L’appel irrésistible de la sociabilité ou comment faire bon voisinage en temps de confinement 01.03.20-30.04.20

Vivre conjointement un déménagement et un confinement donne le sentiment d’avoir atterri à l’autre bout du monde, quand bien même on prend ses nouveaux quartiers à quelques kilomètres seulement de son ancien logement. Ce phénomène est d’autant plus amplifié lorsqu’il concerne l’ensemble des habitantes et des habitants d’un tout nouvel éco-quartier encore en chantier au moment de s’y installer, dont les immeubles se sont progressivement peuplés à la sortie de l’hiver 2019-2020, y compris pendant la période de confinement. Mais comment aller à la rencontre de ses voisines et voisins lorsque l’on est tous et toutes enjoints à rester « chez soi » ? Comment « briser la glace » tout en respectant les consignes pour ne pas se sentir complétement isolé ? Si l’on veille à ne pas se toucher, à garder ses distances, on en redouble d’amabilité lorsqu’il s’agit de se croiser dans la cage d’escalier, comme s’il fallait bien préciser – surligner même – que notre manière de s’écarter du passage ne devait rien laisser présager de notre volonté de construire un bon voisinage. Dans les premiers temps, le quartier prend ainsi vie dans des échanges cordiaux et distants, qui ne demandent qu’à se nourrir d’un peu plus de chaleur.

Quelques enfants jouent dehors, on les observe d’abord depuis les fenêtres ou les terrasses des immeubles. Certaines et certains ont appris qu’il fallait rester à distance des autres ; elles et ils organisent leurs jeux en fonction. Les premiers jours, seuls les tours à vélo ou en trottinette sont autorisés par les parents : on a le droit de jouer dehors, mais chacune et chacun a l’obligation de ne pas descendre de sa monture. Puis, c’est comme si l’enfance reprenait ses droits, et ce sont de joyeux chahuts que j’observe, curieuse, depuis la fenêtre de mon bureau. Après plusieurs semaines de confinement et le printemps qui se déploie avec son plein soleil, toute la marmaille est dans l’allée et s’amuse. Tout cela prend un air de grandes vacances pendant les congés de Pâques. Petit à petit, les adultes aussi sortent devant les immeubles. Les parents surtout, pour accompagner les enfants plus petits qu’on ne parvient plus à contenir à l’intérieur des appartements. En fin de journée surtout, le télétravail étant terminé, on descend prendre l’air et la chaleur des derniers rayons de soleil. On échange des salutations amicales, on se présente, enfin. Car la coprésence forcée que nécessite la surveillance de sa progéniture pousse à s’adresser tout de même la parole. Mais la distance des deux mètres recommandés est bien visible et on ne se sert pas la main. Si les enfants laissent en suspens, le temps d’un jeu, les règles d’hygiène, les parents, de leur côté, prennent soin de se manifester mutuellement leur volonté de respecter les consignes officielles.

Mais l’appel de la sociabilité se fait ressentir chaque jour davantage. Il devient douloureux de vivre côte à côte sans vraiment investir pleinement l’espace et les relations sociales naissantes. Elles sont de plus en plus nombreuses les personnes qui trainent régulièrement dehors, discutent, se racontent leurs journées, leurs occupations – celles du moment tout autant que celles d’« avant », avant le confinement –, leurs joies ou leurs peines. Difficile de ne pas dépasser le nombre de cinq personnes autorisées dans cet espace semi-public, mais l’on continue de marquer les distances entre les corps, de ne pas s’approcher de trop près. On échange pourtant sur les règles de vie à mettre en place dans les espaces communs dans le futur. On se projette enthousiaste dans l’avenir où le chantier ne sera plus… Bref, on crée du lien, on construit une communauté, ce micro-collectif qu’est le quartier, pour lequel certaines et certains se sont déjà investis, bien avant l’emménagement, au travers de l’association des habitantes et habitants. Se constitue ainsi une sorte de « noyau dur », ces voisines et voisins qui bravent le confinement pour tout de même se rencontrer et se connaître. Mais les autres ? Celles et ceux qui restent bien sagement à l’intérieur ? On ne les connaît pas, on ne sait ni qui elles et ils sont, ni ce qu’elles et ils font, comme si elles et ils n’avaient pas encore emménagé et ne faisaient pas encore partie de la communauté. Il semble pourtant difficile de ne pas vouloir prendre part à cette communauté qui prend forme sous nos yeux. L’envie d’en être, pour ne pas souffrir d’un sentiment d’exclusion de ne pas faire partie du groupe, se double de la nécessité de ne pas apparaître en voisine ou voisin froid ou antipathique.

Le samedi, c’est la « Fête aux balcons », cet événement mis en place par une chaîne de radio de la RTS[1] pour que les gens puissent faire la fête ensemble – au même moment mais à distance. Dans ce quartier naissant, le samedi soir prend alors des airs de « fête des voisins ». Dansant aux pieds des immeubles sur la musique qui se dégage d’une fenêtre ouverte, des habitantes et habitants ont déserté leurs terrasses pour se côtoyer, de loin, chacune et chacun restant d’abord près de sa porte d’entrée. Devant chaque immeuble, tout le long du bâtiment, un petit muret qui fonctionne comme un repère : encore dans son « chez-soi », mais déjà dehors. Lorsque que tout le monde reste sur son muret – assis, debout ou appuyé contre –, la distance sociale est largement respectée ; on se parle à trois ou quatre mètres d’écart. Au fil des semaines et des samedis soir de fête qui s’enchaînent, on grappille petit à petit quelques mètres pour se rapprocher chaque fois un peu plus des autres, on quitte les murets pour s’aventurer dans l’allée et se mêler à des petits groupes qui se forment ici et là, comme si une force agissait dans l’environnement, une sorte d’attraction sociale.

S’il semble facilement « acceptable » de maintenir ses relations avec famille et amis à distance – par téléphone ou visioconférence –, les relations de voisinage, du moins quand celles-ci ne reposent pas sur un passé commun, sont quant à elles uniquement ancrées dans une coprésence de proximité. Tandis que le confinement met difficilement à mal les relations avec nos proches, notamment grâce aux technologies de communication, l’enjeu de devenir un bon voisin ou une bonne voisine est directement relié à cette sociabilité de la vie quotidienne qui entre en tension avec les règles de distanciation sociale et de confinement à domicile.

Maëlle Meigniez, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL | HES-SO).


[1] Radio Télévision Suisse romande.