Cet article fait partie d’une série d’autographies réalisées par la sociologue Marine Kneubühler. Elle y restitue à la première personne son expérience relative au port du masque, éclairant ainsi diverses situations et mesures sanitaires auxquelles la pandémie a donné lieu. Le premier article de la série est disponible ici.
Mardi 1er septembre 2020. Le port du masque est obligatoire dans les commerces de mon canton d’habitation depuis vendredi dernier seulement. J’aimerais finir de rédiger un texte avant de prendre enfin mes vacances à la mi-septembre. Je me suis mise en mode écriture, dans une petite bulle, confinée à domicile avec mes chats, pour favoriser une ambiance calme, propice à la rédaction. Ce timing m’arrange : je ne suis pas prête à me rendre dans les magasins autour de chez moi avec le masque. Pour le moment, une certaine distance entre cette obligation et mon espace privé était maintenue. Depuis vendredi, elle s’en est rapprochée et ça me contrarie, m’attriste et me fatigue tout à la fois. J’ai besoin d’un peu de temps pour m’habituer à cette idée ; pour l’instant, mettre un masque dans tous les commerces m’apparaît comme une montagne à gravir. Je viens tout juste de m’accommoder aux dispositifs de distanciation et d’hygiène dans les lieux qui me sont familiers ; maintenant, je dois y ajouter une nouvelle habitude : ces ajouts me sont coûteux en termes d’énergie. Hier, je me suis ainsi faite livrer mes courses pour éviter de devoir mettre un masque dans mon magasin alimentaire habituel.
Il est 17h37, je viens de terminer de mettre au propre des fiches de travail conséquentes sur l’auteur qui va être au cœur du texte que je vais rédiger. J’envoie ces fiches à l’impression afin d’être fine prête à me plonger dans l’écriture demain matin. Une feuille sort, puis une deuxième, puis plus rien. Assise à mon bureau, je recule ma chaise et me baisse pour me rapprocher de l’imprimante dont la sentence est sans appel : « pas de papier ». Sérieusement ? J’ai plus de réserve… Non…. Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Ô désespoir… Les solutions possibles débarquent dans ma tête comme des billes de flippers ; elles se cognent les unes aux autres ainsi qu’aux jugements sur mon manque d’anticipation que j’essaie immédiatement de refréner : je me lève et m’agite. Je tente de faire le tri des possibilités en tournant en rond dans la pièce. J’en identifie trois. Petit 1 : je n’imprime pas mes fiches, mais je sais pertinemment que les lire sur l’ordinateur va me fatiguer et m’empêcher de mettre en ordre mes idées correctement ; quand j’écris, j’ai besoin de toucher mes notes, de les réorganiser, mélanger, surligner, gribouiller, sinon je bloque. Petit 2 : je vais jusqu’à mon bureau demain à Lausanne juste pour ça, mais je vais certainement perdre un temps précieux de concentration et d’écriture. Il ne reste que petit 3 : racheter un paquet de feuilles à la papeterie en bas de chez moi, mais cette dernière solution implique le masque.
Il est 17h45. Le magasin ferme à 18h. Je dois me dépêcher si je veux avoir mes fiches imprimées avant demain. Je me résigne ; je vais porter un masque dans un commerce autour de chez moi. Les autres solutions sont encore plus pénibles ; elles sont même contreproductives. J’établis une espèce de deal avec moi-même sur le fait que je n’ai pas besoin de consigner cet événement dans une autographie ; de toute façon, personne ne saura que j’ai mis un masque vite fait pour aussi peu de temps. Comme si ne pas le mentionner allait rendre l’acte inexistant. Sur le moment, ce deal parfaitement bidon rend l’idée de porter un masque plus supportable. Je mets les fichiers sur une clé-USB puis vais jeter un œil dans le miroir pour évaluer mon allure. J’ajuste quelques mèches de cheveux sur mon chignon décoiffé : ça suffira pour une petite course. J’enfile une veste légère et y glisse la clé-USB dans une poche et, dans l’autre, mon téléphone avec son étui contenant ma carte pour payer « sans contact ». Je vais ensuite prendre un masque dans la boîte en carton qui se trouve encore dans mon sac à dos.
En ouvrant la boîte sur le côté, je tire doucement sur un élastique : un masque consent à en sortir sans faire de vague. Je le mets sans plus attendre : j’identifie rapidement la partie claire à poser contre le visage et la partie solide qui ira sur le nez. J’effectue une boucle autour des oreilles avec les élastiques pour les raccourcir tout en apposant le masque contre le bas de mon visage. J’appuie sur la barre solide avec mon pouce et mon index droits tout en ajustant mes lunettes de la main gauche, puis tire la partie inférieure du masque sur mon menton. Hop, allez, je sors en vitesse, sans oublier mes clés qui traînent sur le meuble à l’entrée. Dans la rue, j’avance à petits pas pressés jusqu’au magasin : mes pensées oscillent entre la recherche d’idées pour mon repas du soir et le plan de mon texte à écrire. À quelques mètres de la papeterie, je me rappelle soudain de ma précédente visite. Afin d’éviter les croisements dans des couloirs exigus et créer un sens de déplacement unique, la gérante a placardé un pictogramme « sens interdit » sur la porte principale du magasin. Le sens interdit est accompagné d’une flèche bleue qui demande de passer par l’intérieur de l’immeuble voisin pour pénétrer à l’arrière du magasin. Ainsi, la porte d’entrée de la papeterie est devenue sa porte de sortie.
La première fois, en juin 2020, j’avais mis du temps à comprendre. J’étais restée prostrée quelques secondes devant le sens interdit et avait dû examiner l’intérieur du magasin à travers le vitrage pour être bien sûre que la papeterie était ouverte. J’étais entrée timidement dans l’immeuble d’habitation à côté et avais reculé à deux reprises avant de me lancer jusqu’au fond du couloir pour trouver la nouvelle porte d’entrée. Aujourd’hui, j’aperçois le sens interdit sur la porte ; je suis contente de connaître le chemin, c’est du temps gagné. Je regarde l’heure sur mon téléphone : 17h54. J’accélère quand même en entrant dans l’immeuble ; je suis vraiment à la limite de l’heure de fermeture. La porte arrière du magasin est encore ouverte, ouf ! Une table haute a été placée devant les imprimantes avec une bouteille de désinfectant et une petite pancarte du canton disant : « Respectons les mesures de protection ! Le VIRUS n’est pas vaincu ! ». Je prends une photo puis me désinfecte les mains.

C’est trop mignon, il y a un bonhomme qui marche suivi par un petit papillon sur l’une des images. Je ris doucement sous mon masque : cette image n’a rien à voir avec les mesures sanitaires du magasin mais elle m’amuse. En terminant de me frotter les mains avec le gel hydro-alcoolique, je lève les yeux et m’aperçois qu’il y a encore de nombreuses personnes dans la papeterie. Elles forment une file d’attente qui s’étend tout le long d’une allée jusque devant la caisse. Chaque personne se tient sur un ruban adhésif collé au sol qui détermine une zone d’attente individuelle. Dès que quelqu’un sort du magasin, chacun avance sur le ruban adhésif suivant. D’où je suis, j’observe que le masque est bien porté. Une jeune attend vers les imprimantes ; je me permets de la dépasser pour me positionner vers l’unique ruban adhésif libre. Je pense qu’elle attend une vendeuse pour effectuer des impressions, ce qui a été plusieurs fois mon cas.
La file progresse gentiment : il reste quatre personnes devant moi. Il est 18h04. Les vendeuses sont agitées, l’une d’elle fait des aller-retours entre la caisse et les imprimantes au sein du peu d’espace restant entre les marchandises et les clients ; il y a pourtant un autre couloir vide en face. J’entends la vendeuse restée à la caisse lui dire plusieurs fois : « il faut aller fermer à l’arrière sinon on est là jusqu’à 18h30 ! » Je vois que le masque de la vendeuse qui fait ses aller-retours descend systématiquement sous son nez ; elle doit le remonter sans arrêt. La pauvre, ça m’agacerait tellement à sa place. Je n’ai jamais eu ce problème-là ; je me demande si c’est grâce à mon petit nez. Je me rends compte que mon masque est docile aujourd’hui, tant mieux. Il ne reste plus qu’une seule personne devant moi. La vendeuse a lâché prise et cessé de remonter son masque. Elle a manifestement terminé de s’occuper des impressions car elle me demande ce qu’elle peut faire pour moi : « j’ai besoin d’un paquet de feuilles A4 recyclées, je crois qu’ils sont juste là-bas », je pointe un rayon. Elle me dit : « venez ». Nous allons chercher mon papier ensemble du côté où les clients ne passent pas seuls ; je me dis qu’il y a sûrement plusieurs sortes de papiers recyclés et qu’elle en a marre de faire des aller-retours : elle veut être sûre de prendre directement le bon paquet. Dans ma vision périphérique, j’aperçois son nez dépasser de son masque ; je n’arrive pas à m’empêcher de penser qu’il est inutile dans ces conditions. Je trouve très vite mon papier et lui dis : « c’est celui-là avec l’oiseau et l’emballage vert ». Elle se baisse pour prendre elle-même le paquet.
Nous marchons côte à côte pour retourner à la caisse : je me place côté clients derrière un ruban adhésif et la vendeuse se rend de l’autre côté du plexiglas. La jeune cliente qui attendait vers les imprimantes est en train d’effectuer une transaction avec l’autre vendeuse. Il n’y a qu’une seule caisse : j’attends donc mon tour. Ma vendeuse, elle, repart dans le magasin après avoir laissé mon paquet de feuilles sur le comptoir. Elle a pris un trousseau de clés avec elle ; elle va certainement enfin fermer le magasin. En patientant, je regarde sous la vitre transparente du comptoir à l’intérieur duquel a été disposé du matériel de vente, dont des masques en tissu coloré « trois couches » et une grosse boîte de cinquante masques chirurgicaux. J’entends quelqu’un arriver derrière moi. Je me tourne : c’est une femme qui n’a pas de masque mais a remonté sa jaquette de sport sur son visage ; elle la tient par la fermeture éclair au-dessus de son nez, le cou recroquevillé entre ses épaules. Je suis perplexe. Je reste figée à la regarder quelques secondes. Elle trépigne et évite mon regard. Je me retourne en entendant la sonnette de la porte d’entrée, qui ne devrait retentir que lorsqu’une cliente sort pour suivre le bon sens de la marche.
Une autre dame vient d’entrer dans le magasin. Sans lâcher la poignée de la porte, elle fait un pas de recul, qui déclenche à nouveau la sonnette : elle porte sa main devant la bouche et crie : « Merrrrrde, j’ai oublié mon masque ! ». Puis elle reste là, comme sidérée, avec sa main devant la bouche, une bonne minute. Elle baisse sa main et reste là une minute supplémentaire puis s’en va. Non seulement elle n’avait pas son masque mais en plus le magasin est censé être fermé et ce n’est pas la bonne entrée ; la pauvre, me dis-je, elle est à côté de ses pompes. La vendeuse qui a la bougeotte revient pour s’occuper de moi. Elle a remonté son masque pour couvrir son nez. La sonnette retentit à nouveau : c’est un homme cette fois-ci qui entre par la sortie. Il est bien masqué. La vendeuse qui ne me sert pas lui dit : « c’est dans l’autre sens qu’il faut rentrer Monsieur ». Il répond : « l’autre sens ? ». La vendeuse : « oui, parce que là, on a fermé ». Je rétorque dans ma tête : « mais même quand c’est ouvert, il faut aller dans l’autre sens ! ». Le Monsieur dit : « ah ok », mais il reste planté là. La vendeuse jette un coup d’œil rapide à sa montre, je regarde l’heure moi aussi : 18h15. Elle dit en levant les yeux : « non mais allez-y, on fermera après ». Il la remercie et s’enfonce dans le magasin. La vendeuse pose ensuite ses yeux sur la femme avec sa jaquette sur le visage et lui lance : « et toi, t’as pas de masque ? ». Manifestement, elle la connaît. J’effectue la transaction avec l’autre vendeuse tout en maintenant une partie de mon attention sur l’échange entre la vendeuse et la cliente qui se tient maintenant à côté de moi.
La cliente : | Mais arrête ! Je l’ai oublié, j’étais trop pressée. Déjà que j’étais à la bourre. C’est moi qui vous ai appelé pour dire que je serai à la bourre. |
La vendeuse : | Ah c’est toi ! Mais ça va il est 18h15, je pensais que tu arriverais plutôt vers la demi. |
La cliente : | Mon fils était content, je roulais à toute bombe, rires. Mais j’ai fait attention quand même. |
La cliente parle sans jamais baisser sa jaquette ; sa voix est étouffée, comme si elle parlait dans un coussin. La vendeuse tire le tiroir sous la vitre du comptoir et lui tend un masque à usage unique bleu emballé dans un plastique et lui dit : « tiens, un masque ». La cliente réplique : « non mais pas besoin, j’en ai plein chez moi et aussi au travail ». J’ai l’impression que tout le monde est devenu un peu fou. Je m’adresse à la cliente dans ma tête : « elle n’est pas en train de te tendre un masque pour ta collection personnelle mais parce que tu es obligée d’en porter un dans le magasin ». C’est hallucinant, cette réponse. La vendeuse lui rétorque plutôt :« Non mais t’inquiète, en ce qui me concerne, t’as pas besoin d’en mettre. D’ailleurs, je vais enlever le mien, je peux plus respirer ».
Elle retire alors un élastique de son masque et le laisse pendre à une oreille. Ma transaction se termine, j’aimerais demander le ticket de caisse mais je reste bloquée par la scène à laquelle je viens d’assister. Je bug. J’effectue des gestes un peu mous de la main devant le plexiglas. J’arrive finalement à formuler péniblement à la vendeuse, dont le masque est redescendu sous son nez : « je prendrai volontiers le ticket, s’il vous plaît. Je suis désolée, je vous fais des gestes insensés avec la main, rires ». Elle me répond gentiment qu’il n’y a pas de souci. Je récupère mon paquet de feuilles et mon ticket sur le côté du plexiglas. En posant la main sur la poignée de la porte, avant de sortir, j’entends : « c’est la fin de journée pour tout le monde ! » La porte du magasin se referme derrière moi.
C’est la fin de journée pour tout le monde… Je me répète cette phrase venue ponctuer un festival un peu étrange, comme pour justifier ses incongruités. Je me dirige vers une poubelle sur la rue pour jeter mon masque. Ce n’était finalement pas mon port du masque le plus préoccupant mais celui des autres, me dis-je. Mais quel festival ! Je crois que c’est raté pour mon deal consistant à ne pas intégrer cette situation dans mes notes de terrain. Ce n’est pas possible, je vais être obligée de faire une description de cette cacophonie interactionnelle…
Anecdote de recherche : sans le faire de manière réfléchie au regard de mon deal, j’ai d’abord inscrit cette description dans la liste des vignettes liées à des observations ponctuelles réalisées dans l’espace public, c’est-à-dire celles qui décrivent un désordre de l’interaction et de l’émotion attribué aux règles sanitaires, mais où je ne porte pas de masque, et non dans la liste de mes autographies du port du masque.
Le prochain article de cette série est disponible ici.
Marine Kneubühler, Université de Lausanne