Cet article fait partie d’une série d’autographies réalisées par la sociologue Marine Kneubühler. Elle y restitue à la première personne son expérience relative au port du masque, éclairant ainsi diverses situations et mesures sanitaires auxquelles la pandémie a donné lieu. Le premier article de la série est disponible ici.
Le train arrive en gare ; je me lève et avance sur le quai avec mon sac sur le dos, le téléphone toujours dans la main. Avant que la porte ne s’ouvre, j’aperçois mon reflet dans la fenêtre et, spontanément, j’ajuste mon masque en le tirant un peu plus sous mon menton ; je suis surprise de l’avoir touché comme ça sans réfléchir. Je m’insère dans la file qui se crée pour monter dans le train. Je remarque que tout le monde porte bien son masque, sauf une personne qui le porte sous son nez ; elle est au téléphone. Dans le train, chacun cherche à s’installer seul dans un espace à quatre sièges ; je marche jusqu’au bout du wagon pour trouver ma place. La dame qui se trouve dans l’espace à côté du mien n’a pas de masque du tout. Je me demande bien ce qui va lui arriver en cas de contrôle.
Je m’installe et garde mon sac sur les genoux. Le train démarre ; je rédige mes notes autographiques sur mon téléphone. La dame à côté de moi écoute un podcast en anglais extrêmement fort dans ses écouteurs ; j’entends tout distinctement. Tout à coup, la porte automatique s’ouvre derrière moi. Je me tourne discrètement pour jeter un œil : c’est le contrôleur. Ma première pensée va à la dame qui ne porte pas de masque : je suis très curieuse de connaître son sort. Elle ne bouge pas. Je m’interromps dans mes notes pour sortir de mon sac le porte-monnaie où se trouve mon demi-tarif et me prépare à observer la scène. J’entends le contrôleur accélérer le pas alors que le prochain arrêt est annoncé dans les haut-parleurs ; il marche dans l’allée en balayant le wagon du regard. Il aperçoit la dame au dernier moment ; il s’arrête net, se tourne, la regarde et lui dit : « masque », en couvrant sa bouche de la main qu’il secoue de haut en bas, comme s’il mimait un masque par-dessus son propre masque. La dame saisit immédiatement un masque posé sur son sac, occupant le siège à côté d’elle, et le brandit au contrôleur en souriant. Celui-ci lâche un « aaaaaaaaah », rigole et sort de notre wagon. Il a réagi comme si elle venait de lui expliquer une blague qu’il n’avait pas tout de suite comprise ; fort étonnant comme remise à l’ordre, mais pourquoi pas. Je reste quand même étonnée.
La dame enfile rapidement son masque ; elle n’a pas dû l’entendre arriver avec son podcast à fond dans les oreilles. Le train repart et le contrôleur revient dans le wagon, manifestement pour reprendre ses contrôles interrompus par l’arrêt. Arrivé vers moi, j’ouvre mon porte-monnaie et tente d’en sortir mon demi-tarif avec difficulté ; on dirait qu’il est collé. Pour meubler, je dis : « voilà mon demi-tarif, si j’arrive à le sortir, bien sûr ». Il ne répond pas et s’accoude à un siège pour ne pas perdre l’équilibre avec les secousses du train. Je le sens impatient. Ouf, c’est bon, j’ai réussi à décoller mon abonnement ; je le lui tends et dis que j’arrive tout de suite avec le billet. Il scanne le demi-tarif pendant que je cherche mon billet laissé dans la pochette de mon téléphone.
Je lui montre le billet en récupérant l’abonnement. Il me demande : « aller-retour ? ». Sa question me surprend, la réponse est écrite sur le billet. Je rétorque sur le ton de la blague : « ben oui, je compte rentrer chez moi ce soir ». Il soupire fort et me lance un regard blasé ; je me trouvais drôle pourtant. Il me rend mon abonnement et s’en va sans contrôler la dame. Mais… il a probablement dû la contrôler plus tôt avec son masque, me dis-je, cela expliquerait à la fois pourquoi elle s’est sentie libre de l’enlever et pourquoi il a préféré l’humour à la réprimande. Par contre, ma blague sur l’aller-retour ne l’a pas fait rire du tout. Il m’a offusqué en étant désagréable avec moi, alors que j’essaie de tout bien faire, tandis qu’il rit de bon cœur avec quelqu’un qui n’est pas en règle. Je me sens vexée ; c’est rare.
Je range mes affaires, en ressassant cette scène à la fois étonnante et énervante. Comme d’habitude, je garde mon téléphone dans la main. Le train arrive à Lausanne. Je descends et me dirige à la station de métro tout en continuant de taper des notes sur mon téléphone ; je croise peu de monde. Arrivée sur le quai, la plupart des gens ne portent pas de masque ou le portent sous le nez ou le menton ; ils attendent que le métro arrive pour l’enfiler. Un jeune le met à l’intérieur du métro, en plein milieu du wagon. Mes lunettes continuent des glisser, comme si le haut du masque constituait une petite patinoire ; je les remonte toutes les deux minutes en donnant un petit coup sur le pont avec l’index. J’ai beaucoup de mal à me focaliser sur autre chose que mes lunettes glissantes.
Je descends au premier arrêt et vais prendre le second métro direction l’Université. Il n’y a également pas foule à cette station. En marchant, je commence à sentir les bords du masque me démanger sur les contours du visage. J’accélère le pas et essaie d’ignorer le masque avec difficulté. Un métro attend à quai ; je cours pour ne pas le rater tout en gardant ma tête légèrement soulevée pour éviter de perdre mes lunettes. Les portes se referment derrière moi ; le métro démarre immédiatement. Je fais quelque pas en évitant de me tenir aux barres métalliques puis me laisse tomber sur un siège vide en plein milieu du wagon. Je tiens mon sac à dos sur mes genoux. Il fait plus chaud dans cette rame que dans le train ; mon souffle produit de la chaleur ainsi qu’un peu de sueur sous mon masque ; ce qui n’arrange rien à mon problème de lunettes glissantes. Je deviens de plus en plus impatiente d’arriver.
Durant le trajet, je constate que plusieurs personnes portent mal le masque : une dame assise contre une vitre regarde dehors avec son masque sous le menton ; un homme, resté debout pour un seul arrêt, tient son téléphone à une oreille alors que son masque pendouille à l’autre oreille par un élastique. Lorsqu’il sort de la rame, cinq jeunes débarquent avec des sacs à l’emporter de chez McDonald’s, diffusant un fumet d’hamburgers et de frites. Toutes et tous portent le masque sous le menton. Ils se placent en cercle autour de la barre métallique centrale de la rame et commencent à manger des frites en piochant dans le même emballage. Ils me donnent faim. Pourtant, j’ai déjà mangé ; je pense à mon repas de midi avalé debout sur le quai de la gare. Avant le port du masque, j’aurais mangé dans le train tranquillement. Je n’y ai pas vraiment pensé sur le moment, mais je ne veux pas baisser mon masque une fois porté. Je remarque que je m’inflige une grande contrainte tout en sachant que baisser le masque pour boire et manger dans le train est toléré ; manifestement, même l’enlever tout court après un contrôle est toléré.
J’ai beaucoup de mal à comprendre comment on peut autant insister sur le fait qu’il ne faut surtout pas toucher son masque et en même temps relativiser ce fait dans certains cas. Je n’arrive pas à tolérer ces écarts pour moi-même. Si j’avais dû mettre un masque au magasin de la gare, je sais que je l’aurais toujours sur le nez en attendant d’arriver sur le campus pour manger. Je sens déjà que la démultiplication des lieux où le masque devient obligatoire, fragmentant ainsi les moments où il faut le porter, va rendre mes principes d’application de la règle de plus en plus complexes à respecter. J’ai l’impression d’être l’outsider en essayant de respecter les consignes officielles ; c’est le monde à l’envers. Je ne comprends pas, je le vis comme une injustice. Les jeunes mangent leurs frites gaiement et mes lunettes, elles, continuent de glisser doucement, renforçant à leur manière mon impatience et agacement à l’encontre du masque.
Le métro s’arrête à ma station ; je bondis de mon siège et m’empresse de sortir en enlevant le masque depuis l’élastique. J’avance vers une poubelle sur le quai en remettant mon sac au dos et aperçois un collègue marcher dans ma direction ; il devait se trouver à l’extrémité du même métro. Il porte un masque en tissu noir très classe qu’il retire en avançant, comme moi, en tirant depuis un élastique. Il me fait un grand sourire en approchant ; j’ai le temps de mettre mon masque dans une poubelle avant qu’il me rejoigne à l’intersection du chemin permettant de rejoindre notre bâtiment. Je ressens un immense soulagement en jetant mon masque ; je me demande où mon collègue va ranger son masque et m’interroge sur ce qui peut amener quelqu’un à acheter un masque en tissu. Je trouve que ça donne un style à la personne. Dans ma tête, je compare, d’un côté, ma mère avec ses masques en tissu bariolé qui s’accordent bien avec son caractère lumineux et son côté fofolle et, de l’autre, mon collègue avec son masque noir, sobre, sérieux et chic : ça m’amuse.
Mon collègue se trouve maintenant à moins d’un mètre de moi ; il me lance : « on se connaît ? » Je ris et sursaute un peu ; sa présence me sort de mon imagination, comme si je redescendais brusquement sur terre ; je me rends compte que j’étais complètement dans mon monde. J’ai des difficultés à aligner deux phrases. Nous commençons à marcher ensemble et je m’excuse de ma confusion, en lui expliquant que j’étais en train de faire des observations liées au masque et qu’il me faut quelques secondes pour switcher. Il entame lui-même la transition en me demandant si je suis prête pour la grosse réunion que nous avons cet après-midi sur un autre projet de recherche. Je me surprends à faire des gestes d’éventail devant mon visage, comme pour m’aider à passer à autre chose, pour enlever les dernières traces invisibles de mon port du masque. Je suis encore beaucoup dans mes pensées, je m’accroche aux paroles de mon collègue pour me replonger dans les enjeux de la réunion à venir.
J’avais vu ce collègue au restaurant pour faire le point « en coprésence », il y a une dizaine de jours ; aujourd’hui, c’est la première fois que nous nous réunissons toute l’équipe en dehors de Zoom depuis le mois de mars 2020. Je me réjouis beaucoup de les voir et d’observer comment cela va se passer avec le respect des distances ; pour le moment, mon collègue et moi marchons dans le bâtiment, sans masque, côte à côte, après nous être désinfectés les mains tour à tour à une machine automatique sur pied disposée à l’entrée. La réunion se déroule dans une grande salle. Nous nous saluons à distance de gestes de la main et prenons place autour d’un grand rectangle composé de plusieurs tables ; nous explicitons à haute voix que nous laissons un à deux sièges vides entre nous : c’est tout. À l’issue de la séance de plusieurs heures, nous partageons des plaquettes de chocolat disposées au milieu de la table ; nous nous levons comme si de rien était. Enfin, presque ; plusieurs collègues sortent une petite bouteille de gel hydro-alcoolique individuelle avant de sortir de la salle. Je n’y aurais pas pensé seule ; je les imite et me frictionne les mains avec ma solution personnelle.
Après les salutations d’usage, nous nous séparons et vaquons chacun à nos occupations. Je consulte mon téléphone et là, ironie du sort ; je ne vais finalement pas utiliser mon billet de train aller-retour pour profiter d’un covoiturage avec un ami après le restaurant. Ma blague au contrôleur était définitivement un échec cuisant ; je n’en reviens toujours pas de cette interaction. Je vais malgré tout devoir porter un masque pour le trajet en métro jusqu’au centre-ville. Je décide de le mettre avant de sortir du bâtiment pour m’éviter une nouvelle course gestion de masques de l’enfer jusqu’au métro. Je fais donc un saut aux toilettes pour effectuer l’opération ; je dois m’y rendre de toute façon et préfère ne pas enfiler mon masque devant tout le monde au milieu d’un couloir. J’hésite malgré tout, parce que j’ai un coup de fil à passer ; je n’aime pas téléphoner avec un masque sur le visage, je m’inquiète du potentiel transfert de virus entre les deux objets. En sortant de la cabine individuelle pour me rendre devant l’un des nombreux lavabos, j’arrête ma décision : je décale l’appel et mets ce masque maintenant.
Je sors de mon sac la bouteille de gel hydro-alcoolique ainsi que la boîte de masques que je pose sur le rebord du lavabo ; je laisse mon sac sur le sol. J’applique du désinfectant dans la paume d’une main ; je le fais par réflexe, suivant la procédure que j’ai instaurée pour enfiler le masque. En me frottant les mains, je réalise à quel point le fait d’utiliser du désinfectant est ridicule puisque je me trouve devant un lavabo et pourrais tout à fait les laver avec du savon. L’association gel hydro-alcoolique et masque est devenue plus forte que l’affordance du lavabo, me dis-je, c’est dingue ! J’ouvre la boîte de masques sur le côté et arrive à en extraire un avec facilité, grâce à mon arrangement de ce matin sur le quai de la gare : qu’est-ce que c’est satisfaisant !
Un élastique dans chaque main, je lève les yeux et réalise que c’est la première fois que je mets un masque en me regardant dans un miroir ; c’est fou. Je marque un arrêt de quelques secondes avec une sensation étrange : c’est logique pourtant de se regarder pour appliquer quelque chose sur son visage ; je ne cesse de m’étonner. Mon attention se porte ensuite sur mon rouge à lèvre qui a finalement bien tenu. J’appose le masque sur le bas de mon visage, tourne simultanément les deux élastiques autour de mes oreilles pour les raccourcir en penchant la tête en arrière afin d’y dégager mes cheveux. Une fois le nœud formé avec les ficelles bien accroché aux oreilles, je redresse la tête et, d’une main, appuie sur la barre au-dessus du nez plusieurs fois en soulevant mes lunettes de l’autre main. Avec les doigts en forme de pince, j’ajuste le masque en le bougeant légèrement de gauche à droite au niveau des joues pour qu’il soit bien droit. Je repose mes lunettes ; je sens qu’elles commencent déjà à glisser mais je les ignore pour l’instant. Je tire le masque sous mon menton.
Je remballe mes affaires et me dirige vers la porte avec mon sac au dos. Une personne entre ; je la laisse avancer avec quelques pas de distance pour éviter que l’on ne se croise. La porte se ferme automatiquement ; je la rouvre avec mon coude et la pousse de l’épaule pour sortir. Je me dirige ensuite vers les ascenseurs ; j’appuie sur le bouton avec le coin de mon téléphone que je ressors de ma poche de pantalon. En attendant, je sens à nouveau mes lunettes glisser. Mais pourquoi ? Quelle est cette curieuse innovation qui vient me compliquer la vie ? Pfff. J’essaie de respirer doucement pour ne pas m’énerver et m’ajouter des complications respiratoires avec le masque. Je m’encourage en me disant que le trajet sera court. J’entre dans l’ascenseur en essayant de garder la tête bien droite ; j’essaie de penser à ce que je vais manger ce soir au restaurant. L’antidouleur a cessé de faire effet, je ressens à nouveau des crampes dans le bas du ventre depuis la réunion. Quelle est cette manie qu’a le corps de nous signaler toutes les sensations désagréables ? Je n’en peux plus du mien à cet instant précis.
Je sors du bâtiment et me dirige vers le métro. Ouf, finalement, je me sens plutôt confortable avec le masque ; peut-être est-ce grâce au miroir qui aide à bien le positionner immédiatement ? Je me dis qu’il faudrait me rappeler de cette astuce. En revanche, mes lunettes vivent toujours leur vie en indépendantes et glissent lentement mais sûrement sur le haut du masque ; ça m’obsède. Le métro arrive très vite ; je m’installe à ma place préférée et essaie de me changer les idées en répondant à des messages et scrollant les réseaux sociaux. J’ai de la peine à oublier le masque ; en plus des lunettes à remonter régulièrement, je ressens à nouveau des démangeaisons sur les joues aux abords du masque. Sur Facebook, je tombe sur une image partagée par une copine qui dit « “Merde, mon masque !” Élue phrase de l’année » ; je ris doucement sous mon masque et me sens tout à coup moins seule dans ma galère.
Je me rappelle que Myriam a aussi dit “merde mon masque” dans son message vocal ce matin ; cette apparition et circulation d’une phrase liée à une galère commune m’amuse beaucoup. Je prends une capture d’écran de la publication Facebook et l’envoie à Myriam.

Mon calvaire est bientôt terminé, le métro arrive à son terminus. En sortant du métro, j’observe un groupe d’hommes se mettre en cercle puis enlever simultanément leurs masques sur le quai. Un seul porte un masque en tissu noir, il le plie en quatre et le range dans sa sacoche ; ceux portant des masques chirurgicaux les plient en deux et les glissent dans leur poche de pantalon, un autre le garde enroulé autour de son poignet comme un bracelet. Je les dépasse. Il y a des poubelles tout le long du quai mais je préfère attendre d’être à l’extérieur de la station pour enlever et jeter le mien. En marchant, je me demande si je suis seule à essayer de respecter les usages officiels du masque puis je me dis que les écarts sont sûrement plus visibles que les bonnes pratiques, ce qui expliquerait que je les observe davantage. Au fond, je n’en sais rien. À l’air libre, je retire mon masque d’un geste de la main droite par l’élastique et le flanque dans une poubelle en prenant une bonne bouffée d’oxygène ; beurk, ça sent les égouts.
Le prochain article de cette série est disponible ici.
Marine Kneubühler, Université de Lausanne