Un instantané.
Ces lignes sont comme un instantané.
Elles cadrent un pan de la réalité de janvier 2021 en Europe et me paraissent refléter le mood général, tel que je le perçois, qui flotte dans l’air en ce début d’année.
Elles paraitront probablement étranges dans quelques semaines à peine, comme paraissent étranges, quand on se les remémore, les considérations, polémiques, attitudes, débats, propositions, solutions, prises de position et actions qui ont parsemé l’année COVID-19/1, l’année 2020.
Janvier 2021 est le temps du vaccin ; enfin des vaccins ; plus précisément le temps du début de la vaccination.
En quelques semaines, la vaccination est passée d’une solution peu souhaitée, pleine de risques et d’incertitudes, au Graal.
En ce début d’année, Israël a pris le meilleur départ (question de moyens), la France est moquée (question d’habitude), la Chine propose de notre point de vue occidental un entrisme médical (questions de clichés), la Russie en est à Spoutnik V (question de tradition) et la Grande-Bretagne fait cavalier seul (Rule Britania, you got your money back). Etc.
Chez nous, en Suisse et au niveau conceptuel, on jauge plus modestement la solidité de la formule magique et de la tradition du devoir de réserve. Au niveau concret, on est plutôt dans l’optimisation gastronomique cantonale, la principale préoccupation d’une partie de la population étant de savoir dans quel(s) canton(s) les restaurants sont ouverts afin d’organiser repas aux chandelles ou réunions de travail suivies d’un moment convivial d’échanges informels autour d’une fondue (considérée comme repas afin d’être éligible au titre de patrimoine immatériel de l’humanité).
Mais partout, le plus et le plus vite possible est devenu le mieux quand on parle vaccin(s).
On compte les doses par flacon, on commente les pourcentages d’efficacité des diverses préparations bien qu’on prenne rarement la peine de se demander à quoi ils correspondent, on disserte sur la notion de groupes prioritaires, de groupes à risque, de contrats, d’engagements et de calendrier.
Comme soudain le vaccin est devenu absolument désirable, éclatent les premiers scandales d’abus, de passe-droits, de privilèges… Ici des généraux doivent démissionner, mais là on décide simplement d’inclure politiciens et militaires dans les groupes prioritaires. Ici on décide de suivre les posologies, mais là on étend sans garantie d’efficacité les écarts entre une dose et son rappel. Ici on assure que tout est fait rigoureusement et là on surprend le président sud-africain d’un groupe de luxe se faire vacciner en Thurgovie.
Mais, quoi qu’il en soit, depuis mi-janvier, le vaccin c’est LA solution.
Après avoir été jugées sur la présence ou l’absence de stocks de masques, la gestion des confinements, leurs politiques sanitaires, leurs capacités à contrôler leurs frontières, leurs plans de relance et les mesures d’aides proposées, les autorités, partout, sont jaugées en ce début d’année sur leur capacité à vacciner l’ensemble de leur(s) population(s), et ce, le plus rapidement possible.
Quoi qu’il en coûte, et quelle que soit la devise utilisée pour rédiger la facture.
Du coup, toutes les belles résolutions de 2020 sont oubliées.
Avec le vaccin, on s’était promis d’être exemplaires.
On s’était juré une répartition équitable.
On avait mis en place des procédures dans le respect du multilatéralisme et de la bonne gouvernance mondiale.
Mais…« Le monde est au bord d’un échec moral catastrophique, et le prix de cet échec sera payé par les vies et les moyens de subsistance dans les pays les plus pauvres du monde… 39 millions de doses du vaccin contre le coronavirus ont déjà été administrées dans au moins 49 pays riches, seulement 25 doses ont été administrées dans un des pays au revenu le plus bas. Pas 25 millions, pas 25.000, juste 25 », comme l’a dit le Dr Tedros Adhanom Ghebreyesu, Directeur général de l’OMS, le 18 janvier 2021.
N’en déplaise au bon docteur Ghebreyesu, sous nos latitudes, nous voulons être presque toutes et tous vacciné-e-s le plus vite possible, et cela bien qu’aucune obligation d’aucune sorte n’ait (encore) été promulguée.
Pour partir en vacances, pour pouvoir rouvrir les lieux de culture, pour aller au stade, pour voyager, pour vivre comme nous vivions et comme nous affirmons en avoir le droit. Nous faisons de notre droit à une manière de vivre un droit fondamental. Ski et vacances balnéaires, dance flores et salles de spectacles, hypermarchés et restaurants, arènes sportives enflammées et apéros dînatoires festifs inclus.
Acteurs culturels, nous ne sommes pas les derniers à revendiquer un quelque chose de l’ordre du droit au vaccin immédiat pour nous et notre cher public, droit assorti plus ou moins implicitement d’un impératif catégorique d’efficacité à destination de nos autorités.
En ce mois de janvier 2021, tandis que l’Europe affirme sa position de client prioritaire, boucle ses frontières, déploie des stratégies pour accaparer les stocks des précieux vaccins, que la Hongrie se tourne vers la Chine ou la Russie (il y a de la confusion dans la communication à propos des démocraties non libérales de ce côté-ci du système libéral) et que le programme COVAX reste à l’état de projet, tentative mort-née d’une répartition sinon juste au moins équitable de la ressource, les festivals de cinéma prévus au cours du premier semestre annoncent les uns après les autres leur report à l’été, les festivals open air de musiques dissertent sur la praticabilité d’ouvrir leurs portes aux seules personnes vaccinées… Le calcul ici est clair : pour pouvoir nous remettre à fonctionner et faire consommer de la culture dite vivante (on se demande toujours ce que serait la culture morte par opposition…), il faut absolument que nous soyons tous vaccinés le plus vite possible. Quoi qu’il en coûte.
Nous, nous avons des festivals à organiser. Encore un petit effort et viendront bientôt des propositions du type : à l’achat d’un pass-festival, reçois un bon de vaccination ou, sur présentation de ton carnet de vaccination, bénéficie d’une réduction sur ton premier litre de bière.
Tout cela serait anecdotique si le vaccin n’était pas une ressource rare et si la pandémie n’était pas mondiale.
Voici où nous en sommes donc en ce début d’année 2021, l’année COVID-19/2 dans les pays dits (et de fait) riches.
Pour ne pas avoir à attendre quelques mois un vaccin rare, mais absolument désiré, sans même savoir s’il sera efficace, pour ne pas nous appauvrir, pour vivre comme nous l’entendons, nous faisons appliquer et appliquons un principe simple (un désir élevé au rang d’un impératif catégorique) : au niveau mondial, les groupes prioritaires doivent être constitués … de nous-mêmes ! Et parmi nous-mêmes, les sous-groupes auxquels nous appartenons se doivent d’être super-prioritaires. Il y a urgence. Quoi qu’il en coûte !
Les groupes à risque(s) vivant dans les pays pauvres ou simplement ailleurs (soignants, personnes âgées, personnes souffrant de comorbidités dûment répertoriées comme facteurs aggravants à une infection au COVID) peuvent attendre. Le cas échéant, mourir. Ils seront servis plus tard. S’il y a des restes. Quand il y aura des restes. Et s’ils pourront se les payer.
Quoi qu’il en coûte, vraiment ?
Le voile d’ignorance de John Rawls reste peu opérationnel. Hobbes reste en tête de la course et nous rendons une fois de plus justice à l’une de ses maximes les plus célèbres : homo homini lupus (mais il faut garder à l’esprit que cela est fort insultant pour le loup, fût-il valaisan).
Le coût moral de notre comportement, conséquence de nos défaillances éthiques, a-t-il été inclus dans le calcul ayant mené au « Quoi qu’il en coûte » ? Cette question nous concerne personnellement, elle n’est pas adressée et réservée aux décideurs. Elle est à méditer avec une petite maxime sloterdijkienne pour la route : la modernité, c’est le renoncement à la possibilité d’avoir un alibi.
Thierry Spicher, le 30.01.2021.