Cet étranger que nous sommes devenus

« La confiance au sens le plus large du terme, c’est-à-dire le fait de se fier à ses propres attentes, constitue une donnée élémentaire de la vie en société. Certes, l’homme a, en de nombreuses situations, le choix d’accorder ou non sa confiance à divers égards. Mais, s’il ne faisait pas confiance de manière courante, il n’arriverait même pas à quitter son lit le matin. Une angoisse indéterminée, une répulsion paralysante l’assailliraient. Il ne serait même pas en mesure de formuler une méfiance définie et d’en faire le principe à la base de mesures défensives, car cela serait présupposer qu’il accorde sa confiance à d’autres égards. Tout serait alors possible. Nul ne peut supporter une pareille confrontation immédiate avec la plus extrême complexité du monde. »

Niklas Luhmann (2006 [1968]). La confiance. Un mécanisme de réduction de la complexité sociale. Paris : Economica.

Ces temps-ci, nous sommes peut-être nombreux à hésiter à sortir du lit le matin. Non pas que nous doutions de tout, au point de nous demander si le sol ne va pas subitement se dérober sous nos pieds ; mais nous trainons des pieds parce que, dirait Luhmann (ci-dessus), le degré de complexité du monde s‘est sensiblement élevé, au point que nous n’en reconnaissons plus le visage familier. Nous y étions immergés avec une assurance relative mais néanmoins ferme, appuyés que nous étions sur nos routines. Nous avions confiance, sans le savoir, sans y penser. A présent, nous nous approchons du monde avec méfiance parce qu’il est déjà à distance, comme si nous partions à l’aventure. Traverser à pied un carrefour en bas de chez soi, ce n’est certes pas prendre le risque d’être abattu par un sniper comme au temps de Sarajevo assiégé, mais ce n’est plus non plus jeter un coup d’œil distrait à gauche et à droite afin de ne pas se faire renverser par un véhicule. Nous déambulons avec cette vigilance redoublée réservée aux situations exceptionnelles.

Plus la confiance diminue, plus la vigilance augmente. De nouvelles habitudes finiront, avec le temps, par se former — la complexité redoublée, le chaos toujours relatif, étant généralement passager. Le chaos survient lorsque soudain, nous ne pouvons plus nous fier à nos propres attentes. Si le chaos perdure, le monde devient invivable. Car du monde, et du monde de social en particulier, nous nourrissions des attentes implicites, régulièrement confirmées. Plus le monde se conforme à nos attentes, plus nous pouvons nous reposer sur nos habitudes ; plus notre confiance dans sa stabilité se raffermit. La boucle est en somme vertueuse. Si le monde social est, dans certaine mesure, prévisible, évaluable, s‘il manifeste des régularités attestées, s‘il est dans une certaine mesure calculable et manipulable, c‘est que, stabilisé, il présente un éventail réduit de surprises.

En temps de crise, une sociologie sensible à la confiance sous-jacente à la vie sociale, aux attentes de stabilité (toujours potentiellement déçues), se révèle plus puissante qu’une sociologie d’abord sensible à la critique de la reproduction sociale. Ce n’est pas tant qu’il faille choisir entre elles, mais qu’elles dénotent deux tropismes dont la sociologie ne fait qu’hériter et retraduire dans son propre langage : l’indignation face à l’inertie du monde social, face à sa troublante invariabilité, d’une part ; l’angoisse face aux incertitudes, aux modifications inattendues de l’état du monde social, d’autre part. En principe, ni la reproduction, ni la transformation ne sont préférables en soi. La reproduction est réputée mauvaise si une inégalité injustifiable est continument reproduite, mais la reproduction de la culture à travers la distribution équitable de biens (sa « démocratisation ») est généralement jugée positivement. La transformation abrupte du monde social par une pandémie est jugée malheureuse, tandis que celle précipitée par une révolution peut être réputée bénéfique. Il serait donc erroné de corréler une sociologie de la reproduction au progressisme, et une sociologie centrée sur les attentes stabilisées au conservatisme.

Marx, le premier, dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, l’avait pressenti en constatant que dans la crise politique, en situation de perte des repères, les acteurs régressent vers leurs habitus : ils miment le passé, plutôt que d’assumer l’incertitude et de s’engouffrer dans l’avenir. S’ils le font, c’est que l’angoisse les étreint, c’est qu’ils n’ont pas confiance dans leurs propres attentes d’avenir, qu’ils se calent sur des repères certes périmés mais rassurants. Marx, appuyé sur la science de l’histoire, pouvait le déplorer, mais nous, actuellement, depuis que les « lois de l’histoire » se sont avérées fragiles, incertaines, souvent fausses si ce n’est dangereuses, ne le pouvons plus.

La crise pandémique a alors ceci de particulier qu’elle déstabilise le monde social de l’extérieur, que sa survenue ne dépend pas de processus sociaux endogènes. Ce n’est pas un saut dans l’inconnu, auquel Marx exhortait le prolétariat, qui est ici en jeu. Le monde, pour tous, sans exception, de manière uniforme, est devenu étrange. Chacun aura constaté combien dans sa vie quotidienne, en ces jours de crise, confiné chez lui, il ressemble toujours davantage à lui-même en se resserrant autour de ce qu’il a toujours été, en régressant vers ses habitudes et son « caractère », parfois jusqu’à la caricature. Et en s’aventurant dehors, il est comme le stranger d’Alfred Schütz qui, équipé d’un savoir pratique puisé dans sa contrée d’origine doit explorer son pays d’accueil afin de s’y ajuster, afin d’y vivre.

L’étranger de Schütz est esseulé, il ne forme pas un groupe avec d’autres étrangers, il affronte le monde seul. Il apprend pour lui- même ce que tous savent déjà et connaissent sur le mode de l’évidence. Cette aliénation du monde est affaire de degré : plus l’exploration livre ses résultats, plus le monde jadis opaque et dangereux lui devient familier. Alors, la confiance se rétablit pas à pas. En situation de crise pandémique, nous sommes seuls, mais néanmoins ensemble, nous faisons tous une expérience que nous savons similaire (c’est pourquoi nous le vérifions continument en multipliant les conversations), de sorte que l’apprentissage issu de l’exploration se collectivise rapidement. L’aliénation du monde nous reconfigure tous, tous ensemble, en cet étranger qui sait ne pas pouvoir se fier à ses propres attentes. La confiance, pour lui, n’est pas un état acquis, mais quelque chose à obtenir, à conquérir.

Dans la crise pandémique, l’exploration à laquelle l’étranger est contraint, décrit une condition commune, qui est aussi celle du sociologue dans la crise : toute déstabilisation abrupte des attentes, tout brouillage complet des repères du monde social, l’oblige à épouser la fébrilité de l’étranger, à hésiter et osciller dans l’évaluation de la situation. C’est pourquoi, dans la crise, sa parole semble si peu se distinguer des opinions communes. Cela durera, tant que lui-même, ni personne ne peut raisonnablement se fier à ses propres attentes. Pour l’instant, manifestement, il n’a pas repris la main. Luhmann, quant à lui, accorde toute sa confiance à la sociologie.

Danny Trom, sociologue, Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités (LIER), École des Hautes Études en Sciences Sociales – CNRS