Ce mercredi 18 mars, sur le coup des 15h30, je quitte mon domicile lausannois où je suis confinée depuis quelques jours pour me rendre à la Migros du centre commercial des Bergières. Désormais, seuls les magasins alimentaires et les commerces dits essentiels sont ouverts. Si cette petite échappée est nécessaire – je dois réapprovisionner mon frigo –, elle est aussi l’occasion de quitter l’écran de mon ordinateur pour sillonner le quartier et partir à sa reconnaissance. Car bien qu’il soit en quarantaine depuis peu, la mue de mon quartier est déjà bien entamée. Le cliquetis des aiguilles du trolleybus résonne toujours, mais l’atmosphère a été dépouillée de ses sonorités urbaines les plus distinctives. Je n’entends plus le bavardage léger des enfants sur le chemin de l’école, ni le bruit sourd qui accompagne le passage régulier des voitures qui s’en vont vers les hauts de la ville ou, à l’inverse, vers le lac. Par ailleurs, tout au long de la journée, à des intervalles réguliers dont je ne connais pas encore la nouvelle et intrigante cinématique, je vois des quidams aux silhouettes insolites marcher sur les trottoirs, avec parfois des cabas gonflés de nourriture aux deux bras, certains montant le long de Montétan pour atteindre les Bergières, les autres descendant la même rue pour rejoindre St-Paul ou l’avenue d’Echallens. Le quartier étant desservi en haut et en bas par des lignes de bus, et par de nombreux magasins et petits commerces, j’ai l’espoir de trouver le supermarché peu occupé. Après tout, c’est le milieu de l’après-midi, et les clients qui, vendredi dernier, remplissaient avec frénésie leurs caddies dans une ambiance à l’angoisse poisseuse et nerveuse, devraient encore vivre sur les réserves qu’ils ont accumulées.
Les portes tournantes du centre commercial franchies, je me dirige un peu plus lentement qu’à l’accoutumée vers l’espace réservé au supermarché. Au premier coup d’œil, il semble avoir conservé son agencement habituel. Dans tous les cas, les équipements de l’enseigne sont à leur place usuelle et le décor n’a pas bougé. Les caddies, dont je ne me sers jamais tant ils sont encombrants, sont rangés au fond du couloir qui jouxte le magasin sur la gauche, le long du salon de coiffure. Quant aux paniers, ils sont entreposés en très grande quantité, leur empilement soigné formant une petite colline orange juste après l’entrée, sur le côté gauche. Je pénètre dans le magasin avec une légère appréhension devant l’inconnu. Après avoir prélevé un panier, je m’avance d’un pas en direction des étalages où sont exposés les fruits et les légumes. Puis, immobile, je jette des coups d’œil à ma gauche, à ma droite, devant moi, et réfrène l’élan de mon corps, que je sens gauche et hésitant.
Bizarrement, mon propre corps m’embarrasse. C’est que je ne possède pas encore le savoir-faire que requiert la circulation dans un supermarché, dont la nouvelle règle consiste à respecter continûment une distance minimale de 2 mètres à l’égard des autres clients et des vendeurs. De fait, cette forme inédite de déambulation marchande, qui cherche à conjurer la présence invisible et menaçante du virus dans des espaces publics clos et en libre-service, m’est totalement inconnue. Les quelques clients que j’aperçois au loin et qui ne s’efforcent guère de maintenir la distance recommandée semblent pareillement l’ignorer. Je m’en étonne un peu. Que les clients soient relativement rares aujourd’hui devrait rendre la règle plus facile à suivre. Quoique. Sa mise en application se limite-t-elle à un ratio entre les mètres carrés que contient une surface et le nombre des individus qui l’occupent ?
Immobilisée près des carottes et visant du regard les cagettes où sont rangés les fenouils que je convoite, j’esquisse un premier mouvement. Je me surprends alors à penser que circuler dans le magasin en respectant la règle des 2 mètres réclame de moi que je sois un sujet hyper-réflexif, qui considère que son savoir-faire ordinaire a perdu de son caractère d’évidence. En effet, circuler selon cette règle exige que je prenne conscience des routines stabilisées et allant de soi sur lesquelles je m’appuie quand je me déplace. Mais cette « épochè », cette mise en parenthèse de l’attitude naturelle qui soutient mon aisance à agir dans la vie quotidienne, ne suffit pas[1]. En effet, je ne saurais parvenir à suivre cette nouvelle règle si je ne mettais pas aussi ces routines à distance de moi : je dois me comporter comme si ces routines n’étaient plus les miennes, comme si elles appartenaient à un individu que je ne peux plus être[2]. Rendre étranger le familier : c’est seulement à ce prix que je vais pouvoir observer mes routines, puis les examiner pour éventuellement les infléchir et les adapter à l’aune des particularités de chaque situation dans laquelle je vais désormais être impliquée.
Il faudra donc que je circule dans le magasin tout en me focalisant sur ma façon de circuler, et que je me désengage volontairement, pour partie, de mon rôle de consommatrice pour devenir la « méthodologue pratique »[3] de chacun de mes déplacements. En temps ordinaire, la circulation dans un magasin est une activité secondaire, qui soutient une « activité principale »[4], à laquelle est prêtée la plus grande attention : les clients se déplacent en vue de prélever des produits alimentaires. La logique de cette activité est celle de l’arrêt, et non pas du passage. Prélever des produits alimentaires implique en effet de stationner devant des rayons, et parfois également devant des balances. En présence du virus, « l’occasion sociale »[5] qu’est l’achat au supermarché, je m’en rends compte tout à coup, s’est profondément transformée. En effet, pour le client qui a le virus aux trousses, circuler dans les rayons et prélever des aliments se présentent l’une et l’autre comme des activités principales dont le déroulement doit être entièrement repensé. Comment vais-je organiser ma propre circulation dans le magasin pour éviter de croiser de trop près les autres clients ? Et comment, après avoir atteint un étal, vais-je prélever des aliments en gardant mes distances ?
Me voilà avertie du défi à affronter. J’esquisse alors un deuxième mouvement, qui m’amène à passer en revue les différents moyens dont je dispose pour traverser le magasin sans encombre, mais avec mon panier rempli des aliments que j’étais venue chercher. Je réfléchis. À un instant T, qui est celui de la situation enregistrée dans un cliché photographique, je peux anticiper ma propre trajectoire, et me représenter le parcours qu’il faudrait suivre pour passer des carottes aux fenouils tout en me tenant à distance des autres clients. Mais je ne suis pas seule. Il y a des clients autour de moi et ils se déplacent eux aussi. Le problème m’apparaît alors dans toute sa crudité. Comment m’y prendre pour anticiper la trajectoire des autres clients, alors même que l’achat en libre-service est une relation marchande qui organise l’imprévisibilité des déplacements et des gestes d’achat ? Certes, il est possible de s’attarder sur les postures corporelles pour tenter de déchiffrer les indices qui s’offrent ainsi à la vue. Mais je sais par expérience que leur fiabilité est variable. Et tout à l’heure, j’ai bien vu le manège de ce client près des salades : le buste penché, le regard fixé sur les pommeaux verts rangés au premier rang, il s’apprêtait, la main avancée devant lui, à saisir une laitue batavia. Or, stoppant son geste au dernier moment, il avait fini par s’en détourner brusquement.
Je me lance. Mais au moment où je dépasse les carottes, je m’arrête tout net. Rassemblée autour d’un caddie, une famille est plantée au milieu du passage et fait abstraction de la présence des autres clients. Le chariot déborde d’enfants qui s’agitent à hue et à dia ; le père fait des allers et retours anarchiques et incessants depuis le caddie, point zéro de ses déplacements, pour le remplir des différentes marchandises à portée de ses bras. Je juge que l’opération va durer un certain temps. Il faut donc contourner l’obstacle, et abandonner l’idée de pénétrer dans la zone assiégée. Quelle allée choisir ? Je suis indécise : y a-t-il vraiment des couloirs larges de 2 mètres où je pourrais me faufiler ? Autour de moi, des clients virevoltent, comme si circuler le plus vite possible était une question de vie ou de mort. Certains d’entre eux font leurs courses sans panier ni caddie, avec un sourire étrange aux lèvres. Penseraient-ils que leur mobilité accrue est un gage d’invincibilité ? Je peste. Leurs ballets, semblables au zigzag d’une guêpe affolée, sont imprévisibles et rendent le mien impraticable.
Alors que je m’approche des fenouils, je constate que le terrain vient d’être occupé : un vendeur et une vendeuse se parlent, à moins d’un mètre, en remplissant les étals alentour. Que faire ? J’hésite. Derrière moi, les clients continuent d’entrer dans le magasin et d’affluer vers les fruits et les légumes. Si je stationne trop longtemps dans la zone, ne serait-ce que deux minutes, je vais rendre malaisée leur propre circulation dans le supermarché. Si j’interromps les vendeurs en m’approchant de trop près, de sorte à leur signaler ma présence et les forcer à me faire de la place, je pourrais passer pour une cliente trop pressée, soucieuse de son propre confort et peu respectueuse de leur travail. Je sens le flux des clients derrière moi. La pression est trop forte et j’émets à haute voix : « Excusez-moi, est-ce que je pourrais prendre des fenouils ? ». Les vendeurs s’écartent, je prélève aussi rapidement que possible le légume et m’empresse de quitter l’étal.
Alors que je sors de l’aire dévolue aux fruits et légumes, le sentiment d’oppression qui m’avait saisie à l’entrée s’allège. Je m’enfonce à pas mesurés dans le magasin. Au moment de dépasser le rayon de l’épicerie fine, mon regard est capté par une scène qui me paraît totalement incongrue. Je ralentis. Une personne âgée se tient immobile devant la marchandise exposée. Partiellement recourbée, la vieille femme contemple les boîtes et les paquets avec beaucoup d’intérêt, comme si elle était au musée.
Fabienne Malbois, sociologue, Université de Lausanne
[1] Schütz, A. (2008). Le chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences sociales. Paris : Klincksieck.
[2] Voir le texte de Danny Trom sur ce blog, intitulé « Cet étranger que nous sommes devenus ».
[3] Garfinkel, H. (2007). Recherches en ethnométhodologie. Traduit de l’anglais (USA) par Michel Barthélémy, Baudoin Dupret, Jean-Manuel de Queiroz et Louis Quéré. Paris : PUF.
[4] Goffman, E. (2013 [1963]). Comment se conduire dans les lieux publics : Notes sur l’organisation sociale des rassemblements. Paris : Economica.
[5] Goffman, E. (2013 [1963]). op. cit.