« À l’annonce du confinement, j’ai demandé à mes parents si Grazia, la femme de ménage, allait continuer de venir chaque semaine. […] avec ma sœur, nous la voyions comme une “possible porteuse du virus” puisqu’elle doit passer de logement en logement durant ses journées et que, dû au confinement, elle allait sans doute être en contact avec de nombreux clients. […] lorsque nos parents ont affirmé sans réfléchir que Grazia continuerait de venir [nettoyer notre appartement] car elle était nécessaire, ma sœur a répondu : “Et bah allez-y, invitez-là à Noël puisqu’elle est comme un membre de la famille !” » Une étudiante du bachelor en sciences sociales de l’Université de Lausanne, sur ce blog. |
Par le prisme d’une lunette ethnographique[1], les traces et les taches, les résidus et autres débris peuvent constituer de véritables pépites, dont les vertus indiciaires ont même inspiré une sociologie du linge sale[2]. Dans le sens commun, d’autant plus activé dans le contexte de la pandémie, les déchets, les restes, les poussières attestent davantage d’un impur à aseptiser. Pourtant, le travail domestique qui consiste à débarrasser l’espace de ses potentielles perturbations atmosphériques, – soignant ainsi sa salubrité – est dérangé lorsque cette tâche se voit être assumée par une personne étrangère à la sphère familiale. Invitée à venir nettoyer la demeure dans le cadre d’une activité rémunérée, la femme de ménage franchissant le seuil de l’espace privé perturbe les mesures sanitaires de repli dans l’espace domestique. Elle chevauche les barrières des recommandations officielles qui, en invitant chacun à rester chez soi, privilégie le lexique de la clôture. Bien que sa tâche ait pour visée la tenue d’une certaine hygiène de l’habitat et s’inscrive en apparence harmonieusement dans le mouvement de désinfection généralisé qui est promue, la femme de ménage ne s’en trouve pas moins confondue avec les mêmes intrus potentiellement désorganisateurs d’un organisme jusque-là maintenu sain.
Piquante aporie : la femme de ménage empiète les frontières d’un espace censé protéger les individus qui y logent tout en contribuant paradoxalement, par son labeur, à son maintien prophylactique. Ceci en priorité en vertu de son corps, grande membrane perméable et sensible, perçu depuis le confinement surtout comme un possible vecteur d’infection. La rencontre avec la personne qui vient du dehors pour nettoyer perd alors sa qualité d’agréable cohabitation fugace, qui apparentait jusqu’ici la femme de ménage à l’une des figures du proche, ou tout au moins permettait d’ouvrir des espaces liminaux d’appartenance : entre la famille et l’employée, entre une relation amicale et une relation contractuelle. Le corps de la personne étrangère au foyer, dont l’altérité devient ici menaçante, révèle tout son pouvoir d’étrangeté dans les incertitudes qu’il éveille lorsqu’il pénètre le domicile. Il n’est alors plus entendu dans le registre d’une hospitalité offerte, ni dans celui de la familiarité qui se construit progressivement dans la confiance mutuelle et les ajustements réciproques permettant la cohabitation, mais est réduit à un organisme rivé à son plan biologique, hostile. Une bios ramenée à ses seuls aspects de zôè, désespérément fragile et périssable.
Faisant écho à la lecture multifocale de la souillure de Mary Douglas, le corps est ici rendu à ses propriétés matérielles. Un matériau dont la pureté imaginée relève essentiellement d’ « une absence de saleté, de résidus » – ici d’une absence de virus – et dont l’impureté se pense dans le lexique de la « contagion », le corps souillé évoquant l’idée de la « maladie transmise par le contact »[3]. Être accepté-e dans la communauté familiale ne va alors plus de soi ; les marques d’affection ou les petites habitudes partagées au fil du temps semblent révolues. Se dessine plutôt le risque brutal d’une exclusion, le corps étranger étant renvoyé hors du cercle du privé, et donc de l’admissible.
L’isolement des corps, qui a été préconisé par sécurité, et leur affectation intégrale à l’espace privé qui en a découlé, doit nous interroger : comment prendre soin de nos corps et de nos espaces privés sans néanmoins totalement les purifier de leurs potentielles visitations[4] par des personnes (devenues soudainement d’étranges anatomies) venant du dehors ? Et comment prendre soin de l’histoire des relations qui se nouent dans les cohabitations, y compris les plus temporaires, que la communauté familiale entretient avec des corps étrangers à son cercle le plus restreint ? Si la théorie du care a d’abord été « élaborée comme une éthique relationnelle structurée par l’attention aux autres »[5], la dimension d’un être écarté de l’espace domestique à l’aune du risque biologique qu’il représente nous invite à penser plus globalement le monde, ses dépendances croisées, parfois très asymétriques, et surtout les diverses modalités d’accueil de celui ou celle qui dérange[6].
Si nous convenons que le monde est « un ensemble de relations qui nous constituent en même temps qu’elles constituent notre environnement »[7], il importe en effet de considérer les probables étrangéités qui le traversent, le bouleversent. Dans ce sens, ce qui importe, dans la délégation des activités de ménage destinées à prendre soin de son habitat, c’est aussi le ménagement des personnes qui le visitent pour l’entretenir. Un ménagement qui se nourrit d’une éthique de la relation, « associée au souci, souci de soi et souci des autres, les deux étant nécessaires au déploiement d’un bien qui doit prendre la forme d’un mieux-être ou d’un maintien dans l’être »[8], et qui, bien sûr, peut également prendre la forme d’une suspension de l’activité professionnelle des personnes habilitées à venir faire le ménage, dans le souci de prendre soin de leur propre santé. Se pose alors, dans ce cas, la question des garanties salariales, qui ont été dans le présent contexte souvent suspendues.
Les affolements ressentis devant la perspective que nos espaces privés soient pénétrés par des charges virales véhiculées par des corps étrangers sont des révélateurs de nos capacités à recevoir. Ce par quoi il faut entendre nos représentations tout autant que nos manières d’ouvrir notre porte. Bien qu’une proximité envisagée dans une temporalité plus étendue n’apparaît pas dans mon propos, et que sont dès lors absentes les contraintes inhérentes à un séjour de plus longue durée, – il s’agit bien ici seulement d’un partage éphémère de l’espace domestique avec autrui – nos dispositions à recevoir une visite, à accorder une bienvenue même de courte durée, ne manquent pas d’interroger en profondeur la question de l’hospitalité. Car dans la façon dont se pense la présence de sa femme de ménage chez soi, s’opèrent des distinctions entre le proche et le lointain, se lisent des seuils de tolérance à l’acceptation de celui ou celle qui arrive de l’extérieur de l’espace domestique, s’éprouve la « consistance de la communauté » que composent les membres d’une même famille, mais aussi sa « plasticité », c’est-à-dire « sa capacité à accueillir des événements malvenus, à en répondre, sans exploser ou imploser »[9]. Plus largement, et ce outre la question strictement sanitaire d’actualité, sont titillées les interfaces toujours instables entre porosité des transmissions et limite de leur recevabilité.
Nicole Peccoud, Haute école de travail social de Genève
[1] Un immense merci à Fabienne Malbois pour sa relecture attentive et ses conseils avisés.
[2] Kaufman, J.-C. (1992). La Trame conjugale. Analyse du couple par son linge. Paris : Nathan.
[3] Douglas, M. (1998). « La pureté du corps ». Terrain. 31. [En ligne]. URL : http://journals.openedition.org/terrain/3131, p. 4 et 6.
[4] Terme renvoyant à la différence explorée par Derrida entre visitation et invitation.
[5] Brugère, F. (2017). L’éthique du « care ». Paris : Presses universitaires de France, p. 7.
[6] Ancet, P. & Nuss, M. (2012). Dialogue sur le handicap et l’altérité. Paris : Dunod, p. 66.
[7] Citton, Y. & Walentowitz, S. (2012). « Pour une écologie des lignes et des tissages. A propos de Tim Ingold, Une brève histoire des lignes ». Revue des livres., 4, 28-39, p. 29.
[8] Brugère, F. (2017). L’éthique du « care ». Paris : Presses universitaires de France, p. 38.
[9] Stavo-Debauge, J. (2017). Qu’est-ce que l’hospitalité ? Recevoir l’étranger à la communauté. Montréal : Liber, p.187