Cet article fait partie d’une série d’autographies réalisées par la sociologue Marine Kneubühler. Elle y restitue à la première personne son expérience relative au port du masque, éclairant ainsi diverses situations et mesures sanitaires auxquelles la pandémie a donné lieu. Le premier article de la série est disponible ici.
Jeudi matin 27 août 2020. En pyjama, attablée dans ma cuisine, je ne suis pas encore bien réveillée malgré deux cafés ingurgités. Je reçois un message vocal de mon amie, Myriam[1], que j’écoute tout de suite :
« Ah mon dieu mon dieu mon dieu, Marine. J’ai une petite observation pour toi. Donc je suis vite allée mettre de l’essence dans le canton de Vaud. Et tu sais, je retourne à ma voiture, je me dis “merde mon masque et tout”. Je vais chercher mon masque, j’arrive devant le caissier et mon masque pète. Les élastiques pètent et j’étais là “ah je suis désolée” et il me dit “non non mais c’est pas obligatoire dans le canton de Vaud hein !” J’étais là “ah oui pardon, oulala, je sais plus où j’en suis” et là il me regarde et il me dit “oui non pis alors votre tête ! Vous avez l’air tellement fatiguée”. Rires. J’ai dit “oui oui je le suis”. Rires aux éclats. Ah non mais bon, quelle horreur. Alors je pense que je dois avoir une sale gueule. Bon. Et alors cette histoire de masques. Moi je sais plus où j’en suis hein ! Je sais plus du tout. Bon, sur ces belles paroles, bonne journée, bisous bisous. »
Quoi ? Mais ! Je suis morte de rire ; et je la trouve trop chou de me rapporter une observation. En même temps, je suis complètement perplexe : comment un masque peut-il péter comme ça ? Cette possibilité me procure un sentiment d’insécurité. Et surtout, il me semble que rien n’a changé au niveau des règles sanitaires ; je suis sûre que les masques sont obligatoires dans les commerces du canton de Vaud… cette histoire me plonge dans le doute. Je vais vérifier sur Internet pour être bien sûre… Mais oui, c’est obligatoire… J’enclenche le micro de mon téléphone pour répondre par un vocal :
« Rires. Mais il a fumé le gars, c’est complètement obligatoire dans le canton de Vaud si jamais. Com-plè-te-ment obligatoire. Le gars, il est à l’ouest. T’avais raison hein, le canton de Vaud c’est complètement obligatoire les masques dans les commerces. »
J’ai bien conscience de m’être répétée mais je n’ai pas la force de recommencer : j’envoie. J’ai des douleurs dans le bas ventre. Pfff. Ce n’est pas la grande motivation. J’essaie de rassembler mes énergies pour commencer à me préparer tranquillement et effectuer quelques rangements. Je commence par prendre un antidouleur. Le vocal de mon amie me trotte dans la tête tandis que je m’affaire. L’imbroglio généré par ces obligations en pagaille me préoccupe ; la fatigue de mon amie également, d’autant plus qu’elle me renvoie à ma propre fatigue. Je me demande si les confusions tiennent de l’impossibilité pratique de maîtriser une règle avec autant de variations entre les lieux et les cantons ou bien d’un épuisement généralisé ; ou des deux.
Dans mon canton d’habitation, le port du masque devient obligatoire dans les commerces dès demain ; une nouvelle mesure annoncée par l’État cantonal hier, en réaction au pic de contaminations de cette dernière semaine. Je constate donc que chaque gouvernement attend la dernière minute pour décider du renforcement des mesures sanitaires qui entrent en vigueur dans l’urgence. Après plusieurs mois de pandémie, je crois que c’est l’une des rares choses qui n’a pas changé. Maintenant, une espèce de cacophonie vient s’ajouter à ce fonctionnement urgentiste. J’ai beau ne pas apprécier le port du masque, je trouverais plus logique d’harmoniser les obligations au niveau national ; ça devient du grand n’importe quoi. Et puis, comment peut-on évaluer l’efficacité d’une mesure dans de telles conditions ?
En tentant de mettre de l’ordre à la fois dans mes réflexions et dans le meuble de ma salle de bain, je reçois un nouveau message vocal de Myriam :
« Non mais en fait t’as totalement raison. Purée moi j’ai trop buggé en fait. D’un coup, je me suis dit “merde c’est pas obligatoire ici, c’est à Genève”, alors qu’en fait je me souviens très bien l’avoir mis dans le canton de Vaud avant Genève en fait. Rires. J’ai trop buggé en fait. Il m’a fait douter. Du coup n’importe quoi effectivement, n’importe quoi. Ohlala quelle confusion. Ohlalalala, je te jure n’importe quoi… »
Oui, n’importe quoi, nous sommes d’accord. La suite du message porte sur l’organisation de la soirée que nous allons passer ensemble au restaurant avec un ami commun. J’échange plusieurs messages avec eux deux jusqu’au moment de partir, oscillant entre ma préparation et mon téléphone. J’attrape mon sac à dos qui contient mon kit sanitaire habituel – mouchoirs, désinfectant et boîte de masques – et file en direction de la gare. J’ai pris de l’avance pour passer au petit magasin acheter mon repas de midi. En échangeant avec mes amis, par association d’idées autour de la restauration, je me suis souvenue que la cafétéria du bâtiment où se trouve mon bureau est encore fermée. La présence sur le campus connaît une reprise timide malgré une session d’examen en présentiel pour les étudiants, ouverte le 17 août[2]. Habituellement, le campus n’est de toute façon pas très peuplé à cette période ; et à cela s’ajoute le télétravail, qui reste recommandé et encouragé à l’Université. De plus, l’intention de présence sur le campus doit encore être annoncée par e-mail vingt-quatre heures à l’avance à une secrétaire d’Institut chargée de retracer les contacts. Ainsi, la plupart des services sont restreints ; en termes de restauration, seuls une cafétéria et un restaurant privé sont ouverts sur le site central du campus.
Je m’achète un croissant au jambon, un sandwich et une bouteille d’eau au petit magasin de la gare qui se trouve au même niveau que mon quai. Nous sommes six clients dans le magasin, le maximum autorisé étant dix : pas l’un d’entre nous ne porte un masque. Demain, si la même scène se tenait telle quelle, nous nous trouverions dans l’illégalité sanitaire. Je peine à prendre la mesure de cet état de fait ; il me produit un effet d’irréalité qui m’habite tout le temps de la transaction. En sortant du magasin, un sentiment que j’avais ressenti très jeune vient se rappeler à moi. Avec mes parents, en vacances, nous nous promenions en forêt et nous venions de franchir une frontière terrestre entre deux pays ; ils m’avaient alors expliqué qu’il suffisait d’un pas pour être soumis à d’autres règles, d’autres codes, d’autres lois. Au début, je me souviens très bien avoir cru qu’ils se moquaient de moi : nous nous trouvions au beau milieu de nulle part, la frontière était complètement invisible. Un petit pas de rien du tout et, hop, des règles différentes ; c’est fou quand même… Je ressens un sentiment fort semblable aujourd’hui. Je mange mon croissant et mon sandwich, debout sur le quai, replongée dans mes premiers questionnements sur les faits sociaux.
Je suis sortie de ma bulle par une crampe dans le bas ventre. Aïe… L’antidouleur ne fait déjà plus effet, pfff. J’en reprends un tout de suite au milieu de mon repas. Je termine d’avaler mon sandwich et vais directement jeter mes déchets dans la poubelle de tri se trouvant à mes côtés. J’essaie de bien respirer pour ne pas avoir trop mal, une main sur les reins, puis je me dirige vers une machine présente sur le quai pour prendre mon billet. Nouveauté : l’écran d’accueil affiche la campagne de prévention de la Confédération adaptée au Chemin de fer fédéraux « Voici comment nous protéger dans les transports publics » ; je l’avais examinée en allemand lors de mon dernier trajet en train. S’y trouve le fameux pictogramme que je n’avais pas compris sans sa légende explicative qui demande d’« acheter son billet en ligne ».
Acheter mon billet en ligne, c’est exactement ce que je ne vais pas faire ; je m’apprête donc à me servir d’une machine qui me recommande de ne pas l’utiliser. Cette campagne n’a rien d’évident : elle met au même niveau des mesures sanitaires qui sont sujettes à des amendes – tels que les masques ou les distances – et d’autres qui prennent plutôt la forme de recommandations. J’espère en tout cas ne pas me faire amender si des policiers m’attrapent en train de prendre un billet depuis la machine. Je suis saisie d’une angoisse. Je jette un œil autour de moi : une dame attend à distance derrière moi pour utiliser la machine à son tour. Non mais ce n’est pas possible, je le saurais si acheter son billet en ligne était obligatoire… Encore un problème de frontière lié aux règles ; cette fois-ci à la limite de l’obligation et de la recommandation. Ne pas savoir si je suis bien en règle me procure un sentiment d’insécurité ; le même genre d’insécurité que j’ai ressenti quand j’écoutais Myriam m’apprendre que les élastiques d’un masque pouvaient éclater sans prévenir.
Je clos l’opération d’achat et me dépêche de m’éloigner de cette machine paradoxale. Je m’installe sur un banc en pierre vide. Sur le banc d’à-côté, deux filles d’une quinzaine d’années discutent, sans masque. J’ouvre mon sac et en sors ma solution hydro-alcoolique et un paquet de mouchoirs. Je sors l’unique mouchoir du paquet pour me moucher, puis le remets dans son plastique ; j’estime pouvoir le réutiliser, il est quasiment intact. Je prends mon désinfectant et m’en mets une bonne giclée dans la paume de la main que j’étale ensuite entre les doigts en remontant bien jusqu’aux poignets. Je range la bouteille ainsi que le mouchoir dans mon sac et prends la boîte de masques en carton. Je marque une petite pause en soufflant afin de me concentrer.
J’ouvre la boîte depuis le côté et essaie de tirer délicatement un masque par l’élastique entre le bout du pouce et de l’index droits en tenant fermement la boîte de l’autre main. L’ensemble des masques suit celui que je tire comme s’ils ne formaient qu’une seule unité. Je saisis rapidement tous les élastiques pour éviter qu’ils ne se retrouvent par terre et inutilisables. Suspendus au bout de mes doigts, je vois que les masques sont marqués d’un pli dans leur diagonal, signe de mon manque de précautions lorsque je les avais tassés en vitesse, alors que j’étais à deux doigts de rater mon métro. Je ferme les yeux quelques secondes et respire bien fort. Je me dis : ça y est, la galère recommence. Mais pourquoi ne les ai-je pas mis dans une enveloppe ? En rouvrant les yeux, je tourne la tête : les deux filles assises sur le banc d’à-côté portent maintenant un masque. Quelle efficacité me dis-je ; elles l’ont mis en un rien de temps : la comparaison entre elles et moi me fait me sentir handicapée. De plus en plus de gens arrivent sur le quai, je me sens observée ; ça m’agace.
Je relativise en me disant qu’ils sont pliés mais au moins pas chiffonnés, comme celui que j’ai mis la dernière fois chez la vétérinaire. Je désolidarise un masque des autres, celui tout en-dessous de la pile ; il semble être le mieux préservé. Je glisse l’un de ses élastiques autour de mon poignet droit. J’examine les autres masques ; en fait, deux seulement ont un mauvais pli très visible. Je les étire doucement puis remets l’ensemble des masques bien empaqueté à l’intérieur de la boîte, en prenant garde cette fois de les maintenir bien à plat ; je suis extrêmement concentrée. Je referme la boîte et la range directement dans mon sac. Je me sens empruntée avec ce masque.
Je laisse glisser l’élastique du poignet au creux de ma main et fais pivoter le masque en le saisissant par la partie solide, afin que la face claire se trouve contre mon visage, puis attrape le second élastique. J’applique le masque contre le bas de mon visage et tourne les élastiques pour former une boucle derrière les oreilles tout en couvrant ma bouche et mon nez dans un même geste. Je suis empêchée de réaliser le geste correctement à cause de cheveux gênants derrière les oreilles ; j’essaie de les repousser grâce aux doigts qui ne tiennent pas les élastiques ; c’est fastidieux. Je n’ai pas pensé à m’attacher les cheveux. J’avais pourtant décidé d’y prêter attention pour me faciliter la vie ; c’était ici-même, sur ce même banc, il y a un peu plus de deux semaines. Je ne suis pas croyable…
Je tente au mieux de retirer les dernières mèches de cheveux emmêlées aux élastiques du masque et me rappelle soudainement que j’ai du rouge à lèvre ; je me demande s’il va tenir avec le masque. Je pense alors à une vidéo Youtube qu’une jeune de mon entourage m’avait envoyé en pensant qu’elle m’intéresserait pour mes recherches. Il s’agit d’un tuto montrant comment se maquiller par-dessus son masque pour être jolie malgré la contrainte sanitaire. Cette vidéo m’angoisse tellement je la trouve absurde.

La bonne nouvelle, c’est que la jeune en question la trouve scandaleuse. Elle m’a elle-même expliqué que le maquillage rend le port du masque inefficace ; non seulement parce que son application nécessite de toucher le masque de nombreuses fois mais surtout parce que les produits l’humidifient, ce qui augmenterait les risques de contaminations. Cette pensée me fait soudainement prendre un immense recul sur mes petits écarts sanitaires. Je finis d’ajuster les élastiques derrière mes oreilles puis soulève franchement mes lunettes de la main droite ; je pince la barre du masque sur le nez avec l’autre main en insistant sur le haut des joues puis tire le masque sous mon menton. Je repose mes lunettes au-dessus du masque. J’ai l’impression qu’elles glissent ; je suis surprise, ce n’est jamais arrivé auparavant : bizarre, je ne comprends pas.
Je ferme les poches de mon sac et prends mon téléphone pour commencer à rédiger mes notes autographiques. Entre les cheveux détachés et le rouge à lèvre, je n’ai décidément pas anticipé le port du masque ce matin. Je pense que ce manque d’attention vient de ma dispersion entre ma préparation et mes échanges par messages : je le note. En écrivant, je sens mes lunettes descendre sur mon nez, tout doucement mais sûrement ; c’est insupportable. Je soupire et redresse la tête. Je soulève mes lunettes et remarque que les branches derrière les oreilles sont posées non seulement sur les élastiques du masque mais aussi sur des mèches de cheveux. Je dégage mes cheveux et repose les lunettes sur les élastiques ; j’ai toujours la sensation qu’elles glissent mais il me semble que c’est mieux. Le masque est bien mis et ne me dérange pas autrement ; c’est déjà beaucoup. Je poursuis mes notes en tentant de garder la tête droite.
Le prochain article de cette série est disponible ici.
Marine Kneubühler, Université de Lausanne
[1] Les prénoms de toutes les personnes de mon entourage figurant dans mes autographies sont fictifs par souci d’anonymat.
[2] Il faut dire que, d’ordinaire, cette session d’août est déjà moins prisée que celle de juin. À l’issue du second semestre de l’année universitaire, les étudiants peuvent choisir de répartir leurs examens entre deux sessions : la session d’été, en juin, et la session d’automne, en août. Cette dernière peut également tenir lieu de session de rattrapage. En 2020, la session d’été s’est tenue selon des modalités entièrement à distance et la session d’automne en présentiel, mais selon un plan de protection strict.