Je n’existe pas

Un mercredi de décembre 2020. Je suis un artiste maudit et masqué dans un train bondé entre Lausanne et Fribourg. J’ouvre ma tablette pour écouter les annonces du Conseil d’État vaudois et je découvre que je n’existe pas. Je n’existe plus. Mon travail n’a soudain plus d’utilité. Je peux aller prier, je peux aller m’agglutiner dans les magasins pour Noël, je peux aller skier, mais je n’ai pas le droit de travailler, de donner du sens à mon existence.

Ma vie est un paradoxe. Je prétends par mes métiers (de metteur en scène, dramaturge et comédien) me placer en miroir de la société. Je prétends mettre mon égocentrisme et mon besoin compulsif de lumière au service de la part d’ombre de mon prochain. Mais aujourd’hui je n’ai plus de reflet. L’État, les communes, les fondations, les caisses de chômage (qu’elles soient bénies de pallier le sous-financement de la culture) subventionnent largement mon secteur d’activité. La presse se fait parfois l’écho de mes exploits artistiques. Elle utilise mon travail pour parfois lancer des débats, et souvent juste distraire les lecteurs compulsifs de papier qui s’aventurent en baillant dans les pages culture.

Je suis emporté dans un tourbillon de contradictions. Faire du théâtre est ma vie: un art bourgeois qui a tendance à navrer les gens de ma classe sociale, intimider les couches populaires, et amuser avec condescendance les gens bien nés. Et la musique alors? Tout le monde aime la musique. Je pense à ma fille de 22 ans qui vient d’entrer dans une Haute École de musique en tant que bassiste. Oui. La musique est universelle, elle dépasse les barrières de classe et de milieu, elle rassemble tout le monde. La musique au moins doit bien servir à quelque chose. Mais non. À rien. Ma fille ne sert à rien. Elle qui vibre en écholocation dans les salles de concert, je la vois atrophier son sonar lumineux dans la solitude spectrale et hydro-alcoolisée de salles de répétition.

Je suis un artiste invisible et masqué dans un train bondé de décembre entre Lausanne et Fribourg. Je suis en deuxième classe entouré de télétravailleurs en transit entre leur domicile et leur domicile et j’ai une énorme boule dans le ventre. Dans quelques jours nous allons tous nous retrouver aux ouvertures nocturnes de magasins. Nous allons accomplir nos obligations d’achat sociales normatives et échanger nos gouttelettes pandémiques à la folie. Mais personne ne viendra dans ma boutique. Mon commerce à moi restera fermé. Je n’existe pas, je suis non-essentiel.

Je n’existe pas. Je ne suis pas un objet brillant et convoité qui déforme un sac de courses. On veut me dématérialiser on-line. On me demande de me réinventer dans un au-delà numérique merveilleux où de purs esprits communiqueront avec d’autres purs esprits dans un paradis culturel de bureaucrates. Que les corps avec leur sueur, leurs miasmes et leurs odeurs soient enfin engloutis dans les poubelles impudiques de l’histoire. Que ces infâmes vestiges charnels s’entre-contaminent dans les favelas pittoresques du monde servile des caissières, des infirmières, des manutentionnaires, des enseignants, des artistes et autres chairs à virus.

Mais non. Je ne veux pas aider à construire cet Élysée éthéré idyllique où je ne pourrai plus être palpé et inondé par des crues incontrôlées de fluides giclant de visages inconnus. Même avant cette pandémie, quand on me disait déjà que je ne servais à rien, je voyais bien que les salles étaient quand même pleines. Des gens me touchaient. Des mains inconnues me prenaient le bras, des émotions inondaient des visages. Des yeux et des narines plissées de sensations exhalaient sans pudeur leurs humeurs humides de spectateurs. 

J’en ai fini de me réinventer toujours dans le même sens. J’ai honte de ma trop longue soumission à la langue de l’ennemi. Pour amadouer les politiciens étriqués et leurs électeurs méfiants, j’ai bêtement essayé de dissiper les remugles gauchisants et suspects de l’économie de la culture. Quinze ans à adopter la langue de l’ennemi, à parler chiffres et rentabilité pour justifier économiquement la valeur productive du vent de l’imaginaire. Toutes ces études qui proclament, gnagnagna, qu’un franc investi dans la culture en ramène deux, voire trois de plus etc… parlent comme des livres de compte.

Je les vois ces comptables érudits qui consomment de la culture soldée qu’ils croient gratuite sur des plateformes mercantiles publicitaires. Mais moi, ici, dans mon train, je dois payer mon billet. Je ne suis pas gratuit et je ne suis pas sous contrat avec une grande marque. J’ai besoin de manger pour irriguer leurs cerveaux mous de sensations nouvelles. Mais je les comprends. Moi aussi je communie avec leurs rétines sèches pour avaler des épisodes à la chaîne par segments de 40 à 50 minutes sans jamais m’attarder sur les génériques. 

Je me sens souvent coupable alors parfois je laisse des noms et des patronymes exotiques défiler sans fin sur mes écrans. Deux minutes de rêve et de dépaysement : acteurs, producteurs, maquilleurs, habilleurs, restaurateurs, couturiers, animateurs, sonorisateurs, et gaffeurs beaucoup de gaffeurs. Mais ces idiomes audiovisuels m’échappent aussi car je ne sais parler qu’une seule langue, la langue de ma proximité. Je n’arrive pas à apprendre ce dialecte industriel qui crache en continu des contenus commerciaux destinés à l’international. Mon métier qui vient de disparaître consiste à parler les yeux dans les yeux à des êtres humains, à ceux qui sont confinés à côté de moi dans ce train. 

Alors en ces beaux jours de décembre je me suis levé, je me suis révolté, et avec d’autres inutiles je me suis enfin senti revivre. Ce Conseil d’État vaudois tétanisé et mordu par tellement de serpents nous a vus et entendus. Dans la presse, j’ai parlé avec soulagement de comment cette pandémie m’a rappelé que raconter des histoires, c’est rassurer le présent et préparer le futur. Je me suis entendu faire ces grandes phrases un peu ronflantes sur la démocratie et la culture en parlant avec mon cœur dans une autre langue étrangère, celle calibrée pour les médias. Et quand, emporté dans mon élan, j’ai dit à mon frère que la culture de proximité que je défends est un service public, un remède important qui soigne et nourrit les âmes et la démocratie, j’ai failli lui donner un AVC tellement il a ri de ma prétention. 

Et puis de toute façon après cette folle semaine de renaissance vaudoise, avec des mouvements martiaux de tête d’œuf à gros sourcils, le gouvernement fédéral suisse a tout refermé sans perspective de résurrection.

Janvier 2021, le télétravail fait encore plus de ravages car je suis encore masqué, debout et encerclé par des variants menaçants du monde entier dans le train Lausanne-Genève. Je répète semi-clandestinement pour une première théâtrale déjà reportée à juin 2023. Je salive tel un enfant devant un magasin de bonbons face aux images magiques des salles de spectacle espagnoles qui sont restées ouvertes. Avoir été un pays privé de démocratie pendant quarante ans semble mettre les priorités à l’endroit par rapport aux démocraties dites avancées.

Je me sens perdu. Moi qui travaille dans un art collectif j’ai juste envie d’écrire seul, loin de tous et sans personne. J’ai du mal à me reconnaître, à déterminer à quel type de société je suis censé continuer à contribuer sans les moyens d’exister. Arrêter les grands mots. Être un artisan et juste un artisan. Me remettre à parler ma langue, celle d’un voisin à ses semblables. Je retourne devant Netflix.

Entre Rolle et Morges, le 25 janvier 2021

Benjamin Knobil, metteur en scène, dramaturge et écrivain