© Lucie Bellet @Feminnister
Les masques se rangent indéniablement parmi les objets classiquement considérés par l’anthropologie. Attentif à ce que Claude Lévi-Strauss appela la « Voix des masques », l’anthropologue regarde ce que le masque signifie ou veut incarner. Au-delà du masque-pour et du masque-porté, il dévisage aussi le masque-fait. Et il se tourne alors vers ceux qui les font, eux-mêmes porteurs, dans leur geste de confection, de ce que la société leur confie à faire et laisser voir. D’où l’étude, dont l’anthropologie ne saurait se dispenser aujourd’hui, du rôle des faiseurs de masques, et en l’occurrence surtout des faiseuses, dans la réponse à la crise de la COVID-19. L’un des caractères les plus visibles de la pandémie de la COVID réside en effet dans ces masques qui ont recouvert les visages, en peuplant désormais les rues et espaces de travail. Ils ont déjà motivé des études en sciences sociales, voulant déterminer quelle est leur histoire, qui les portent ou tentent de s’y soustraire, ou bien encore, la manière dont il s’agit à travers eux de « masquer le monde »[1]. Franck Cochoy examine ainsi leurs « conséquence sur les interactions sociales »[2] et, avec Gerald Gaglio et Alexandre Mallard, leur impact sur la condition « des professionnels faiblement qualifiés, ces premiers de corvée[3] » envoyés au front de la crise sanitaire. À leur rencontre, l’anthropologue s’interroge également, comme il le ferait vis-à-vis de tout masque, sur leur origine et sur les acteurs de leur fabrication.
De l’autre côté du masque, j’ai donc voulu considérer le cas de ces faiseurs et faiseuses (comme ils se désignent souvent eux-mêmes) qui se trouvent, dans la déferlante de la COVID, soulevés à la crête d’une vague que l’on ne saurait voir sans certains questionnements socio-anthropologiques. Quoique d’apparence désuète, le terme de faiseur ou faiseuse permet de lier un rôle à un autre : celui des acteurs d’un moment à celui de ces artisans spécialisés de la confection textile que l’on appelait ainsi jadis. Se pose alors la question du geste constitué par la confection, ainsi que celle de sa réception sociale. À l’heure où des héros de la crise COVID sont salués, on peut notamment s’étonner de ne pas beaucoup trouver trace des faiseurs et faiseuses de masques. On peut aussi vouloir prendre la mesure de la disqualification du geste et de ses acteurs qui est en jeu dans la critique technique des masques en tissu, telle qu’elle émerge de part en part (i.e. désignés d’« emplâtre sur une jambe de bois »[4] par des experts scientifiques et déconseillés par le Haut conseil de la Santé Publique).


Contraste : une image libre de droits proposant de remercier des héros de la COVID sous des traits masculins, en uniformes et posture forte statique (Vecteur Premium. Licence Freepik Premium) & l’ancien logo du collectif Bas les Masques, montrant une femme se remontant les manches pour signifier sa force (Crédits : Lucie Bellet @Feminnister).
Pour étudier le geste et la situation de ces faiseurs et faiseuses, j’ai lancé au printemps 2020 un projet de recherche socio-anthropologique sur le sujet. L’objectif était d’étudier la réalité humaine derrière la confection et de comprendre qui produit les maques, comment et pourquoi, dans quel contexte et avec quel impact, reconnaissance ou profit.
Pour connaître ces faiseurs et faiseuses de masques, j’ai dans un premier temps (en raison des limites imposées par les mesures sanitaires), suivi leur trace dans les mondes virtuels de l’Internet et ses réseaux. Les ayant peu à peu vu se déclarer sur la toile, j’ai dénombré un nombre croissant de sites, de profils, de pages et de groupes dédiés à la confection ou à la distribution des masques. J’ai ainsi suivi 32 pages et 60 groupes répartis sur 11 pays (Allemagne, Angleterre, Australie, Belgique, Canada, États-Unis, France, Inde, Italie, Japon, Suisse) ou de localité non indiquée. Apparaît avec eux un ensemble à géométrie variable car certains naissent et disparaissent, ou sont parfois mis en suspens ou changent de nom et même de vocation (tel groupe de fabrication devenant un groupe d’entraide plus large). Cet ensemble correspond également à un monde curieusement globalisé, qui présente des groupes d’étendue à la fois très localisée (ex. Les couturières masquées du Centre Val de Loire en France) et beaucoup plus large (ex. Mask Makers Community aux États-Unis), et regroupe parfois des membres extérieurs à l’étendue initiale ou s’inscrivant eux-mêmes dans des réseaux de groupes d’intérêts communs. De la même façon que des ONG sont parfois qualifiées de « parapluies » – ainsi comparées à des structures porteuses de ramifications locales, aptes à soutenir un réseau d’acteurs concourant à une même action[5] –, la confection des masques s’organise pareillement en réseaux, s’appuyant notamment sur des outils numériques tels que des cartes interactives (ainsi à Lyon). Ces groupes se déploient généralement sous diverses formes de représentation numérique, comme on le remarque pour le groupe britannique Mask makers UK, doté d’un site Internet, d’un groupe Facebook (5,5K membres au 31 janvier 2021) et d’un compte Instagram. Les groupes se constituent enfin selon des orientations différentes par rapport à la confection des masques et à ses finalités : les membres de certains groupes, comme Mask makers UK par exemple, sont fédérés autour du don et des demandes de dons pour des publics vulnérables, tandis que d’autres, tels que Bas les masques, sont plus orientés vers une confection professionnelle et la défense des professions engagées.
Ces groupes et réseaux ne doivent pas faire oublier les acteurs individuels sur lesquels ils reposent. Afin de connaître ces derniers, j’ai conduit l’enquête au moyen d’entretiens, de correspondances écrites, d’un questionnaire en ligne (en français et en anglais) et du recueil de documentation et de photographies. Ne voulant pas biaiser la compréhension des choses en restreignant le regard à une catégorie d’acteurs particuliers, je n’ai a priori privilégié ni l’interrogation des bénévoles, ni celle des professionnels, en proposant un questionnaire aussi inclusif que possible à cet égard. Il comprenait une soixantaine de questions visant à cerner le profil général des faiseurs et faiseuses de masques, leur rapport habituel à la couture et leur expérience de confection des masques COVID. Au 15 janvier 2021, 585 réponses avaient été reçues, dont 557 pouvaient être exploitées en respect de l’application de la législation RGPD (soit 303 réponses francophones et 254 anglophones). Tandis que j’avais fait circuler les questionnaires sur les réseaux sociaux de 11 pays, ce sont des réponses venant finalement de 20 pays (v. carte ci-dessous) qui sont parvenues. Les répondants de quatre pays furent majoritaires (France 288, États-Unis 127, Grande Bretagne 42, Allemagne 36). Mais ceux d’autres pays indépendants des régions premièrement visées (Sri Lanka 1, Singapour 1, Norvège 1, Japon 1, Brésil 1, Argentine 1, par exemple) témoignèrent encore de l’effet parapluie observé au niveau de la structure des réseaux.


Cet article constitue la première moitié d’un texte en deux parties.
La suite est disponible ici.
Par Sophie-Hélène Trigeaud, Dr. HDR en anthropologie, chercheuse associée au LADEC, Université Lyon 2
Avec nos remerciements à Jackie Tadéoni, Sandra Björk Thordarson, Dimitri Morel, aux services de communication du groupe AFNOR, à tous les anonymes ayant répondu aux entretiens ou aux questionnaires ; et à Marie-Catherine, Anne-Laure, Bénédicte et Delphine pour leurs relectures et tests du questionnaire.
[1] Hermesse, J., Laugrand, F., Mazzocchetti, J., Servais, O., Laurent, P-J., et. al. Masquer le monde.
[2] Cochoy, F. « L’envers du masque ». Esprit, 10(10), 2020, p. 24-27.
[3] Gaglio, G., Mallard, A., Cochoy, F., Des « invisibles » tombent le masque. The Conversation, 17 mai 2020.
[4] Jolly, P.. « L’élimination des masques réutilisables est un choix historique discutable » : Interview de Bruno Strasser, Le Monde, 25 mai 2020.
[5] Comme je l’ai étudié au sujet de l’action des ONG à l’ONU. Sophie-Hélène Trigeaud, « On and Behind the Scene: Religious NGO Processes at the OHCHR of the UN in Geneva ». In Jeremy Carrette ed., Religion, NGOs and the UN. London, Bloomsbury, 2017, p. 89-118.