La crise comme amplificateur des inégalités sociales

« “Les adolescents et les jeunes adultes sont le public le plus difficile à confiner”, observe Christelle Leroy, directrice de deux centres sociaux, à Tourcoing (Nord). Grappes de jeunes dans les stades de foot municipaux, adolescents qui fument la chicha aux pieds des immeubles, mères avec de jeunes enfants aux agrès… Les habitudes ont la peau dure et les conditions de vie – familles nombreuses, logements exigus et mal insonorisés, illettrisme, illectronisme… – rendent le quotidien entre quatre murs particulièrement pénible. Les relations très dégradées avec la police n’arrangent rien. Depuis le début du confinement, les échanges musclés et les tensions se multiplient. »

Extrait d’un article du journal Le Monde, 23 mars 2020

Nombre de commentateurs ont dénoncé la manière dont la situation de confinement amplifie de manière tragique les inégalités sociales, qui sont aussi des inégalités spatiales. Les quartiers défavorisés ne disposent pas de ce que le géographe Michel Lussault (2003) appelle le « capital spatial »[1] : les ressources matérielles (grandeur du logement, moyens de télécommunication, espace à soi) qui leur permettraient de rendre l’isolement matériellement possible et psychologiquement supportable. Pour les jeunes dont la sociabilité de rue est une des seules roues de secours, pour les familles nombreuses enfermées dans des logements exigus, l’immobilité et l’isolement sont intenables. L’impératif du confinement hypertrophie ainsi l’injustice socioéconomique que les discours politiques sur l’égalité des chances en démocratie parviennent d’ordinaire à occulter. Par ailleurs, le fait que, pour la plupart des jeunes, le danger lié à l’épidémie ne soit pas directement perceptible rend la politique sanitaire et sécuritaire mise en place potentiellement injustifiée et illégitime. Trop invisible, le risque doit en effet être rendu tangible par des règles policières, des discours médiatiques, des avertissements sanitaires et des statistiques officielles. La prise de conscience individuelle et collective du danger invisible nécessite donc plus que jamais la confiance dans les institutions en charge de sa traduction concrète, de « sa phénoménalisation ». Faute d’une connaissance de première main de la menace (first-hand knowledge), l’on ne peut se faire une idée du danger que sur la base des connaissances de seconde main (second-hand knowledge) émises par les institutions officielles. Le problème est que, dans nombre de quartiers populaires, ces institutions sont souvent assimilées à des instances de contrôle et des autorités de répression. Le rejet des mesures de sécurité par « les jeunes des banlieues » françaises ne s’explique donc pas seulement par les conditions insupportables du confinement. Il s’explique aussi par l’absence de perception directe du danger et par la méfiance croissante à l’égard des institutions publiques – une méfiance encore alimentée par l’expérience d’une autre menace, bien plus immédiate : celle de la violence potentielle des contrôles policiers. 

Laurence Kaufmann, Université de Lausanne


[1] Michel Lussault (2003). « Spatialité », in J. Lévy et M. Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin.