en attente sur le front ? C’est trop drôle. La section « Il faut changer le masque » m’angoisse, surtout les deux premiers points : « Quand vous avez porté le masque 8h » et « Quand vous souhaitez boire ou manger ». Je viens justement de remettre un même masque après avoir bu un café ; c’est donc bien un écart à la règle que tout le monde s’autorise. Je relis l’avertissement en haut de la fiche : « Pour protéger votre santé et celle des autres, il est très important de respecter cette notice d’utilisation ». Je me demande si des gens ne boivent pas pendant 8h d’affilée.
J’essaie d’imaginer plusieurs déroulements de journées-types et il me semble que la fragmentation et la démultiplication des situations où il faut porter le masque demandent d’en changer très, voire trop fréquemment pour être en mesure de tout bien respecter dans la pratique. Je poursuis ma lecture. Je constate qu’il y a au moins trois moments où il faut se laver ou désinfecter les mains ; j’ai le sentiment de ne pas être aussi systématique et n’apprécie pas ce constat. Je n’ai pas non plus de sac en plastique pour isoler mon masque avant de le laver (« Pour l’enlever », 03).
C’est vraiment tout un monde, ces masques ; j’ai la sensation d’y être complètement étrangère. Je lis que « [s]i le masque est déformé ou usé » il faut le jeter « tout de suite dans une poubelle qui se ferme ». Je repense au sketch « Le Covid » de Yann Marguet sur Couleur3, dans lequel il dit que lorsqu’on nous a demandé de jeter nos mouchoirs dans des poubelles fermées au début de la pandémie, personne ne l’avait fait. Je me suis d’ailleurs demandé plusieurs fois à la suite de ce sketch si on pouvait même trouver des poubelles fermées dans les espaces publics. En mâchonnant le dernier morceau de sandwich, je me frotte les mains pour en débarrasser les miettes et jette un œil sous la table ; je vois mon masque chirurgical usagé qui gît au fond d’une poubelle ouverte.
Je termine mon sandwich et jette l’emballage plastique qui va rejoindre le vieux masque dans la poubelle ouverte. Avant de me lancer dans l’essayage maintenant redouté d’un masque en tissu Unil, je jette tout de même un œil sur la deuxième page du mode d’emploi qui énumère les consignes relatives à l’entretien du masque.

Je parcours le texte en vitesse ; je suis surprise de trouver des indications de température pour la conservation du masque hors lavage (« Avant ouverture », 01). Je prends note du fait qu’on peut le laver en machine. Le texte insiste sur le fait que ce masque n’est pas un masque chirurgical et qu’il ne peut s’y substituer. Cette précision me préoccupe. Elle me semble s’adresser plutôt à des soignants mais, en même temps, ils sont censés le savoir ; je me demande du coup si cette précision ne s’adresse pas aussi aux usagers ordinaires pour leur signifier que ces masques en tissu ne seront pas autant efficaces que les autres. Je ressens un fort déséquilibre non seulement entre les consignes et la pratique mais aussi entre l’objectif de protection et l’efficacité réelle que ce mode d’emploi laisse présager ; toutes ces étapes et précautions complexes me paraissent constituer autant de moments où il est possible de nuire à une bonne protection.
Il est bientôt l’heure de me rendre en ville, j’ai un rendez-vous chez le dentiste et j’aimerais passer avant chez Lush pour faire une réserve de démêlant et de shampoings solides. Je me lance dans l’essayage du masque Unil avec une certaine réticence. D’abord, je m’essuie la bouche avec un mouchoir puis me désinfecte les mains avec ma solution hydro-alcoolique. Je saisis l’un des masques en tissu par les élastiques et le déplie ; je vois une petite marque bleue représentant le logo Unil sur le bas du masque. J’ai envie de rire : des couches Unil… J’applique le masque contre mon visage et effectue une boucle autour des oreilles avec les élastiques ; je sens mes oreilles compressées, c’est gênant. Je défais la boucle, le retire et tente de le remettre en entourant simplement les élastiques autour des oreilles sans les raccourcir. Cette fois-ci, il y a trop de jeu entre mon visage et le masque. J’émets un gros soupir puis effectue une nouvelle fois des boucles autour des oreilles en laissant le masque contre mon visage.
Bon, oreilles mises à part, la sensation du tissu est plutôt agréable. J’appuie sur la fine barrette nasale et, par réflexe, je descends ma main pour tirer le bas du masque sous mon menton, mais ce n’est pas nécessaire ; il le recouvre déjà. À mon avis, c’est parce qu’il était plié en deux et donc disposait déjà d’une forme courbée, contrairement aux masques chirurgicaux complètement plats. Je vérifie mon hypothèse en regardant le deuxième masque encore plié en deux sur la table. J’expérimente de nouvelles sensations avec ce masque ; ça me fait bizarre. Je suis plutôt favorablement surprise niveau confort. En revanche, j’ai de la peine à déposer mes lunettes par-dessus comme avec les masques chirurgicaux ; j’espère qu’elles vont tenir.
Attention, moment de vérité ; j’attrape mon téléphone pour voir à quoi je ressemble. J’ai déjà envie de rire. J’ouvre l’application appareil photo : j’éclate de rire en me voyant. Non mais on dirait que je porte un Pampers sur le visage. Heureusement qu’il y a le logo Unil pour ôter la confusion. J’arrête de rire et bouge ma tête en maintenant mon téléphone fixement ; l’effet Pampers, je ne vois que ça. Han, mais au secours. Je ne ris plus. Je me demande vraiment si je vais assumer de le porter. Je prends un selfie, très sérieuse, et l’envoie à plusieurs personnes sur WhatsApp avec la légende : « Le masque Pampers de l’Unil ».

Je commence à ranger ma place de travail et mes affaires ; je glisse l’autre masque en tissu non utilisé dans l’enveloppe avec mes autres masques ; le temps file, je ne dois pas traîner. Mon sac au dos, je consulte mes messages. J’ai plusieurs notifications ; j’ai déjà reçu trois réactions à ma photo : ma meilleure amie : trois smileys qui pleurent de rire suivis de « Vraiment !!!! » ; un pote : « Looool. C’est pour vous protéger des incontinences verbales ? » ; ma grand-mère : « Ma pauvre. Ça y ressemble vraiment ! Courage ».
Oh non… ils valident l’effet Pampers. Je regarde la photo : mon oreille est toute décollée : aïe aïe aïe. Je regarde l’heure ; il faut que je parte. Je n’ai plus le choix, je vais devoir continuer avec mon Pampers sur la tronche. Ouf, personne dans les couloirs. En marchant, je me rappelle avoir vu un collègue ce matin avec un masque blanc plaqué sur le visage ; ça devait être un masque Unil en fait. Sur lui, il était presque trop petit. L’effet Pampers doit être accentué à cause de ma mini tête. Arf. Devant les ascenseurs, j’appuie sur le bouton d’appel puis me désinfecte les mains avec l’appareil à disposition. L’ascenseur arrive, les portes s’ouvrent. Je monte alors qu’une autre personne débarque d’un pas pressé derrière moi ; elle entre dans l’ascenseur juste avant que les portes ne se referment. Je me place tout au fond dans un coin en penchant la tête en avant ; je n’ai pas envie qu’elle me regarde. Je vois sa main appuyer sur le bouton qui mène à la sortie où je me rends aussi.
Au rez-de-chaussée, j’attends qu’elle sorte avant de descendre de l’ascenseur puis je me dépêche de sortir du bâtiment. Je me sens très mal à l’aise ; mes muscles se crispent, ma mâchoire se serre, mon pouls s’accélère et mon souffle devient court. Je regarde le sol en marchant d’un pas soutenu ; j’évite quelqu’un de justesse. Je m’excuse et redresse la tête pour continuer ma route. Je me sens ridicule. J’essaie de me secouer pour arrêter de subir ce masque et pour reprendre mon souffle. Je me dis que porter une marque institutionnelle sur le visage, c’est de toute façon intéressant pour une recherche sociologique ; j’essaie de transformer mon angoisse en opportunité. Je respire mieux. Je sens aussi que le tissu du masque est plutôt doux et qu’il peut tenir chaud pour la période automnale. J’arrive sur le quai du métro ; j’ai réussi à ne pas me laisser aspirer par le stress mais je me sens plombée.
J’entre dans l’une des rames du métro, je ne comprends pas bien ce qu’il m’arrive. Je m’assieds, complètement absorbée par mon questionnement sur ma réaction. Je trouve les masques chirurgicaux ultra moches ; je n’ai jamais été ravie de mon apparence en les portant mais, pour autant, je n’ai jamais été angoissée ou embarrassée de les porter pour de raisons esthétiques. Je regarde la route défiler à travers les fenêtres et y perçois mon reflet. Je commence à me formuler un début d’explication : je me dis que les masques chirurgicaux sont des masques par défaut, des masques médicaux utilisés pour une crise sanitaire ; on ne choisit pas à quoi ils ressemblent ; ils sont faits pour protéger, moches ou pas moches, ce n’est pas la question. Les masques en tissu en revanche apparaissent comme une alternative qui combine le sanitaire et l’esthétique. Quand je vois une personne porter un masque en tissu, je l’appréhende comme ayant fait le choix de cette alternative, un choix de se présenter aux autres avec un style, voire une appartenance, comme un habit.
Je me demande alors s’il est possible que je me sois sentie si mal parce que je n’accepte pas que les autres pensent que j’aurais pu mettre ce masque par choix ; parce que je le trouverais cool ou pour m’afficher avec un style ; un style Pampers… Des brefs souvenirs de moqueries subies quand j’étais enfant sur ma façon de m’habiller me traversent ; je les chasse immédiatement. Le métro arrive à destination, je descends et poursuis ma réflexion en marchant en direction du magasin. Je me dis qu’en plus de cette dimension liée au choix, c’est plutôt bizarre de porter une marque institutionnelle sur le visage.
Je n’aime pas non plus l’idée qu’on puisse savoir ce que je fais dans la vie en regardant mon visage. J’imagine une ville où tout le monde aurait son métier affiché sur la face en sortant dans la rue ; la boulangère avec des petites baguettes dessinées, le facteur avec le logo de La Poste, la journaliste avec le logo de son journal… Quelque chose coince dans cette vision : dans la rue, quand on est plus en train d’exercer son activité, on n’est justement plus forcé de porter son travail. Cette idée me dérange mais je peine à démêler le pourquoi du comment. Je m’arrête pour attendre au feu rouge d’un passage piéton. Il y a des gens autour de moi, je ne me sens pas scrutée. En fait, on ne se regarde pas mutuellement dans la rue – le feu passe au vert, j’avance – et si on voit la marque sur mon masque, on pensera sûrement que je suis étudiante, me dis-je.
J’approche du magasin. Devant l’entrée se trouvent des rubans de signalisation blanc et rouge accrochés à des piquets ; ils forment un couloir qui dispose les clients en file d’attente d’une façon prédéterminée. L’espace intérieur du magasin est très étriqué, je pense que peu de clients ont le droit de s’y trouver en même temps ; ce couloir évite certainement que tout le monde s’agglutine sur la place ou se bouscule pour entrer. En l’occurrence, il n’y a personne dehors. J’emprunte le couloir et me désinfecte les mains avec l’appareil mis à disposition devant les portes automatiques ; ça sent trop bon, j’adore. C’est un magasin de produits cosmétiques faits maison, ce n’est pas très étonnant.
En me frottant les mains, j’aperçois à travers la vitre un vendeur en train de présenter des produits à un client. J’entre, une petite sonnette retentit ; le vendeur se tourne et me salue. Je lui réponds tout en étant bien décidée à me montrer active pour éviter de prolonger l’interaction. Les vendeurs et vendeuses de ce magasin ont pour habitude d’accoster la clientèle et de l’accompagner dans ses choix pour recommander des nouveautés et répondre aux questions. Je sais exactement ce que je veux. J’attrape un panier en osier et fais un tour express du magasin tout en collectant les produits que je suis venue chercher. Les shampoings solides se trouvent à côté du vendeur et du client ; je les approche en douce et, hop, j’attrape une rondelle de shampoing, puis une autre et file attendre à la caisse. J’attends quelques minutes. Je commence à sentir la barrette nasale du masque me faire un peu mal ; j’ai également très chaud à cause des multiples couches en tissu du masque.
Moi qui me réjouissais de récupérer ces masques en tissu, me voilà toute déçue. Je regarde les tissus colorés suspendus au mur derrière la caisse ; ils servent d’emballage cadeau dans ce magasin. Ce sont des tissus qui peuvent ensuite être réutilisés en sac ou en décoration. Ils me rappellent que les masques à usage unique doivent être une catastrophe pour l’environnement ; c’était une chose qui me plaisait avec la distribution de masques en tissu, mais je sens que je ne vais pas tenir. Le vendeur arrive derrière la caisse, il me demande si j’ai trouvé tout ce qu’il me fallait. Je réponds par l’affirmative. Nous procédons à la transaction : je communique en m’appuyant sur les formules d’usage ; je suis surtout occupée à vérifier s’il tente de regarder mon masque. Il l’ignore parfaitement ; ça me détend. Je récupère mes achats que je place directement dans mon sac à dos et file pour ne pas arriver en retard à mon rendez-vous chez l’hygiéniste dentaire.
Je trottine dans les rues en me demandant comment cela va se passer avec le masque ; je vais devoir l’enlever pour l’intervention dans ma bouche. Les dentistes ne sont pas gâtés avec le coronavirus, me dis-je, obligés qu’ils sont à trifouiller à la source même des contaminations pour accomplir leur travail. Le trajet est court ; j’arrive au pied du cabinet. Il y a des affiches A4 placardées sur la porte d’entrée demandant de rester à la maison en cas de symptômes liés au coronavirus et un rappel de l’obligation du masque. Je traverse le pallier après l’ouverture des portes automatiques et appelle l’ascenseur en appuyant sur le bouton avec mon coude. Les portes s’ouvrent. Une affiche exigeant le port du masque a été collée sur les miroirs de l’ascenseur. J’essaie d’appuyer sur le bouton correspondant à mon étage avec le coude mais c’est trop galère. Je finis par utiliser mes doigts ; je me demande si quelque chose en moi n’essaierait pas à tout prix de me faire faire les choses de façon à me compliquer la vie. Va savoir.
Des bouteilles de désinfectant ont été disposées sur une petite table d’appoint à l’entrée du cabinet. Je me désinfecte les mains puis vais m’annoncer à la réception, barricadée de plexiglas. Je dois répéter plusieurs fois qui je suis, la secrétaire médicale n’entend rien. Elle porte son masque sous le nez. J’ai l’impression de gueuler dans un coussin avec ce masque en tissu, c’est pénible. Finalement, elle saisit. Elle m’explique que l’hygiéniste habituelle ne pratique plus et que c’est une autre personne – je ne comprends pas son nom – qui va s’occuper de moi. J’acquiesce mais ça m’énerve profondément ; j’ai mis du temps à trouver quelqu’un de bien qui comprend mes phobies liées au milieu médical ; elle s’était chargée d’établir un plan de traitement pour mes dents et de me référer à plusieurs médecins du cabinet pour différentes opérations ; ces dernières années, j’ai rencontré de sérieux problèmes avec mes dents et je suis contrainte à un suivi régulier. Je me dirige vers la salle d’attente mais j’ai envie de partir.
Je me laisse tomber dans un fauteuil. Je regarde l’écran de télévision qui diffuse une publicité pour un blanchiment des dents avec une femme qui sourit sans cesse ; c’est fascinant ; on dirait qu’elle n’est pas réelle. Je prends mon téléphone et confie par message ma déception d’avoir appris le départ de mon hygiéniste à mon colocataire. Il se trouve qu’il la connaît ; il m’apprend qu’elle a gradé au sein du cabinet et ne s’occupe plus que de la coordination des dossiers des patients. Je comprends, elle est vraiment douée pour ça. Je n’arrive pas à me réjouir pour elle ; c’est trop tôt. J’encaisse pour le moment le versant négatif qui me revient. Une femme en blouse blanche entre dans la salle d’attente et m’appelle. Elle a l’air d’avoir mon âge et me paraît sympathique. Elle me fait signe d’avancer ; nous marchons ensemble jusqu’à la salle de mon intervention. Elle me demande comment je vais et m’explique ce qui va se passer aujourd’hui. J’aime bien qu’on m’explique les choses, ça me calme. Je l’aime plutôt bien cette nouvelle hygiéniste.
Arrivée dans la salle, elle tire contre elle l’un des éléments du fauteuil dentaire qui ressemble à une tablette blanche. Elle me la présente en disant : « Vous pouvez laisser votre masque ici ». Je m’exécute en ôtant mon masque par les élastiques ; je sens le haut de mes oreilles revenir contre ma tête et une légère brulure au niveau de la barrette sur mon nez ; je suis sûre qu’on voit une petite marque rouge. Je dépose le masque sur la tablette ; blanc sur blanc, on ne le voit quasiment pas. Je m’installe sur le fauteuil. L’hygiéniste m’apporte un verre contenant un produit pour me rincer la bouche. Elle m’explique que, malheureusement, je dois cracher dans le gobelet ; elle n’a plus le droit d’allumer la machine à cause du Covid. Je lui fais part de mon étonnement ; il me semble que quoiqu’on fasse, on ne peut éviter la diffusion de gouttelettes dans la pièce. Elle m’avoue qu’elle ne comprend pas elle-même la logique, parce qu’en plus la machine se lave. Je me rince la bouche et crache dans le gobelet ; elle le reprend, le rince à l’évier puis le jette… dans une poubelle fermée. Je me dis que la poubelle fermée doit être un concept médical.
Je m’allonge et elle débute l’intervention. Je vois qu’elle a deux masques médicaux différents l’un sur l’autre plus une visière. J’aimerais lui poser des questions mais ce n’est évidemment pas possible. Elle, elle me parle beaucoup ; c’est bien. Elle me distrait des douleurs mais aussi de l’absence d’aspirateur de salive qu’elle n’a pas le droit d’activer, puisqu’il est connecté à la machine. Le temps est long. Vers la fin de l’intervention, je n’arrive plus à faire la différence entre l’intérieur et l’extérieur de ma bouche ; ça dégouline de tous les côtés, une catastrophe. Elle tente de m’essuyer régulièrement mais le geste semble vain, il commence même à m’irriter les nerfs. C’est absurde de ne pas utiliser la machine ; ils font comment en temps normal pour éviter les contaminations d’autres maladies entre patients ? À la fin, lorsqu’elle redresse le dossier du fauteuil, je sens mon visage mouillé, collant, ma bouche douloureuse, j’ai beaucoup saigné. Je me sens sonnée. L’hygiéniste m’apporte des serviettes pour m’essuyer et un nouveau gobelet pour rincer. Je les utilise tour à tour ; j’ai souci de ne pas avoir suffisamment nettoyé mon visage. Je me sens vulnérable. J’ai envie de rentrer chez moi, j’en ai marre. Je récupère mon masque. Il m’aura fallu tout ça pour que je sois contente de le remettre ; il cachera les éventuelles traces de cette affreuse intervention sur mon visage ; je me laverai comme il faut à la maison.
Je remets mon masque automatiquement. Il me sert le nez, me compresse les oreilles. Je m’en fiche. Je suis lessivée, je n’arrive plus à me préoccuper de rien. Je sens tout mon être dirigé vers l’unique objectif de rentrer chez moi le plus vite possible. Je prends un prochain rendez-vous sans vérifier mon agenda. Je sors après m’être désinfecté les mains à la sortie avec les bouteilles mises à disposition. Je prends les escaliers et puis trace jusqu’à la gare. Je sens ma bouche soignée mais endolorie. Je sens à peine mon masque. Je suis habitée d’une grande fatigue. Je pense beaucoup à mes vacances, je me sens à nouveau docile, j’ignore ce qui m’entoure. J’ai beaucoup de difficultés à me focaliser sur mes sensations ou mes pensées. Dans le train, je ferme les yeux, j’attends que le trajet passe. Je retire le masque à la maison. Je ne sais pas quoi en faire. J’ai l’impression que mon visage est chiffonné. Après plusieurs minutes d’hésitation, j’enfonce le masque dans mon bac à linge sale blanc, bien enroulé à l’intérieur d’autres habits. Prochaine étape obligée : le bain.
Marine Kneubühler, Université de Lausanne