Cet article fait partie d’une série d’autographies réalisées par la sociologue Marine Kneubühler. Elle y restitue à la première personne son expérience relative au port du masque, éclairant ainsi diverses situations et mesures sanitaires auxquelles la pandémie a donné lieu. Le premier article de la série est disponible ici.
Dimanche 9 août 2020. Je n’ai toujours pas pris de vacances. Je traîne une grande fatigue mais avancer tranquillement pendant la pause académique de l’été – sans sollicitation, sans réunion, sans ajout de nouveaux délais – m’offre un calme précieux. Aussi, pour tenir, je ne touche pas aux dimanches : dimanche, c’est congé, point. Aujourd’hui, avec des amis, nous avons organisé un après-midi « jeux » et, jouer, c’est l’une de mes activités favorites. En raison de la pandémie, les jeux collectifs offline ont été extrêmement rares. Durant de longs mois, ils ont été tout simplement inexistants. La perspective de cet après-midi stimule positivement mon énergie. J’ai toutefois hâte de surmonter l’étape du train qui se profile comme un nuage noir sur ma journée. Dans l’idéal, j’aurais aimé un jour sans horaire, sans contrainte ; on connaît le destin d’un idéal dans la pratique : pas très vivace.
Un ami viendra me chercher à la gare et je pourrai rentrer en voiture avec lui : je n’envisage donc pas ce trajet comme insurmontable mais, pour être honnête, je m’en passerai bien. J’essaie d’éviter d’y penser ; je suis aidée dans cette tâche parce que, là, tout de suite, j’ai surtout du mal à me réveiller. Je bois mon café sur ma petite terrasse en pyjama. Il fait extrêmement beau. Je ferme les yeux en inclinant le visage en direction du soleil, comme pour mieux absorber ses rayons et gagner quelques secondes de répit. Je ne ressens pas de tristesse mais, là, les yeux clos, j’ai l’impression d’avoir besoin de pleurer sans y parvenir : ma gorge est nouée et je sens, derrière mes yeux, comme deux petites jauges de larmes accumulées, pas tout à fait pleines. Je trouve cela étrange. J’ouvre les yeux et prends une gorgée de café en regardant mes chats se prélasser au soleil : je souris, puis sursaute en me demandant combien de temps il me reste avant l’heure du prochain train.
La réponse est : peu de temps. Je soupire en fermant les yeux et sens mes jauges de larmes se remplir. Je prends une grande respiration pour rassembler mes forces et m’activer. Pour ne pas changer, je suis dans un état de stress en me préparant. Je m’agite pour aller vite, c’est fatigant. Au moins, il fait chaud : j’ai peu d’affaires à préparer et prendre avec moi. J’enfile un minishort, un top avec un gilet en jeans sans manche et des petites chaussures en toile. Je prends un tout petit sac en bandoulière pour rester légère. Je franchis la porte, pense à devoir acheter un billet avant de monter dans le train et… merde, le masque ! Sans réfléchir, je me précipite sur mon petit meuble à l’entrée, ouvre le tiroir et prends un masque sans précaution que je fourre complètement à l’arrache dans mon sac. Je sens bien que c’est du grand n’importe quoi mais je n’ai juste pas la force de m’auto-flageller. À deux doigts de refranchir la porte, je refais marche arrière pour aller chercher le gel hydro-alcoolique laissé dans un autre sac. J’ouvre deux sacs différents avant de le trouver. Je soupire de façon répétée ; je sens les larmes encore contenues dans les jauges chahuter, comme si les prémisses d’un orage agitaient la mer. Je me demande si ces détails du quotidien sont aussi compliqués à gérer pour les autres. Une partie de moi l’espère, parce que je vais l’écrire, et si ce n’est pas le cas… Je pouffe de rire en m’imaginant le décalage ; et pouf ! Jauges stabilisées. Si ce n’est pas le cas, en fait, tant pis, qu’est-ce que ça peut bien faire. Je referme avec difficulté mon petit sac, presque trop plein avec le masque et le gel. Cette fois, je peux enfin franchir la porte.
Dans l’ascenseur, je consulte l’heure sur mon téléphone ; je le garde dans la main. Si je ne traîne pas, je devrais réussir à prendre le train visé. Je me réconforte : c’est fastidieux mais je finis toujours par y arriver. J’observe mon reflet dans le miroir et me rappelle que c’était moins difficile de me préparer avant la pandémie, quand je sortais plus régulièrement de chez moi. Je quitte l’ascenseur et trottine pour ne pas perdre de temps. Je consulte en même temps mes messages, tout en jetant des petits coups d’œil autour de moi : je ne croise quasiment personne. En me levant, j’étais censée informer mon ami de mon départ pour se coordonner, je n’ai pas trouvé le temps : il me demande où j’en suis. Je pense : dans la vie ? Si seulement je le savais… Le stress revient. Je décide de faire un vocal en trottinant : essoufflée, je lui explique que je suis un peu à la bourre. Je lui dis penser réussir à prendre le train de 12h15 mais lui confirmerai quand le train sera effectivement parti. Il fait vraiment très chaud, c’est agréable. Avant de traverser la route qui mène directement sur le quai, je constate que la gare est déserte : pas un chat dehors. J’arrive sur le quai et lève les yeux sur le panneau d’affichage : train supprimé.
Je reste plantée là, perplexe. Euh… Ouais. Je regarde autour de moi : vraiment personne. Je regarde encore : il est bien supprimé, pas annulé, supprimé. Il n’y a pas de train, quoi. Manifestement, je suis la seule à ne pas avoir été informée… De nombreux fragments de pensée surviennent et disparaissent avant même d’avoir pris forme en moi. Je reste plantée là : trois bonnes minutes, les gouttes s’accumulant dans les jauges. J’appelle mon ami avant qu’elles n’atteignent leur limite. Je lui dis simplement : « Mon train est supprimé, j’comprends pas, on dirait qu’y a plus de train. » Il m’encourage à mener l’enquête et me suggère d’aller consulter le tableau d’affichage pour avoir plus d’informations. J’ai le sentiment de m’être stressée pour rien ; je sens du découragement. Je suis à deux doigts d’abandonner et de rentrer. Je pense au semi-confinement, aux jeux avec mes amis : je vais le regretter si je rentre.
De nombreux trains sont supprimés toute la journée pour cause de travaux. J’ai l’idée d’aller voir s’il y a des bus de remplacement derrière la gare : je le dis à mon ami et, en marchant, lui demande jusqu’où il serait prêt à venir me chercher. On statue sur un arrêt à mi-chemin. Je vois trois bus en attente : l’un indique la gare souhaitée mais il est vide. Je transmets à mon ami et lui dis être heureuse de lui parler, autrement, j’aurais l’impression de me trouver dans un mauvais film apocalyptique. Ah, c’est bon : je vois un être vivant. Un chauffeur sort de la gare et monte dans l’un des bus. Je cours dans sa direction. Je garde le téléphone dans la main mais ne raccroche pas.
La porte avant a été laissée ouverte ; le chauffeur est en train de s’installer à sa place de travail. Je remarque qu’il ne porte pas de masque. Je reste à l’extérieur et lui demande quand part le bus d’à côté : je lui confie être un peu perdue avec ces suppressions de train. Il ne dit rien et saisit une petite machine attachée à sa ceinture pour effectuer une recherche : mon bus partira dans neuf minutes. Je pense à mon ami toujours au bout du fil et demande au chauffeur à quelle heure je suis supposée arriver. Il regarde et me répond. J’abuse de sa gentillesse et vérifie avec lui s’il me sera possible de payer directement dans le bus : il répond par l’affirmative. Je le remercie chaleureusement et reprends mon ami au téléphone en me dirigeant vers mon bus : je lui dis que le chauffeur a dû me prendre pour une touriste. On rit. Il a entendu l’heure à laquelle j’arrivais, on s’organise et on raccroche.
Où sont donc passés les autres gens ? Je me sens décalée. Je m’interroge sur la nécessité de mettre le masque dans le cas où je serais l’unique passagère du bus. Une affiche rouge de la campagne de l’Office fédéral de la santé publique placardée sur le bus me rappelle qu’il est obligatoire et ne suggère pas d’exception. Pendant quelques secondes, j’hésite à ne pas le mettre pour voir ; j’aimerais tellement ne pas le mettre. Sans véritablement m’arrêter consciemment sur une décision, je me prépare à le porter malgré tout. Au fond de moi, je sais que c’est un tel cirque pour l’enfiler, autant anticiper. Les affaires dans mon sac sont totalement compactées avec le téléphone que je viens d’y ajouter. Je dois sortir mon porte-monnaie pour avoir accès au reste : je le place entre mes cuisses pour avoir les mains libres. Je sors délicatement le masque par un élastique, tout en mesurant l’absurdité de l’attention que je m’apprête à accorder à cette tâche après avoir parfaitement négligé le transfert dans le sac tout à l’heure. Je crois n’avoir vu aucun tuto officiel sur le transport du masque : je ne suis pas sûre, mais il me semble qu’ils commencent tous par le nettoyage des mains. Je me dis qu’il manque des étapes du processus dans ces tutos…
Je garde l’élastique dans la main et sors du sac le gel hydro-alcoolique. J’en mets une petite giclée, replace le gel dans le sac et me désinfecte les mains rapidement en les frottant quelques secondes. Je prends un élastique dans chaque main et j’effectue une boucle autour des oreilles en plaçant le masque sur mon visage. Avec la chaleur, il colle et frotte contre ma peau moite. Je pince la barre sur mon nez et sens que la partie gauche ne s’abaisse pas comme elle devrait. J’ajuste mes lunettes au-dessus du masque. Je sens mon souffle très chaud qui revient contre moi et génère beaucoup de chaleur ; mon cœur bat fort dans ma poitrine. Je me sens mal à l’aise. Je tire le masque sous mon menton. J’observe mon reflet dans les vitres du bus : il y a bien le haut gauche du masque qui rebique légèrement et je le sens frotter sous mon œil. Je cligne de cet œil et une larme coule. Je l’essuie immédiatement : je n’ai aucun autre masque avec moi, je ne peux pas le mouiller. Je le baisse à peine en le pinçant du bout des doigts à gauche. Je reprends mon porte-monnaie pour le ranger et ferme mon sac en forçant un peu sur la fermeture éclair. Je regarde autour de moi : strictement personne. Ce sera un masque de gaspillé, c’est sûr. Je m’auto-convaincs : pas penser, pas pleurer. Je me répète : pas penser, pas pleurer. Vivement les vacances, vivement du repos.
La porte avant du bus est ouverte mais j’attends à l’extérieur. Il reste quatre minutes et toujours personne à l’horizon. J’adore les grandes chaleurs et rester en plein soleil : je devais être un lézard dans une autre vie. À cet instant pourtant, pour la première fois de ma vie, je souhaite qu’il fasse plus frais : le masque me donne trop chaud et contraint ma respiration. Sauf erreur, il me reste très peu de masques à la maison. Je fantasme de ne pas devoir en acheter d’autres. Une lueur d’espoir me traverse : peut-être que les mesures vont changer bientôt ; les mesures sanitaires changent si vite. Je m’accroche à cet espoir, je regarde le béton par terre : je m’interroge sur l’utilité de ce port du masque. Ces interrogations génèrent une cacophonie dans ma tête : je n’ai pas de réponse.
J’entends quelqu’un approcher : c’est le chauffeur de mon bus. On se salue et il monte les marches pour s’installer derrière le volant. Il ne met pas de masque. J’attends un peu puis le suis. Je lui fais part de mon intention de prendre un ticket en lui rapportant l’échange tenu précédemment avec son collègue. Il confirme et me demande de patienter « juste une seconde ». Il prépare mon ticket et je lui tends un billet de vingt francs. Il le saisit du bout de ses gros doigts. Des pièces tombent de la machine et le chauffeur les pointe de son index droit. Je le regarde, un peu surprise. Puis, je prends conscience qu’il ne veut pas les toucher : certainement pour éviter de transformer les pièces en petites navettes de croisière pour virus. Mais il n’a pas de masque. Je récupère les pièces ainsi que le ticket. Il doit quand même me rendre un billet de dix qu’il me tend cette fois-ci sans plus de précaution. Je le remercie.
En avançant dans l’allée entre les sièges, je repense au déroulement de cet échange intriguant pour bien m’en rappeler. Je m’assieds sur l’un des sièges tout à l’arrière contre la vitre. Les minutes passent : personne. Je regrette d’avoir mis mon masque. Le bus démarre. Ma respiration dégage beaucoup trop de chaleur, j’essaie de mesurer mon souffle pour limiter le flux d’air et la sensation d’étouffement. Les fines gouttelettes de transpiration sur mon visage font doucement glisser le masque sur mon nez : c’est gênant. Une goutte coule de mon nez : je la récupère en glissant mon index sous le masque depuis le côté. Il fait trop chaud, j’étouffe. Je pince encore la barre du masque sur le nez pour l’empêcher de glisser. Je me sens plus ou moins stabilisée. Le masque accapare toute mon attention : j’écris mes sensations au fur et à mesure sur l’application Notes de mon téléphone. Je renifle pour éviter que mon nez coule.
Le bus fait un arrêt après dix longues minutes de trajet. Une femme monte. Elle porte un masque chirurgical. Elle donne des pièces au chauffeur ; il les touche. Ils ne s’échangent pas un seul mot : est-elle une habituée de ce mystérieux bus du dimanche ? Elle va prendre place sur un siège proche de la porte centrale du bus. Il fait si chaud sous mon masque. J’essaie autant que possible de respirer doucement pour limiter la chaleur. Encore vingt minutes de trajet… Je soupire fort : ça me brûle. De la buée apparaît sur le verre droit de mes lunettes. Je serre les dents : ce masque me tend. J’aimerais arriver à destination. J’essaie de prendre mon mal en patience mais j’ai envie d’arracher ce masque et de hurler. Je me concentre sur ma respiration en étant attentive aux sensations liées à mon souffle, sans commentaire, sans jugement, comme je l’ai appris en méditation. Je prends conscience que je suis très mal assise pour mon dos : la tête en avant sur mon téléphone, les omoplates posées contre le dossier et les fesses quasiment au bord du siège. Aussi, ma mâchoire est complètement crispée. Je me redresse mais pas complètement. J’ouvre doucement la bouche pour faire bouger ma mâchoire et la décrisper doucement. Ces mouvements me donnent envie de faire craquer ma nuque : je la penche à droite, puis à gauche. Des deux côtés, elle craque. Je veux soupirer. À la place, j’inspire et expire lentement avec un tout petit flux d’air pour éviter le surplus de chaleur. Il fait chaud et humide sous mon masque.
J’essaie de me changer les idées en consultant les réseaux sociaux sur mon téléphone. Je pense qu’il reste encore dix minutes de trajet mais, en levant la tête, j’aperçois qu’on arrive très bientôt. On a pris de l’avance en ne s’arrêtant qu’une seule fois. Arrivée à l’arrêt de bus de la gare, je m’empresse d’enlever mon masque en le tirant vers le bas depuis un élastique : je prends un immense bol d’air. Ouf ! Je localise une poubelle et me dirige vers elle. En voyant l’horloge de la gare, je constate que je dois attendre mon ami. Je vais passer au petit magasin pour patienter. Avant de jeter mon masque, j’ai la présence d’esprit de réaliser que je me trouve dans un canton différent du mien et, qu’ici, les masques sont obligatoires dans les commerces. Je regarde le masque pendre par un élastique de ma main fermée en poing ; j’ai envie de le déchirer en mille morceaux. Je refoule mes pulsions destructrices et le remets, résignée. Il a déjà la bonne forme : je n’ai qu’à refaire une boucle avec les élastiques autour des oreilles et replacer un peu mes lunettes au-dessus du nez. En passant devant le quai, j’aperçois la personne qui était dans le bus avec moi. Elle est assise en attendant un train sur un banc en pierre, le dos courbé. Elle semble résignée, elle aussi. Je la vois soupirer et baisser son masque sous le menton. Il doit faire si chaud sous son masque.
Je pénètre dans le magasin : il y fait presque froid avec la ventilation. Je subis un petit choc thermique qui a le mérite de me faire oublier les sensations désagréables du masque. Alors que j’utilise la bouteille de désinfectant placée sur un tabouret de bar à l’entrée, je vois deux personnes discuter en face-à-face : le vendeur et probablement un client. Ils se trouvent de chaque côté d’un plexiglas à la caisse. Ils n’ont pas de masque. Je réfléchis et suis sûre que le masque est obligatoire dans les commerces de ce canton : je tiens un calendrier avec l’entrée en vigueur des différentes mesures sanitaires. Les chauffeurs n’avaient pas de masques non plus. Peut-être que ce n’est pas obligé pour les travailleurs ? Sinon, je ne comprends pas… Même en tenant un calendrier des mesures sanitaires, beaucoup de leurs aspects m’échappent ; qu’est-ce que ça doit être pour les autres… Je tourne en rond dans les rayons : je ne sais pas quoi acheter. Je me figure ce que je pourrais apporter de sympa pour tout le monde à l’après-midi « jeux ». Les choix ne sont pas nombreux. Je prends finalement un cake au chocolat : un cake pour les quatre heures, comme des grands gamins ; ça m’amuse. J’aperçois mon reflet dans les miroirs placés derrière les aliments : le masque me paraît immense sur ma tête ; ça me désole.
Je vais payer. L’autre client est parti. Je me dis que c’était peut-être un ami pour s’autoriser des libertés sanitaires. Le vendeur doit passer son bras sur le côté du plexiglas pour prendre le cake et le scanner : le cake ne passe pas sous le plexiglas. Il y a un minuscule espace entre le comptoir et le plexiglas pour éviter de se toucher et rendre deux pièces et demie de monnaie mais on s’échange des marchandises en contournant totalement le dispositif de protection. Je paie avec la fonction sans contact de ma carte. Il me demande si j’ai besoin d’un sac : malheureusement, oui, celui que je porte est minuscule et plein à ras bord. Il me rend le cake dans un sachet en plastique en contournant une nouvelle fois le plexiglas : pas le choix. Je récupère le cake, remercie le vendeur sans grande conviction et me dépêche de sortir. Nouveau choc thermique. Je m’arrête immédiatement après avoir passé le seuil de la porte automatique : j’enlève mon masque d’un geste brusque depuis l’élastique, mes lunettes manquent de tomber ; je dois les réajuster. Je jette mon masque dans la poubelle à côté de l’entrée du magasin : quelle plaie ces masques, quelle plaie…
Le prochain article de cette série est disponible ici.