Autographie du port du masque #12. Inattention masquée. Du 2 au 27 septembre 2020

Cet article fait partie d’une série d’autographies réalisées par la sociologue Marine Kneubühler. Elle y restitue à la première personne son expérience relative au port du masque, éclairant ainsi diverses situations et mesures sanitaires auxquelles la pandémie a donné lieu. Le premier article de la série est disponible ici.

À la suite de mon excursion intempestive du 1er septembre 2020 à la papeterie en bas de chez moi, je suis parvenue à éviter de porter un masque jusqu’à mes vacances prises à la mi-septembre. Le port du masque est devenu obligatoire dans les commerces de mon canton le 28 août 2020 et je n’avais pas le cœur de m’y confronter : j’ai commandé mes achats alimentaires sur Internet. Je suis sortie tous les jours, mais seulement pour prendre l’air ou me rendre chez un ami. Munie de mes fiches imprimées, j’ai profité de ma bulle de tranquillité pour foncer dans l’écriture d’un texte sans aucun rapport à la pandémie. Je n’ai quasiment pas suivi l’actualité mais le masque a tout de même fait quelques incursions inopinées dans mon quotidien.

Le 5 septembre, j’ai reçu un e-mail adressé aux membres de ma Faculté annonçant une rentrée universitaire avec le port du masque. Deux jours plus tard, le 7 septembre, la Newsletter « Info Covid Unil » n° 21 de la Direction a suivi pour confirmer, le jour-même, l’entrée en vigueur du port du masque à l’Université[1]. J’ai lu en diagonale ; je ne voulais rien savoir avant mon retour de vacances. Un peu contre mon gré, j’ai tout de même vu que des conditions étaient énoncées concernant le télétravail et qu’une distribution de masques serait organisée sur le campus. Aussi, pour le personnel, des précisions pratiques étaient données quant aux situations dans les bureaux et pour les déplacements dans les bâtiments. Cette simple lecture en diagonale m’a donné mal à la tête ; les consignes entrevues me sont apparues comme des non-sens pratiques. Je suis rapidement passée à autre chose ; j’avais besoin d’oublier cette extension de l’obligation de porter un masque qui n’en finit plus.

Le vendredi 11 septembre, dernier jour de travail avant mes vacances tant attendues, en buvant mon café, j’ai été interpellée personnellement par Facebook. Le réseau social me relayait un message de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). À l’ouverture de l’application pour téléphone, ce message était affiché en exergue de mon fil d’actualité : « Marine, empêchez la propagation du COVID-19 » :

Pour empêcher cette propagation, l’OFSP me recommandait de me « couvrir la bouche et le nez avec un masque en public ». Mon premier réflexe a été de prendre une capture d’écran. Ensuite, j’ai fixé ce message, pas bien réveillée, perplexe ; si seulement l’OFSP savait à quel point je m’applique déjà à me couvrir la bouche et le nez quand je mets un masque… Habitée d’un sentiment indistinct mais désagréable, j’ai pensé que la situation sanitaire devait sérieusement être en train de dégénérer pour qu’un office fédéral mobilise ainsi Facebook. Je n’ai pas creusé davantage, j’ai continué à scroller mon fil d’actualité et suis vite retournée dans ma bulle pour boucler mon texte.

Juste avant de programmer une réponse automatique sur ma boîte mails informant de mon absence « au bureau », je suis retournée jeter un œil sur mon compte Facebook. L’interpellation personnelle avait disparu. En revanche, Thomas Wiesel avait publié une nouvelle collection de memes humoristiques commentant une conférence de presse du Conseil fédéral. Cette collection portait le titre : « Berset dans nos écrans. Mauvaises nouvelles au tournant ». Effectivement, une telle conférence de presse est devenue le signe d’une dégradation de la situation sanitaire et donc de mauvaises nouvelles.

En découvrant ce post, je me suis sentie obligée de consulter le site de la Radio Télévision Suisse (RTS) pour mesurer l’étendue de la catastrophe. En fait, il n’y avait pas eu de conférence de presse ce jour-là ; l’intervention publique s’était tenue le 2 septembre. Habituellement, Wiesel réalise ses comptes rendus humoristiques le jour-même : je n’étais donc pas la seule à avoir pris mes distances avec le suivi régulier des informations.

En résumé, le conseiller fédéral a donné des précisions sur les conditions de la levée, au 1er octobre, de l’interdiction des manifestations de plus de mille personnes[2]. Les trois critères principaux ont été résumés par la RTS comme suit : « Spectateurs assis, masques obligatoires et récolte de données ». Autrement, j’ai pris connaissance de l’état général de la situation via les memes de Wiesel : contaminations en hausse dans certains cantons mais augmentation minime des hospitalisations et des décès, le canton de Genève a fermé ses boîtes de nuit et les situations des pays voisins sont observées avec attention ; dès le 14 septembre, certaines régions figureront sur la liste rouge de la Confédération. Le mot de la fin : « Il faut réduire les contacts qui ne sont absolument pas indispensables ».

Gouvernée par un sentiment d’impuissance et ne voyant déjà que très peu de personnes, je n’ai pas véritablement incorporé ces informations, comme si je n’étais plus directement concernée par ces énumérations de contraintes sanitaires. J’ai noté sur un post-it la date de cette conférence de presse ainsi que le décalage des memes de Wiesel afin de reprendre à mon retour le recensement des mesures sanitaires là où je l’aurai laissé. Ensuite, j’ai enfin programmé une réponse automatique sur ma boîte mails pour officialiser mes vacances. J’ai terminé et envoyé la première version de mon texte comme je le souhaitais ; j’y ai mis mes dernières forces dans la bataille.

J’étais soulagée d’entrer dans les vacances avec un sentiment d’accomplissement mais aussi exténuée ; j’ai conscience d’avoir trop tiré sur la corde avant de prendre du repos. Je connais bien cet état, je m’y trouve à chaque fois que les vacances arrivent. Ce n’est pas un état désagréable quand je m’y installe et ne force pas pour tenter d’en sortir ; le corps n’est plus en mesure de s’agiter, le cerveau de penser, un peu comme un état d’ivresse. La meilleure description de cet état, je l’avais trouvée dans un merveilleux roman de Fred Vargas, au sein d’un dialogue entre l’un des protagonistes principaux et un Barman Normand vantant « les vertus de jouvence de son calva spécial maison »[3] :

– […] il s’agit d’un alcool bien particulier. Non seulement on est inopérant mais on est presque simplet, hébété, un peu comme un escargot dans sa bave. Une mutation étonnante.
– C’est douloureux ?
– Non, c’est comme des vacances.[4]

Inopérante, simplette, hébétée : des qualificatifs qui me résument bien en vacances ; et puis, le surplus de travail suffit, pas besoin de provoquer l’état d’ébriété avec l’alcool. Spontanément, quand mes proches me demandent comment je me sens dans ce genre de moments, je recours plutôt à la métaphore de l’huître que celle de l’escargot ; mais on reste dans l’embranchement des mollusques.

Cet état me rend particulièrement docile. Quand il le fallait, j’ai mis un masque sans me poser de question, sans y prêter grande attention. Le fait de l’avoir très peu porté et sur de courts instants m’a aussi aidé à ne pas m’en préoccuper. Au tout début des vacances, j’ai recueilli mon ami Colin[5] et sa chienne Koda chez moi ; il a subi une énorme galère avec son appartement qu’il a dû quitter sur le champ. Je n’avais rien prévu de particulier pour mes vacances ; je craignais que tout tombe à l’eau au cas où de nouvelles contraintes s’abattaient brusquement sur les voyages ou certaines activités. Aider un proche m’a évité de me lancer dans des plans de trop grande envergure : Colin s’est occupé de ses misères et moi, je me suis portée volontaire pour m’occuper de Koda. J’ai donc passé le plus clair de mon temps en nature, à faire de longues balades avec elle. J’ai marché, énormément marché.

Durant cette période, j’ai porté un masque uniquement pour faire des petites courses d’appoint dans mon quartier ou des stations-services, quand je partais en vadrouille avec Koda. J’ai le souvenir de certains moments furtifs dans les magasins où mon attention était soudainement accaparée par le masque, en sentant mon souffle revenir plus fortement contre mon visage, mais sans résistance interne de ma part, sans questionnement, sans désagrément. Colin s’est chargé de faire des emplettes plus substantielles pour notre nouvelle colocation ; c’est aussi lui qui a racheté des masques.

J’ai écoulé tous les masques de ma petite boîte en carton achetée au kiosque de la gare de Lausanne. Maintenant, j’utilise les masques de la boîte commune ; une grande boîte cartonnée de cinquante masques chirurgicaux fabriqués en Suisse ; la production locale était, paraît-il, un argument de vente du commerçant. Je suis parvenue à ranger cette grande boîte, non sans quelques difficultés, dans l’un des mini-tiroirs du petit meuble à l’entrée. Pour éviter de devoir l’ouvrir à chaque sortie, j’ai mis quelques masques dans une enveloppe, comme mon papa me l’avait appris. Je laisse cette enveloppe dans mon sac à dos.

Au niveau des mesures sanitaires, rien n’a bougé dans mon canton. En revanche, l’État de Vaud a imposé de nouvelles restrictions pendant ma première semaine de vacances : fermeture des night-clubs et discothèques, interdiction des manifestations privées de plus de cent personnes, port du masque obligatoire dans tous les lieux publics fermés, plus consommation assise obligatoire dans les bars et restaurants et renforcement du traçage des contacts. En lisant la nouvelle, j’ai senti une montée vertigineuse d’angoisse aller de mon ventre à mon plexus solaire mais je l’ai vite fait redescendre, en me convaincant de m’en occuper après les vacances. Le samedi avant la reprise du travail, j’ai passé une soirée au restaurant avec un groupe d’amis habitant Lausanne. J’ai insisté pour qu’ils se déplacent afin d’éviter de porter un masque ; ma docilité de vacancière s’en était allée.

Le prochain article de cette série est disponible ici.

Marine Kneubühler, Université de Lausanne


[1] De façon non généralisée, le port du masque avait déjà fait son apparition à l’Université de Lausanne lors de la session d’examen d’août 2020 qui s’est déroulée en présentiel : « Le port du masque est obligatoire dans la file d’accès et jusqu’à la place d’examen. Le masque doit également être porté pour tout déplacement dans la salle d’examen et à la sortie de celle-ci, ainsi qu’à l’occasion d’une interaction rapprochée avec un.e surveillant.e. Les étudiant.e.s s’approvisionnent en conséquence » (voir les informations ici). Je n’ai pas été concernée, étant engagée pour des activités de recherche et pas des charges de cours.

[2] Elle devait avoir lieu le 1er septembre 2020 mais a été prolongée jusqu’au 1er octobre lors de la précédente conférence de presse du Conseil fédéral datant du 12 août 2020. Voir ce précédent billet.

[3] Fred Vargas, Pars vite et reviens tard, Paris, Éditions J’ai lu, 2013, p. 109.

[4] Ibid., p. 110.

[5] Les prénoms de toutes les personnes de mon entourage figurant dans mes autographies sont fictifs par souci d’anonymat.