Autographie du port du masque #8. Perfectionnement technique (2/2) 11.08.20

Cet article fait partie d’une série d’autographies réalisées par la sociologue Marine Kneubühler. Elle y restitue à la première personne son expérience relative au port du masque, éclairant ainsi diverses situations et mesures sanitaires auxquelles la pandémie a donné lieu. Le premier article de la série est disponible ici.

J’ai un peu d’avance sur mon rendez-vous avec mon collègue ; pour patienter, je m’assois sur un banc au soleil devant le bâtiment dans lequel il travaille. Je suis curieuse de découvrir le nouveau paquet de masques que je viens d’acheter. Je le sors de mon sac ainsi que le vieil emballage en plastique de mes premiers masques. J’examine et compare les deux contenants posés sur la table en bois devant moi. Je m’aperçois qu’ils comportent tous deux beaucoup de textes en anglais. Il ne m’était même pas venu à l’esprit que je pourrais trouver quelque chose d’utile à lire sur l’emballage. Il s’agit d’un mode d’emploi en quatre points et d’une liste de conseils et avertissements. La nouvelle boîte propose le même genre d’informations mais je vois tout de suite des différences de présentation : le mode d’emploi contient une étape de plus avec des consignes plus succinctes et propose des notes plutôt que des conseils et avertissements.

Le premier emballage indique que ce sont des masques « médicaux » alors que le second annonce des masques « d’hygiène ». Je m’interroge sur les raisons de ce changement de catégorie et sur la possible évolution de la production de masques en raison de la pandémie : le mot « hygiène » renvoie effectivement à un usage plus courant et ordinaire que l’adjectif « médical ». Je me demande s’ils sont différents dans leur composition : je comprends seulement que les deux ont trois couches. Les deux dessins de masque se ressemblent. Je parcours en diagonale les textes des modes d’emploi :

Medical face mask

(Emballage plastique reçu gratuitement par La Poste avec l’achat d’un téléphone portable)

How to use:

  1. Open the package, take out the mask, the nose clip is above, the outside of the mask is folded down.
  2. Put on a mask with the ear loop hanging on both ears, and cover the nose, mouth and chin with the mask.
  3. Place the tips of two fingers on the nose clip, start from the middle position, press with your finger inward, and gradually move to both sides to shape the nose clip according to the shape of the nose.
  4. When removing the mask, do not touch the outside of the mask (the contaminated surface); start with removing the ear loop from one side, then remove the other side, hold the mask ear loop only to dispose it into medical waste container.

Precautions, Warnings, and Tips:

  • The product is single-use only, reuse is strictly forbidden;
  • The product should be used as soon as possible after the opening the package;
  • The nose clip should not be pinched with one hand, and avoid touching the inside of the mask with hand;
  • After the mask get wet, or being contaminated by the patient’s blood, or body fluids, it should be replaced immediately;
  • Dispose of the product in accordance with “Medical waste Management regulation”

Hygiene Mask

(Boîte cartonnée achetée au kiosque de la gare de Lausanne)

  1. Before touching the mask and after disposal, clean your hands with soap and water, or hand sanitizer.
  2. Place mask over nose and mouth. The side of the mask that has a stiff, bendable edge is the top and is meant to mold to the shape of your nose.
  3. Place a loop around each ear.
  4. Pull the bottom of the mask over your mouth and chin. Mold or pinch the stiff edge of the mask to the shape of your nose, so it fits tightly on your skin. The mask needs to cover the face from the nose to below the chin.
  5. Wear mask max. 2 hours, and afterwards dispose of it in household bin.

Note:

  1. Please do not wear close to fire and fireworks.
  2. Product does not produce oxygen and can not be used in anoxic environment.
  3. It is strictly forbidden to use in special environments containing poisonous gas or harmful dust.
  4. Too much pulling on the ear strap can cause the mask to break.

Storage: Place in a clean, dry environment at room-temperature, away from direct sunlight.

Je reconnais des associations devenues familières – lavage et mains, boucles et oreilles, couvrir bouche et menton, usage unique – ; d’autres me surprennent plus dans les précautions et notes, tels que la mention du « sang du patient » pour le masque médical – mais en fait c’est logique puisqu’il s’agissait au départ de masques prévus pour un usage chirurgical – ou de « feux d’artifice » pour le masque d’hygiène – moins logique, improbable même. Sur la nouvelle boîte, il y a quatre étapes dessinées sur cinq : je ne comprends pas la dernière, on dirait le deuxième singe de la sagesse.

Je lève les yeux et aperçois mon collègue. Je remballe mes boîtes de masques et me lève pour le rejoindre.

Le dîner a été agréable, les échanges enrichissants. Tout ce qui est perdu dans une réunion Zoom m’apparaît avec netteté ; les gestes, les silences non gênants, les commentaires sur le repas, sur les collègues de la table d’à côté, à mi-voix ; bref, toutes les activités qui soutiennent l’instant de partage, qui sont secondaires, mais lui donnent un sens, un sentiment de complétude. Surtout, je ne me sens pas épuisée, mais revigorée. J’ai raccompagné mon collègue jusqu’à son bureau pour prolonger notre discussion. J’en ai profité pour faire un passage éclair aux toilettes. Il ne faut pas que je traîne si je veux prendre le prochain train. Je sors du bâtiment en forçant le pas, une seule lanière de mon sac sur l’épaule pour pouvoir sortir un masque pour le métro.

Dans la précipitation, je cherche la boîte dans mon sac ; je dois farfouiller une bonne minute en avançant ; je ne la trouve pas, on dirait le sac de Mary Poppins : ma main rencontre des objets à l’infini mais pas celui dont j’ai besoin. Je finis par m’arrêter. Je trouve enfin la boîte cartonnée ; je reprends ma marche. J’ouvre la boîte sur le côté et, là, commence une galère pas possible : les masques sont emballés dans un plastique à l’intérieur du carton. Je dois percer le plastique avec mes ongles, j’essaie de tirer un des masques par les élastiques mais il ne bouge pas ; les dix masques sont complètement compactés les uns sur les autres. Pas le choix, je retire tous les masques du plastique que je sors également et flanque dans ma poche. Je garde un masque que je laisse pendre autour d’un poignet par l’élastique. J’essaie de remettre les autres frénétiquement dans la boîte ; je n’y arrive pas. Je dois m’arrêter. Je les tasse maladroitement pour les faire rentrer dans la boîte. Je vois qu’ils sont légèrement pliés ; j’ai peur de les avoir endommagés. Je parviens à refermer la boîte que je range dans mon sac. Je repars en mettant les deux lanières du sac sur mes épaules : je cours. Je m’arrête devant les barrières encore baissées qui m’empêchent de traverser les voies pour rejoindre mon quai.

Je respire très rapidement ; c’est fou la rapidité avec laquelle je passe de la sérénité à l’agitation. Je me laisse quelques secondes pour reprendre mon souffle, puis j’enfile mon masque. Je pose le masque contre mon visage, fais une boucle autour des oreilles, appuie plusieurs fois sur la barre au-dessus du nez et des joues avec le bout des doigts, puis tire le masque sur mon menton. Et hop ! J’émets un soupir de contentement. Avoir intégré la bonne technique me ravit : je souris sous mon masque. J’ai quand même un petit doute sur ma procédure parce que je ne me suis pas désinfecté les mains. Je me rappelle que je viens d’aller aux toilettes ; je me suis bien lavé les mains avec du savon. Je pense à Didier Pittet, le grand spécialiste de l’hygiène des mains en Suisse, très présent dans les médias depuis le début de la pandémie, qui a répété sans cesse à la télé que se laver les mains, c’est tout aussi efficace que le désinfectant ; il vaudrait même mieux se laver les mains au savon chaque fois que c’est possible. Les barrières se lèvent, je traverse les voies pour monter sur le quai. Le métro arrive ; je m’aperçois dans le reflet de la vitre, avant que les portes automatiques ne s’ouvrent : ce masque-là présente également une légère asymétrie sur mon visage, comme les premiers. Je me demande si ce sont mes oreilles qui ne sont pas à la même hauteur.

Je ne ressens aucune gêne avec le masque, c’est déjà ça. Je m’assieds à ma place préférée et sors mon téléphone. Une amie se trouve dans une situation compliquée : nous échangeons des messages durant tout le trajet, y compris pendant l’escale entre les deux métros jusqu’à la gare. J’avance en mode automatique en prêtant très peu attention à mon environnement. Arrivée dans le hall de la gare, je constate des problèmes d’affichage pour les annonces des trains. Je jette un œil autour de moi : les gens sont perdus. Ils regardent en l’air, tournent en rond, consultent leurs téléphones en plein milieu de voies de passage. Qu’est-ce qui se passe encore ? Je vois qu’il n’y a plus d’électricité dans les magasins. Je décide d’attendre sur mon quai et de prendre mon mal en patience.

Une adolescente arrive sur le quai, regarde le panneau d’affichage vide et baisse son masque sous le menton. Elle s’agite à la recherche d’explications. Une dame à côté d’elle baisse également son masque et lui dit qu’il faut patienter, nous ne savons rien, il n’y a pas même eu un message transmis par haut-parleur. Je vois des employés des chemins de fer à l’intérieur, avec des gilets jaunes ; je dis aux deux personnes que ces employés sont peut-être venus nous informer de la situation. Les deux se précipitent à l’intérieur du hall pour vérifier. Je préfère attendre sur le quai.

Je me mets en mode observation. Je remarque que les gens sont plus nombreux à porter le masque qu’à la gare de mon bourg ce matin. Plus de masques sont visibles sur celles et ceux qui ne le portent pas encore sur le visage. Parmi ces personnes, on retrouve les mêmes types de porteurs : le masque sous le menton, dans la main, tenu par l’élastique ou non, enroulé autour du poignet ; cette fois, il y a même celui qui le porte avec un seul élastique autour d’une oreille. Je pense à l’asymétrie du mien. Je me tourne pour me regarder dans la vitre d’un magasin et j’essaie d’inverser le sens de l’une des deux boucles derrière l’oreille. J’inverse le haut et le bas au moment de croiser l’élastique pour le raccourcir ; c’est peut-être parce que je ne tourne pas les deux élastiques dans le même sens autour de chaque oreille que le masque est asymétrique sur ma caboche. Sur le coup, le résultat semble mieux, mais je ne suis pas convaincue.

Un train arrive sur le quai, sans affichage. Mon train est censé partir dans deux minutes de ce quai, ça doit être celui-ci. C’est dingue quand même, on nous enlève les mots sur les choses et on se retrouve tout paumés et déstabilisés. Aussi, il n’y a quasiment plus personne sur le quai, la plupart des gens sont partis à la chasse aux informations. Je monte et demande à un jeune, son masque sous le menton, si je suis dans le bon train. Il me répond : « Je pense. » Il a l’air décontracté ; j’aimerais avoir cette attitude face à la vie en général. Je suis plutôt bien disposée à l’imiter et je prends place dans sa diagonale. Je me demande combien de personnes vont rater le train parce qu’ils ont voulu à tout prix savoir ce qu’il se passait. La voix du chef de train retentit et confirme que je ne me suis pas trompée. Le jeune me regarde avec un grand sourire et me dit : « C’est bon. » Il se lève et quitte le wagon. Je ne comprends pas : il n’était pas dans le bon train, lui ? C’est curieux.

Le train démarre. Je regrette d’avoir touché à l’élastique du masque ; maintenant, j’ai des démangeaisons sur mes cicatrices qui se situent derrière mon oreille gauche. Je ferme les yeux et j’essaie de respirer calmement. Je pense au jeune qui s’en ficherait sûrement que ça le démange. Je me gratte super fort un bon coup. Aïe ! Rrrro non… Ça allait bien jusqu’à maintenant. Je me frotte encore derrière l’oreille et essaie de relâcher tout doucement l’élastique pour apaiser les démangeaisons. Je prends mon téléphone pour rédiger mes notes. Les démangeaisons finissent par s’estomper toutes seules jusqu’à disparaître sans que je m’en rende compte. Durant le trajet, je me sens plutôt confortable avec le masque. Je sens un peu plus de chaleur générée par mon souffle par rapport à ce matin, mais j’arrive à m’en dissocier. J’écris. Le temps passe. Le train arrive à destination. Je m’arrête sur le quai vers une poubelle et ôte mon masque en tirant sur un élastique. En le jetant, je vois quelques masques tout au fond de la poubelle, mais peu ; elle est loin de déborder, comme ma collègue l’avait remarqué pour d’autres poubelles aux arrêts de transports publics.

Le prochain article de cette série est disponible ici.

Marine Kneubühler, Université de Lausanne