Cet article a été traduit de l’espagnol (Argentine) par Mariano Fernández et révisé par Laurence Kaufmann. La version originale du texte a été publiée simultanément sur ce blog.
Le jeudi 19 mars à 21h, alors que seulement 128 cas de COVID-19 avaient été enregistrés en Argentine, le Président de la Nation, Alberto Fernández, a annoncé le début de l’Isolement Social, Préventif et Obligatoire (ASPO, selon son sigle en espagnol) sur tout le territoire argentin afin d’éviter la propagation du Coronavirus.
Quasiment en même temps que l’annonce de l’ASPO, et conscient de la complexité de ce scénario, le gouvernement national a demandé au Ministère de la Science, de la Technologie et de l’Innovation, ainsi qu’aux universités et à d’autres organisations scientifiques et technologiques nationales, de mettre rapidement en place un plan d’enquête national sur l’impact social du confinement dans les quartiers populaires du pays. En Argentine, les niveaux d’inégalité sociale sont très élevés – une caractéristique partagée par presque tous les pays de la région. Ce phénomène s’est accentué au cours des quatre dernières années en raison des politiques néolibérales du gouvernement sortant de Mauricio Macri (2015-2019), qui ont détérioré les conditions de vie des secteurs populaires. Il existe actuellement dans le pays plus de quatre mille quartiers populaires surpeuplés, appelés « villas » ou « asentamientos », dont les conditions de logement et d’infrastructure sont précaires et l’accès aux services de base est réduit.
Ainsi, entre le 23 et le 25 mars, plus de 1500 acteurs communautaires (responsables communautaires, religieux, indigènes ou d’organisations populaires) ont été contactés et ont permis de faire connaître les problèmes dans leurs communautés. Cette collecte de données, réalisée par la Commission des Sciences Sociales de l’Unité Coronavirus COVID-19, récemment créée, a consisté en une série d’entretiens téléphoniques, menés avec ces mêmes acteurs communautaires, par des chercheurs, des universitaires et des travailleurs du système scientifique et universitaire national qui avaient déjà eu des contacts avec eux. Une fois ces données collectées, plus de 500 chercheurs, universitaires et boursiers liés au domaine des sciences sociales ont participé à leur analyse et à la rédaction d’un rapport sur la situation, fort hétérogène, des différentes provinces. En ce qui nous concerne, nous avons participé à toutes ces différentes étapes et avons travaillé avec des données provenant de diverses régions. Le rapport complet, qui était prêt le 29 mars et qui a servi de base aux autorités nationales pour réfléchir aux nouvelles politiques à mettre en œuvre, a été publié à la mi-avril.
L’enquête a mis en évidence une série de difficultés rencontrées par celles et ceux qui vivent dans les quartiers populaires et tentent de se conformer au mot d’ordre « #Restez chez vous » (#QuedateEnCasa) que le gouvernement a utilisé pour imposer le confinement. D’une manière générale, le principal problème est lié à la chute brutale des revenus des populations enquêtées. La grande majorité des gens vivant grâce à un emploi informel et précaire, le confinement les a privé du revenu quotidien qui leur permettait de soutenir leur famille. « Si je ne sors pas pour travailler, je ne mange pas », telle est la phrase la plus souvent entendue par les acteurs communautaires. Les conséquences les plus graves de cette situation sont la pénurie de nourriture, ainsi que la difficulté à acquérir des médicaments et des produits d’hygiène et de nettoyage.
Une autre difficulté importante à laquelle se heurtent les quartiers populaires lorsqu’ils tentent de maintenir le confinement est la détérioration des conditions de logement : les maisons sont précaires, en tôle ou en bois, avec des sols en terre battue et sans salle de bain à l’intérieur ; elles sont par ailleurs surpeuplées. À cela se rajoutent des problèmes d’infrastructure et d’accès aux services : absence de systèmes d’égouts, mauvaises conditions de connexion électrique, niveaux élevés de pollution environnementale résultant de l’absence de collecte des déchets, difficultés à acquérir les bonbonnes de gaz pour cuisiner et, surtout, manque d’accès à l’eau potable dans un contexte où le maintien des rituels d’hygiène rigoureux, tel que se laver les mains avec de l’eau et du savon, est la seule mesure de protection pour arrêter la progression de la Covid-19. Ces problèmes de logement, ainsi que les difficultés économiques découlant du confinement, aggravent les conditions sanitaires des quartiers populaires, déjà difficiles, et rendent le repli dans les foyers éprouvant, sinon intenable.
Une autre série de problèmes a été mise en évidence. D’une part, les personnes souffrant de maladies préexistantes n’ont pas pu poursuivre leurs traitements médicaux, le système de santé ayant été presque exclusivement réorienté pour faire face à un éventuel effondrement sanitaire dû au coronavirus. D’autre part, les tensions intrafamiliales ont été aggravées par les conditions de confinement et de surpeuplement ; alors que les autres crimes ont diminué, les cas de violence conjugale au sein des ménages sont restés stables ou ont augmenté.
Des difficultés ont également été constatées dans la continuité éducative des enfants et des adolescents des secteurs populaires. La suspension des cours à tous les niveaux a été compensée par des initiatives d’éducation numérique qui, malgré les efforts des enseignants et des élèves et les propositions intéressantes du Ministère de l’éducation, sont de plus en plus difficiles à maintenir dans un contexte de profondes inégalités numériques.
Enfin, un problème est apparu en ce qui concerne les actions des forces de sécurité dans les quartiers populaires. Si la situation a entraîné une demande accrue de présence policière dans les rues, elle a aussi entraîné une demande de contrôle démocratique plus fort face aux abus des forces de sécurité.
Cela dit, il est important de noter que même dans ce scénario défavorable, nous avons également constaté que la grande majorité des résidents et des résidentes des quartiers populaires avaient respecté à un degré relativement élevé le confinement. Cela montre que, malgré les difficultés que nous avons mentionnées, la population de ces quartiers fait un énorme effort pour respecter les mesures d’isolement social prévues. En même temps, il est évident que ce sont les réseaux organisationnels préexistants sur le territoire qui permettent l’accès aux ressources de base nécessaires au maintien du confinement. Ces réseaux rassemblent entre autres les habitants, les organisations de quartier et les universités elles-mêmes par le biais des programmes de proximité. C’est par ces réseaux que l’accès à l’eau potable, aux produits d’hygiène et de nettoyage ou même à une assiette de nourriture est facilité. La plupart des familles parviennent ainsi à couvrir leurs besoins alimentaires grâce aux « cuisines communautaires », organisées et soutenues par les habitants des quartiers eux-mêmes.
Sur la base de ce diagnostic, le gouvernement national a établi un Revenu Familial d’Urgence (IFE, selon son sigle en espagnol), de 10’000 pesos argentins par mois (l’équivalent d’environ 125 euros) pour toutes celles et ceux qui ont un emploi informel ou qui n’ont pas de salaire mensuel fixe. Environ 8 millions de personnes ont postulé à l’IFE, ce qui montre le grand nombre d’Argentins qui étaient et sont toujours dans les emplois informels, révélant une fois de plus les problèmes structurels que les politiques de flexibilisation du travail ont encore aggravés ces dernières années.
Au moment où nous écrivons ce texte, à la mi-juin, avec plus de trois mois de confinement, nous pouvons affirmer que les résultats des mesures pour lutter contre la pandémie ont été partiellement positifs : le pic des cas n’a pas encore été atteint, ce qui a donné le temps de préparer le système de santé et d’éviter l’effondrement sanitaire qu’ont connu d’autres pays de la région – tels le Chili, la Bolivie ou le Brésil (où plus d’un million d’infections sont déjà enregistrées). En effet, la plus grande partie de notre pays présente actuellement un faible taux de transmission du virus, ce qui a permis de relâcher la quarantaine sur la quasi-totalité du territoire national.
La situation est cependant différente dans la région métropolitaine de Buenos Aires (AMBA), qui concentre plus de 35 % de la population totale du pays (environ 15 millions d’habitants) en une superficie de 3 millions de kilomètres carrés. Le nombre de cas positifs enregistrés ces dernières semaines dans ces régions est affligeant : plus de 2000 contagions par jour. On ne peut pas savoir si le système de santé sera en mesure de contenir l’urgence. Plus de 95 % de ces cas sont concentrés dans la zone la plus densément peuplée du pays, la ville de Buenos Aires et la zone métropolitaine de la province de Buenos Aires, où se trouve le plus grand nombre de quartiers populaires.
En Argentine, selon les données du Programme de Recherche sur la Société Argentine Contemporaine (PISAC, selon son sigle en espagnol), un programme national de recherche réalisé à partir de 2012, plus de 25% des foyers présentent des problèmes de surpeuplement ainsi que des problèmes matériels et sanitaires. Dans ce contexte, le mot d’ordre « Restez chez vous » ne peut pas être vécu de la même manière par tout le monde. Dans les secteurs les plus vulnérables, c’est moins le domicile que le quartier qui est le contexte vital de la sociabilité, et cela d’autant plus que les caractéristiques des maisons que nous avons brièvement mentionnées rendent le confinement à domicile très difficile. Le quartier est l’espace dans lequel s’établissent et se tissent les réseaux d’entraide quotidiens qui garantissent la subsistance de ses habitants dans un contexte d’isolement social. Alors que la pandémie a actualisé et aggravé les inégalités structurelles qui nous affectent en tant que société, la tâche de l’État est de renforcer ces réseaux préexistants et d’encourager la participation active des habitants des quartiers populaires. Après plus de 100 jours de confinement, il est clair que c’est le moyen le plus rapide et le plus efficace pour l’État d’atteindre ces familles et d’atténuer, ne serait-ce que partiellement, les inégalités sociales qui les ont si durement frappées.
Soledad Balerdi, Paula Cuestas et Julia Hang, sociologues et enseignantes à l’Université Nationale de La Plata