Copyright Daniel Stoecklin, Shanghai , 1er mai 2018
Un document fuité du gouvernement chinois suggère que le premier cas de Covid-19 a été identifié au plus tard le 17 novembre 2019, et peut-être bien avant. Des coronavirus liés à la Covid-19 ont été identifiés en 2017 dans des pangolins malais (Manis javanica) saisis dans des opérations anti-trafic au sud de la Chine[1]. Il est donc possible que cet animal prisé en Chine soit à l’origine de la transmission du SARS-CoV-2 à l’humain déjà avant 2019. Toujours est-il que le gouvernement chinois a attendu plus d’un mois pour déclarer l’épidémie à l’OMS (31 décembre 2019) et maintenu des pressions sur les médecins qui donnèrent l’alerte dans les réseaux sociaux, jusqu’à ce qu’il mette Wuhan en quarantaine le 23 janvier 2020. Le fameux cas du Dr. Wenliang réprimandé pour «fausses allégations» et pour «grave perturbation de l’ordre social», et qui a succombé à la Covid-19, restera dans les mémoires. Mais une question lancinante demeure: pourquoi le gouvernement chinois a-t-il tardé à reconnaître la situation ? Il est probable que s’il n’avait pas retenu l’information, la pandémie mondiale n’aurait pas eu autant d’ampleur, voire n’aurait pas eu lieu du tout. Il est donc légitime de demander des comptes à la Chine. Mais va-t-on le faire ? Y aura-t-il un jour une enquête internationale, voire une session spéciale des Nations-Unies, éclairant la responsabilité du gouvernement chinois et, plus largement, les mesures à prendre pour que la santé au niveau mondial ne puisse plus à ce point dépendre de régimes politiques ?
Rien n’est moins sûr. Car le multilatéralisme est en perte de vitesse et la tendance bilatéraliste limite drastiquement les pressions envisageables. Comment s’exercent ces dernières ? À travers les échanges économiques, comme le montre la « guerre commerciale » entre la Chine et les USA. La nature économique des « moyens de rétorsion » signale bien ce qui gouverne un gouvernement : l’argent. Face à la toute-puissance de la logique du profit, quelle est encore notre « liberté politique »[2] ? Qu’en est-il aujourd’hui de cet « espace » public dans lequel Hannah Arendt situait la dignité humaine, là où la réflexivité permet de construire d’autres mondes possibles ? Le confinement provoqué par la pandémie aurait-il eu le mérite de nous inciter à (re)plonger dans une réflexion plus profonde sur le monde ? En fait, la croissance impressionnante des échanges sur les réseaux sociaux s’est nourrie de blagues et de théories du complot davantage que de propositions d’alternatives au « business as usual » qui reprend actuellement le dessus. Pour que de nouvelles perspectives puissent vraiment émerger, il faut saisir les causes profondes de la crise majeure que traverse l’humanité.
Il s’agit de remonter aux fondements du social. Relisons Montesquieu : la nature de chaque gouvernement est régie par des «passions humaines» qui lui donnent une «structure particulière». Montesquieu identifie ainsi trois types de régimes – républicain, monarchique et despotique – qui correspondent à trois «principes» ou «passions» : «la vertu (ou l’amour de l’égalité et de la loi), l’honneur (ou la passion de se distinguer) et la crainte»[3]. Lorsqu’il y a correspondance entre la nature du gouvernement et le type de passion qui le soutient, il y a stabilité. Lorsque la machine institutionnelle n’est plus supportée par les «passions» qui la faisaient vivre, il y a transformation. Les monarchies ayant quasiment disparu, restent les démocraties et les régimes autoritaires. Le basculement des premières vers les seconds se produit quand «l’amour de l’égalité et de la loi» faiblit. Or, du temps de Montesquieu, l’argent ne jouait pas encore un si grand rôle : il ne pouvait pas prévoir que l’économie de marché mondialisée pouvait être une cause de l’affaiblissement de la vertu altruiste. C’est pourtant ce qui se passe : l’État de droit est aujourd’hui menacé par le néo-libéralisme qui tend à limiter les fonctions régaliennes de l’Etat à la sécurité (armée et police), en privatisant le reste. Le sens du bien commun s’effrite. Cette logique aliénante est à l’œuvre partout, y compris en Chine ; elle ajoute simplement l’information (médias, recherche) au monopole du parti communiste qui, par ailleurs, tient les rênes d’une «économie de marché socialiste». C’est cette caractéristique particulière, le contrôle de l’information, qui a provoqué la pandémie de la Covid-19. Mais cet élément distinctif du régime chinois ne doit pas masquer le fondement commun de la crise : la vulnérabilité de nos sociétés se niche dans l’économie globalisée. Loin de générer une interdépendance nous rendant mutuellement solidaires, le capitalisme exacerbe les inégalités car il s’en nourrit.
Quels premiers enseignements pouvons-nous tirer des moyens pris pour endiguer la pandémie ? La première chose frappante a été le sentiment d’amputation sociale suite aux mesures de distanciation sociale. La réduction du contact physique révèle l’importance du toucher dans l’ordre social. Les mesures de confinement n’ont été possibles qu’à la condition d’une absence de pénurie, et des mouvements de quasi-panique ont pu être observés même dans des pays où l’approvisionnement en biens de première nécessité n’a pas du tout été menacé. Ce que signale cependant ces mouvements – qu’on dénigre volontiers en les qualifiant de « ridicules » – , c’est la conscience de la fragilité des systèmes de production délocalisée. Le concept faussement mutualisant d’interdépendance masque mal la dépendance différentielle et les inégalités d’accès aux biens de première nécessité. On a commencé à mieux saisir ce qu’est l’économie informelle lorsqu’on a été contraint d’acheter des masques au marché noir. Mais encore faut-il comprendre ce qui fait qu’on doive vivre de l’économie informelle ou, à défaut, se jeter dans les bras de la mafia et des parrains de la drogue (un marché estimé à environ 500 milliards de francs par année). Car c’est bien ce qui menace les personnes qui ont perdu leurs «petits boulots» et pour qui le «sentiment d’amputation sociale» n’est pas l’expérience la plus dramatique qui soit, n’en déplaise aux nantis qui s’en font des blessures de guerre…
Une lumière crue a donc été jetée sur un phénomène invisible tant il était devenu familier, à savoir la marchandisation du monde. L’ordre capitaliste proclame que toute chose peut faire l’objet de transactions marchandes. Cette idéologie a été naturalisée au cours des siècles. Elle est devenue la «pensée unique» depuis la chute du mur de Berlin. L’accumulation capitaliste a entraîné le pillage des ressources naturelles et le réchauffement climatique. Cette croyance en l’accès au bonheur à travers la marchandise caresse les penchants égoïstes. Elle a consacré l’individualisme. C’est un paradigme désormais mondialisé : les personnes sont vues comme des consommateurs se promenant dans un monde peuplé de produits qu’il faut posséder pour se distinguer.
Sous le coronavirus se cache ainsi une autre maladie : celle de la distinction. Pierre Bourdieu la voyait comme une lutte qui se joue via l’accumulation de capitaux économiques, culturels et sociaux. On ne part jamais à égalité dans cette course, et la situation actuelle le rappelle par un indicateur inédit : la protection contre la maladie, par l’évitement du toucher, est plus accessible à certains qu’à d’autres. La production des biens et le maintien des services qui requièrent le toucher se sont avérés des professions «vitales» pour la survie de l’ensemble de la société mais menaçantes, voire létales, pour celles et ceux qui les exercent. La pandémie a fait ainsi bouger les lignes de front de la distinction sociale : des professions bien distinctes se retrouvent confrontées aux mêmes aléas, comme les professions médicales et le personnel des magasins d’alimentation. Leur reconnaissance sociale, à travers le rituel des applaudissements nocturnes, voire une revalorisation salariale, révèle en creux la distribution différentielle du «capital sanitaire».
Le capital sanitaire est une forme de capital à laquelle Bourdieu n’avait pas pensé. Il est aujourd’hui aveuglant. Je suggère d’inscrire cette notion au programme des sciences sociales et des politiques publiques, en l’articulant aux autres formes de capitaux car cela forme un tout. Le système social subordonne le «capital santé» des personnes à l’ordre économique. C’est cet ordre qui explique aussi pourquoi des dirigeants cachent la vérité. Le malaise se situe au-delà du parti communiste chinois, qui n’en est que le symptôme. Il faudra faire très attention à cela quand on voudra vraiment soigner le malade. Il faut changer de registre narratif car le récit actuel, selon lequel la Covid-19 a provoqué une crise mondiale, est simpliste – d’autant plus simpliste qu’il ne précise guère que c’est le parti communiste chinois qui en est en grande partie responsable. En réalité, la Covid-19 n’est à l’origine que d’une crise sanitaire. La crise mondiale, les pertes énormes au niveau non seulement économique (récession) mais aussi moral (deuil, désarroi, méfiance), sociologique (inégalités, violences), et politique (autoritarisme, complotisme) qu’a engendré la situation sanitaire ont pour terreau fertile les inégalités sociales. La crise sanitaire est la goutte qui fait déborder le vase, bien trop plein, des inégalités sociales. Les inégalités n’ont pas été résorbées par le parti communiste chinois, qui n’en est ni le problème ni la solution. Il faut élargir la focale, comme le dit le proverbe chinois «zuo jing guan tian» fustigeant la grenouille qui, du fond de son puits, prend la portion du ciel entrevu pour le ciel entier.
Daniel Stoecklin, sociologue, professeur au Centre interfacultaire en droits de l’enfant de l’Université de Genève
[1] Lam et al. (2020). Identifying SARS-CoV-2 related coronaviruses in Malayan pangolins. https://www.nature.com/articles/s41586-020-2169-0
[2] Jean-Claude Poizat (2013). Hannah Arendt, une introduction. Paris : La Découverte, Pocket, p. 43.
[3] Poizat (op.cit.), p. 61.