Faire communauté… de voisinage

L’auteure et ses voisin.e.s au jardin – communautaire, évidemment.

« Vivre conjointement un déménagement et un confinement donne le sentiment d’avoir atterri à l’autre bout du monde, quand bien même on prend ses nouveaux quartiers à quelques kilomètres seulement de son ancien logement. Ce phénomène est d’autant plus amplifié lorsqu’il concerne l’ensemble des habitantes et des habitants d’un tout nouvel éco-quartier encore en chantier […]. »

« L’appel irrésistible de la sociabilité », texte ethnographique de l’auteure publié en juin dernier sur ce blog.

L’expérience du déménagement dans un quartier en construction, qui plus est en temps de confinement, constitue une épreuve multiple pour l’individu qui vient s’installer dans un nouvel espace de vie[1]. Dans un tel contexte, « venir à la communauté », pour reprendre cette expression de Joan Stavo-Debauge[2], met en jeu un triple mouvement : celui du déménagement, de la constitution d’un nouveau voisinage et des effets du confinement sur celui-ci. En premier lieu, déménager consiste à quitter un lieu de vie familier pour aller au-devant de l’« étrangéité » d’un territoire inconnu[3]. Celle ou celui qui emménage dans un nouveau quartier vient ainsi à la communauté de voisinage. Il s’agit de passer de la figure de l’étranger à celle de membre appartenant à la communauté, en sociabilisant avec le voisinage et en passant par les rituels habituels : aller se présenter, serrer des mains, discuter dans une cage d’escalier, organiser une pendaison de crémaillère, etc.

Les relations de voisinage reposent le plus souvent sur des interactions brèves et cordiales : se saluer lorsque l’on se croise, échanger quelques mots devant les boîtes-aux-lettres, se « dépanner » de sucre ou de lait, etc. Mais ce qui les caractérise surtout est que ce sont des relations de coprésence et de proximité : ancrées dans le partage d’un espace de vie, qui plus est de vie privée, le régime d’engagement familier[4] y prévaut. La communauté de voisinage se constitue et se maintient principalement par la participation à des interactions focalisées dont la scène est circonscrite par les limites de l’habitation et par le partage d’espaces communs (cour, hall d’immeuble, chambre à lessive, etc.). Le nouveau venu qui cherche à appartenir à cette communauté[5] sait que ce que l’on attend d’une bonne voisine ou d’un bon voisin, c’est une attention particulière à celles et ceux que l’on est amené à rencontrer au quotidien au sein de l’habitation ou dans son environnement proche. C’est ainsi que se forge habituellement l’hospitalité[6] de la communauté de voisinage.

Dans la description ci-dessus, la personne qui emménage vit une double épreuve : venir à la communauté et simultanément participer à constituer la communauté nouvelle qui prend forme en même temps que les emménagements. Comme il s’agit d’un nouveau quartier, tous les habitants et toutes les habitantes sont des étrangers les uns vis-à-vis des autres et ne peuvent, pour faire connaissance, que se reposer sur ces manières ordinaires de faire bon voisinage dont j’ai brièvement esquissé les contours. Mais constituer une communauté de voisinage, fondée sur la coprésence et le régime du proche[7], prend en période de confinement un sens tout particulier. En effet, alors que l’on est astreint au télétravail et que l’on a été amputé d’une partie de nos relations amicales, familiales et professionnelles, ces étrangers que sont les nouvelles voisines et voisins sont les seules (ou principales) personnes que l’on côtoie au quotidien et avec lesquelles on est amené à développer des formes de sociabilité. Ce nouveau voisinage revêt ainsi une importance qu’il n’a pas habituellement et représente des relations sociales que le nouveau venu a sans doute d’autant plus envie d’investir.

Mais le confinement met à l’épreuve l’hospitalité de cette communauté encore naissante. Les mesures sanitaires et de distanciation sociale représentent un enjeu de taille pour qui souhaite voisiner. Par exemple, le fait de devoir s’écarter lorsque l’on croise quelqu’un entre en tension avec une attitude joviale et spontanée qui fait, habituellement, le bon voisinage. Dans ce cadre, se tenir à distance signifie aussi se tenir à l’écart de la communauté. Dans un environnement rempli de personnes à rencontrer et dont la familiarité est encore à constituer, la distance sociale représente un enjeu important. Car se tenir à distance est une posture qui peut être interprétée comme la manifestation d’une volonté de ne pas faire connaissance : une sorte d’« inattention civile »[8] qui ne correspondrait pas à ce que l’on attend d’un bon voisin ou d’une bonne voisine. Comment, dès lors, manifester sa volonté d’entrer en relation tout en maintenant la distanciation sociale requise ? Comment sortir le moins possible de chez soi tout en s’engageant dans des relations de voisinage ? Confinement et manières ordinaires de faire bon voisinage semblent difficilement conciliables. Confrontés à cette double injonction contradictoire, les habitantes et habitants investissent tout de même les espaces communs et cherchent à se rencontrer. L’enjeu consiste à construire son appartenance à une nouvelle communauté de voisinage tout en s’engageant dans les interactions qui la constituent et l’instituent. Ce besoin « irrésistible » de faire communauté de voisinage et la place centrale qu’occupe celle-ci lors de cette période de crise semblent ainsi surpasser le principe du confinement. Et plus la communauté se forme, plus il devient difficile de ne pas y prendre part, dans la mesure où la mise à l’écart physique renvoie celle ou celui qui est strictement confiné à la figure de l’étranger qui se refuse à venir à la communauté. Ainsi, en creux de la définition et de la formation de la communauté se pose alors aussi la question de celles et ceux qui en sont exclus.

Maëlle Meigniez, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL/HES-SO)


[1] Je tiens à remercier Fabienne Malbois pour notre fructueux échange lors de la rédaction de ce texte.

[2] J. Stavo-Debauge (2009). Venir à la communauté. Une sociologie de l’hospitalité et de l’appartenance. Thèse de doctorat en sociologie, Paris : EHESS.

[3] Idem.

[4] L. Thévenot (2006). L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement. Paris : La Découverte.

[5] J. Stavo-Debauge (2009). op. cit ; J. Stavo-Debauge (2017). Qu’est-ce que l’hospitalité ? Recevoir l’étranger à la communauté. Montréal : Liber.

[6] J. Stavo-Debauge (2017). op. cit.

[7] L. Thévenot (2006). op. cit.

[8] E. Goffman (2013 [1963]). Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements. Paris : Economica.