Flashbacks sur la fin d’un monde (2/3)

Cet article fait partie d’une série de trois textes écrits par la sociologue Marine Kneubühler. Le premier volet de la série est disponible ici.

Mercredi 11 mars. Le Tessin déclare l’état de nécessité et ferme ses écoles secondaires, théâtres, cinémas, piscines et boîtes de nuit. C’est officiel, on vit une « pandémie ». Je cherche sur Google la différence entre épidémie et pandémie, tout en me demandant si je n’ai pas rêvé et que le Tessin a laissé les restaurants ouverts au milieu de toutes ces fermetures. Ah, en effet, je n’ai pas rêvé ! J’entends : « cinquante personnes au maximum dans les restaurants, employés compris ». Mais what ? Le TJ ne répond pas à mes incompréhensions et poursuit.

Genève diminue le nombre de personnes autorisées dans les manifestations à cent et il faut que tout le monde soit assis avec plus d’un mètre de distance. Mais what the fuck ? Un quatrième décès en Suisse, plus de deux cents hospitalisations. Le présentateur demande à Virginie Masserey, présentée comme la cheffe du contrôle des infections à l’OFSP, si on ne serait pas en train de perdre du temps. Elle répond que le plus important, c’est la distanciation sociale et les mesures d’hygiène à l’échelle individuelle. Vraiment, là, j’ai envie de chialer, tellement je trouve ça débile : on fait quoi quand, matériellement, on ne peut pas les respecter à la lettre, ces mesures ? Selon elle, il n’est pas encore nécessaire de fermer les écoles, pour les petits enfants en particulier, le plus important est la diminution des grandes manifestations publiques pour lesquelles il n’est pas possible de respecter les distances. Et pour clôturer le dossier coronavirus du TJ, un petit reportage sur un contaminé qui se porte plutôt bien et nous parle depuis son salon par Skype : sa belle-mère était à Mulhouse.

Je ris nerveusement : l’ensemble me paraît relever de l’absurde. En réalité, le dossier est définitivement bouclé par le rappel des recommandations d’hygiène par le présentateur :

Ce rappel est redoublé par la diffusion de l’extrait d’une vidéo réalisée par un ensemble d’humoristes suisses romands qui s’adressent « aux jeunes » en validant le sérieux de la situation tout en gardant un ton humoristique. Ils leur demandent notamment de bien se laver les mains, de garder leurs distances et d’être inventifs dans leurs salutations. Il faut dire que les humoristes sont particulièrement concernés : la plupart de leurs spectacles ont été annulés. Bien que le TJ se poursuive, les téléspectateurs peuvent aller poser des questions sur le coronavirus sur un Facebook Live plutôt que de regarder la suite. Je suis perplexe. Sur le moment, je suis incapable de résumer quoi que ce soit de ce que je viens de voir. J’ai envie de prendre des vacances de TJ, je me dis que je suis en train de faire une indigestion, un burn out des informations.

Jeudi 12 mars. Mon patron annule mon service du soir en m’avertissant le matin même : « Compte tenu du peu de monde que nous avons cette semaine, aujourd’hui vous ne travaillez pas. Vendredi et samedi programme habituel. A vendredi ». Au TJ, on apprend que Trump interdit la présence de tous les Européens, y compris les Suisses, sur le territoire américain. L’épidémiologiste de service – c’est toujours le même, maintenant, j’ai retenu son nom : Antoine Flahault –, estime que le Conseil fédéral doit agir rapidement, parce que « plus tôt on commence, mieux c’est ». De son point de vue, la ressemblance de la situation suisse avec celle de l’Italie est flagrante. Je me sens angoissée et je réalise qu’en fait personne ne l’écoute celui-ci ; chaque soir, il se répète. Le Conseil fédéral tient une réunion exceptionnelle au moment de la diffusion du Journal : un correspondant au taquet les attend devant le Palais fédéral. Daniel Koch évoque la possibilité d’imiter le Tessin au vu de la situation qui empire.

Les hôpitaux italiens sont débordés, on nous annonce un reportage avec des images-chocs. Je ne veux pas voir, je pianote sur mon téléphone. J’entends qu’on voit des corps allongés sur le ventre et je lève les yeux au moment où la voix-off parle de la photo d’une infirmière exténuée, endormie sur son clavier d’ordinateur : ça me sert la gorge.

Je me dis qu’au moins quand on s’endort, on nous fout la paix, même quand le monde s’écroule. Les médecins italiens ont commencé à intervenir dans les médias pour alerter eux-mêmes la population de la gravité de la situation. Mon unique pensée à ce moment-là va au Conseil fédéral encore en réunion : « mais fermez tout une bonne fois pour toute qu’on puisse respirer cinq minutes, bon sang ». Il me semble évident qu’on ne peut pas bien réfléchir quand tout va si vite et de façon si chaotique autour de soi ; je ne la sens pas, cette pandémie, j’ai envie de secouer les ministres, physiquement. On les voit sortir du Palais fédéral… Je me sens suspendue dans le temps… Verdict : le Conseil fédéral s’exprimera demain. Super… J’en peux plus d’attendre de connaître mon sort… Demain, c’est le programme « habituel » pour moi au restaurant… J’en ai marre, mais tellement marre.

Vendredi 13 mars, je me suis réveillée en me connectant directement au site de la RTS sur mon téléphone, depuis mon lit : une vraie droguée des infos. Je veux savoir quand le Conseil fédéral va prendre la parole pour pouvoir m’organiser : il ne parlera pas avant le début d’après-midi. Pire que des livreurs IKEA en termes de précision horaire, ce Conseil fédéral. J’ai un téléphone avec mon papa. Il est du même avis que moi : on devrait tout fermer deux bonnes semaines pour éviter des problèmes sur le plus long terme. Il n’est pas tout à fait tranquille à l’idée de savoir que je travaille ce soir. Je vais côtoyer deux lieux particulièrement à risque, deux espaces fermés avec beaucoup de personnes qui se croisent ou restent plus de quinze minutes ensemble : le train et le restaurant. Selon lui, je devrais porter un masque. Toutes les pharmacies sont en rupture de stock. Il est d’avis que mon employeur devrait nous en fournir. Je ne comprends pas bien comment mon employeur pourrait mieux dénicher des masques que moi. Quoiqu’il en soit, je n’ai pas envie d’en mettre : je ne veux juste pas y aller.

J’espère que le Conseil fédéral va fermer les restaurants. Avec une décision fédérale, mon patron pourrait nous inscrire au chômage technique et ce serait mieux en termes de salaire que de grappiller des heures par-ci par-là dans un contexte aussi lourd et angoissant. Le temps passe incroyablement lentement. Je n’arrive rien à faire d’autre que tourner en rond comme une hélice : j’arrose mes plantes, je remplis mon lave-vaisselle, j’arrive dans une pièce sans savoir ce que je suis venue y faire… Toujours en pyjama, j’ouvre mon ordinateur pour essayer d’écrire un peu, mais à la place, comme tentée par le diable, je vais checker les nouvelles. On ne saura rien avant 14h. J’abandonne toute tentative d’écriture. Je culpabilise, j’ai vraiment très peu écrit ces dernières semaines. À 14h, retard annoncé de la conférence de presse : je commence à bouillonner de l’intérieur.

Je grignote quelques restes de mon repas d’hier qui traînent dans le frigo, debout. Mes deux chats m’observent, perplexes : on dirait moi devant les infos. Je laisse mon ordinateur, posé sur la table à manger, connecté sur le direct pour être bien sûre de ne pas rater le début de la conférence de presse. Je dois partir à 17h15 pour prendre le train, j’aimerais savoir assez tôt si je peux éviter d’y aller. J’échange des messages vocaux avec des proches. Celles et ceux avec qui je parle souhaitent une fermeture. Un ami est quasiment certain qu’ils vont fermer les restaurants ou, le cas échéant, que mon patron va annuler mon service : comment pourrait-il y avoir des clients dans un contexte pareil de toute façon ?  15h30, toujours rien et je suis toujours en pyjama ; comme si ça allait aider le Conseil fédéral à décider de me faire rester à la maison.

Presque 16h, ça commence. Je suis dans un état de tension et d’excitation intense, toute cette impatience m’a mise sens dessus-dessous. Je garde néanmoins suffisamment de distance vis-à-vis de cet état pour me trouver ridicule d’en être arrivée là. J’ai les mains moites, des maux de tête et le cœur qui palpite à fond. Quatre conseillers fédéraux s’installent dans une ambiance solennelle devant les représentants de la presse. Du jamais vu : j’ai la sensation que nous sommes nombreux à les regarder à ce moment précis, dans l’attente de connaître notre sort. Longue introduction formelle : ils veulent ma peau, je ne tiens plus en place. Ils ferment les écoles dès lundi. Ils parlent beaucoup des écoles, mais, moi, je veux savoir pour les restaurants. Je m’adresse à eux au bord de la crise de nerf : « les restaurants, c’est ce soir si jamais, c’est maintenant, même, les écoles, on a tout le week-end pour en parler ». Interdiction des manifestations de moins de cent personnes, blablabla. Certains lieux culturels vont fermer. Je me demande si « lieu culturel », ça comprend les restaurants.

J’ai l’impression qu’ils font exprès de ne pas parler des restaurants. J’écoute à moitié. J’entends « bars et restaurants ». Je dois mettre sur pause pour me concentrer : je déplace le curseur pour revenir un peu en arrière. Je rêve : les bars et restaurants resteront ouverts mais il faut veiller à ne pas avoir plus de cinquante personnes, employés compris, au même moment, et faire respecter une distance de deux mètres entre les tables. Je reste bouche bée. Dans ma tête, je visualise très précisément mon restaurant : je vois les tables rapprochées et l’unique toilette au bout d’un minuscule couloir étroit. Je vois un chaos généralisé. Je ferme mon ordinateur. Je n’y crois pas et pourtant c’est réel. Je ressens une vague émotionnelle très forte monter en moi, un mélange indistinct d’incompréhension, de rejet, de colère et de panique. Je me jette sur mon lit et j’hurle de toutes mes forces dans un coussin. Mes chats sautent vers moi : j’arrête de crier. Je lève la tête doucement et les vois me tourner autour, inquiets. J’essaie de me calmer et me demande si je suis en train de devenir complètement folle.

Je rassemble mes esprits et prends mon téléphone : aucune nouvelle du patron. Je ne comprends pas bien son silence : est-ce que je me suis monté la tête pour rien ou est-il aussi en train de perdre les pédales ? Je prends l’initiative de lui écrire un message pour voir où il en est. Je recommence plusieurs fois pour éviter de paraître cinglée. Finalement, j’opte pour une description factuelle, je lui dis que j’ai suivi les nouvelles mesures prescrites par le Conseil fédéral et j’en dresse la liste ; je serai ainsi sûre qu’on dispose des mêmes informations. Puis je demande : « dans ces circonstances je voulais m’assurer que je travaillais bien ce soir ? Je dois prendre un train à 17h40 pour être à l’heure. J’imagine que c’est un gros stress pour vous mais pour éviter mon aller-retour, il faudrait que je sache un peu avant si le service est maintenu ce soir. Courage ! ». Le message part à 16h20.

J’attends sa réponse, je ne sais pas quoi faire de moi-même, c’est long. Il me répond à 16h55 par un vocal raté de deux secondes. C’est sûr, il est en plein stress. Un vocal d’une minute trente arrive ensuite :

Évidemment, évidemment que la situation euh… est assez complexe euh… écoutez je vais quand même, je vais quand même vous, vous laissez venir, vous allez quand même travailler. On prendra des dispositions pour, pour la suite je veux pas que vous soyez tous pénalisés tout le temps donc on essaie de, de se donner tous un peu la main donc je veux pas vous enlever quand même vos heures comme ça. J’étudie la question euh j’ai une assemblée lundi avec euh GastroVaud pour voir un petit peu ce qui, ce qui se passe euh… on va essayer de voir les conditions du chômage technique etc. donc euh. Mais euh je j’vous propose quand même de venir. Si vous avez envie de rester à la maison vous pouvez rester mais euh j’accepte quand même votre présence parce que vous avez déjà subi euh le problème hier donc euh à vous de choisir si vous voulez venir même si le programme ça sera assez léger mais il y a quand même des réservations, on va veiller à respecter les consignes si elles sont, on va mettre en application immédiatement, c’est ce que j’ai pu comprendre mais heummm euhh voilà, on enlèvera quelqu’un d’autre mais on vous laissera quand même travailler au moins jusqu’à 21h, 21h30-22h en tout cas, voilà, vous ferez au moins vos 3h euh… mais voilà à tout à l’heure et puis on discutera de la suite, à tout bientôt.

Le pauvre, il a la voix tremblotante, je me dis qu’il doit être sous le choc : ça m’aide à me décentrer. Je transfère le message à mon ami. Un instant, je me sens entre le marteau et l’enclume : je ne veux pas y aller mais je veux aussi avoir un minimum de salaire à la fin du mois et il m’offre la possibilité d’être payée trois heures. C’est moins qu’avant le corona, mais c’est déjà ça. Je prends rapidement la décision d’y aller : en plus de la motivation liée au salaire, je renoue avec la partie de moi qui a besoin d’être avec ses collègues pour traverser cette épreuve. Ne pas y aller me donnerait le sentiment de les abandonner dans cette galère. Le restaurant est ouvert non-stop à partir des services de midi, donc là, je n’ose pas imaginer le branle-bas de combat pour mettre les mesures en place immédiatement avec les clients dans le restaurant. C’est du délire. Je fais une fixette sur l’insistance du Conseil fédéral à fermer les écoles, alors qu’il y a tout un week-end pour s’organiser ; nous, il nous met littéralement devant le fait accompli. Je pense aussi à l’inégalité entre les restaurants ; entre les trois étoiles qui ont un espace facilement aménageable pour compter les personnes et les mettre à distance et, nous, dans notre petit restaurant exigu. C’est injuste, ça me révolte.

La bonne nouvelle c’est que j’ai enfin quelque chose de très précis à faire pour me donner un peu de consistance : m’habiller et me préparer pour aller prendre mon train. Je m’exécute en misant sur mes habitudes, car je suis parfaitement à côté de la plaque. Dans le train, les voyageurs, nombreux, semblent être d’un calme olympien. Moi, je suis extrêmement anxieuse à l’idée de découvrir l’état du restaurant en arrivant. Vraiment, je me demande si les passagers ont suivi les informations ou s’ils sont dans l’ignorance complète de ce qui est en train de se passer : comment peuvent-ils paraître aussi sereins ? Dans les rues, c’est un samedi soir ordinaire. Au centre-ville, strictement rien ne signale la présence du bouleversement qui a été annoncé. J’oscille sans arrêt entre la tendance à considérer tous ces gens dehors comme des inconscients complètement dégénérés et celle de m’auto-qualifier de folle à lier. Je marche vite. J’essaie d’esquiver les attroupements sur les trottoirs, quitte à marcher sur la route. J’ai les nerfs à vif. J’arrive au restaurant et aperçois une file à l’entrée : c’est ce que je redoutais.

Je passe, moi aussi, par l’entrée principale : c’est par là que j’entre habituellement. Il y a une porte à l’arrière mais j’ai zéro neurone disponible pour y penser. J’ai l’impression d’être invisible, je bouscule les gens en leur demandant pardon. On dirait l’entrée d’une boîte de nuit. Ils me regardent de travers, ils ont l’air impatients et étonnés de devoir attendre. Je crois vraiment que certains ne savent pas ce qui se passe. Ma collègue qui parlait de tout fermer depuis son retour de Thaïlande gère la file et explique : « c’est spécial ce soir, il faudra attendre, ce n’est pas à cause de nous, on est obligé ». Elle n’est pas de langue maternelle française, je ne la sens pas à l’aise pour argumenter. Une dame en couple pointe les tables vides du doigt et insiste sur le fait qu’elle a réservé : « Il y a des places libres », dit-elle ; comme si nous ne les voyions pas. Mon regard croise celui de ma collègue : on ne se dit rien, mais on se comprend. C’est un regard qui dit à la fois « ça va être la merde, on n’a pas le choix » et « on va s’en sortir ».

Je me lave les mains au bar. Ensuite, je vais poser mes affaires au vestiaire et je reviens me préparer derrière le bar. Il fait froid, ils ont laissé toutes les fenêtres ouvertes. Ça sent le désinfectant. J’enfile ma ceinture et je balaie les salles du regard. Je comprends rapidement qu’ils ont condamné une table entre chaque groupe de clients. « Condamnés », c’est un bien grand mot : un petit écriteau « réservé » y a été installé. À vue de nez, il y a toujours moins de deux mètres, plutôt un mètre et demi, entre les tables utilisées, mais je vois mal comment on peut faire autrement si on veut avoir plus de trois clients qui se courent après. Aucune idée quant à savoir si nous sommes cinquante, nous compris.

Le fils du patron descend des bureaux et vient derrière le bar, il est super tendu et agité. Il m’explique qu’il s’est disputé avec son père parce qu’il n’a pas fermé le restaurant. Je lui réponds que je comprends que son père se sente coincé ; il n’a pas d’aide étatique en tant qu’indépendant si la fermeture relève de sa propre décision. Selon moi, c’était au Conseil fédéral de fermer. Mon collègue se tait en me faisant comprendre qu’il faut interrompre notre conversation sur le champ. Le patron arrive. Il demande à mes deux collègues en salle de nous rejoindre derrière le bar. Il a l’air déterminé et annonce d’un ton sec : « je suis avant tout un commerçant, maintenant on me laisse ouvert, on va travailler. Vous faites au mieux pour instaurer une ambiance chaleureuse, mettez des bougies sur toutes les tables, faites que les clients se sentent à l’aise et faites-leur oublier ce virus ». Pas de discussion, il s’en va. Je me dis qu’il est passé du choc au déni. L’équipe de service est au bout du rouleau mais elle doit se faire magicienne d’ambiance… La collègue qui gère les réservations m’explique que je débarrasse comme d’habitude et qu’elle, elle passe derrière pour donner un coup de désinfectant. Je pense : mmmh ça va sentir bon l’hôpital mais, ça va, il y aura des bougies pour l’ambiance. J’acquiesce et je vais commencer à placer les bougies dans ma petite salle à l’arrière.

Le restaurant paraît vide. J’avais plus de travail quand le patron me faisait sortir plus tôt ces deux derniers mois. Par travail, j’entends du travail ordinaire de service, parce que nous débordons de travail lié uniquement aux mesures sanitaires. Nous nous lavons sans arrêt les mains, nous faisons attention à chacun de nos gestes – par exemple, je vais remettre une mèche de mes cheveux derrière l’oreille à l’abri du regard des clients – et, surtout, nous faisons un énorme travail de communication. À chaque table, nous expliquons la situation : c’est-à-dire, pourquoi des tables sont vides malgré la file dehors, ou bien nous leur demandons gentiment s’ils sont d’accord de ne pas traîner pour laisser une chance à d’autres de manger : la plupart, une fois assis, sont compatissants et se montrent compréhensifs. Nous faisons du télé-Tétris : nous demandons à des clients de changer de table pour permettre à un plus grand groupe de s’installer tout en assurant une certaine distance, nous expliquons pourquoi. Nous faisons ainsi régulièrement varier les tables qui sont condamnées. À certains moments, c’est vraiment limite en termes de distance.

Après une heure, le patron descend et veut me parler. Il a eu une illumination : il se rappelle que je sais écrire en tant qu’universitaire. Il me demande si, au lieu de continuer le service, je peux rédiger un petit texte qui « explique la situation » et qui « rassure les clients » pour qu’on puisse la coller sur la porte d’entrée. Je lui réponds, « oui, bien sûr », tout en me demandant ce que je vais bien pouvoir écrire. Son fils est avec lui, je lui demande si je peux avoir des feuilles blanches. Il va m’en chercher. Je le retiens une seconde et lui précise que je ne vais pas tout écrire parfaitement d’un trait, donc il serait bien qu’il mette ensuite le texte au propre à l’ordi dans son bureau : « oui, oui, ok, mais t’as pas besoin d’écrire un roman non plus, hein ? » Ce n’est pas la première fois qu’on me dit ça ; je n’aurais jamais pensé l’entendre au restaurant. Je « sers » encore quelques minutes en attendant mes feuilles.

Je m’assieds sur le banc d’une table à quatre places qui n’est pas occupée. Je regarde dehors, les gens se sont calmés, la plupart d’entre eux ont dû se décourager. C’est bizarre d’être assise en plein milieu du service et de ne pas tenir mon rôle de serveuse. Je n’en suis pas à une bizarrerie près. Je me sens triste. Je fixe la feuille blanche. Je ne comprends rien à ce qui se passe : qu’est-ce que je vais écrire ? Je pense à l’infirmière italienne endormie sur son clavier d’ordinateur. Je me demande comment on en est arrivé là.

« Chères clientes, chers clients, vendredi 13 mars 2020, suite à la déclaration du Conseil fédéral en conférence de presse… ». Je recommence avec mes listes de contraintes. J’écris en « nous », l’équipe du restaurant. Je biffe, je reformule, j’essaie « de ne pas écrire un roman ». Je dis que nous respectons strictement les mesures d’hygiène pour les servir dans les meilleures conditions possibles, que nous leur demandons d’être solidaires, notamment en restant à la maison en cas de symptômes mais aussi en comprenant que nous faisons au mieux pour les servir au plus vite. Je répète certaines formulations entendues au TJ. Je me demande combien de textes liés aux mesures sanitaires ont été rédigés dans des conditions pareilles. Je ne suis sans doute pas la seule à devoir expliquer aux autres comment se comporter ; à ce moment-là, dans cette situation-ci, j’étais celle qui semblait pouvoir le faire au mieux mais, moi aussi, j’aurais besoin de quelqu’un qui me rassure et m’explique ce qui est en train d’arriver. Il est passé plus d’une demi-heure. Je vais poser mon texte vers mes affaires derrière le bar et je reprends mon « service ».

Deux habituées, une mère et sa fille déjà adulte, arrivent. Ma collègue les place à une grande table à quatre pour elles deux. Je les installe et dit : « il y a finalement des avantages à cette crise, regardez-moi ça, vous avez plein de place pour ce soir ». La mère rétorque, toute douce : « oui, on s’est dit qu’on voulait profiter une dernière fois parce qu’on ne sait pas si on pourra revenir ». Je lui souris, émue d’avoir entendue « une dernière fois ». Nous discutons un petit moment. Je me confie sur le fait que ces nouvelles mesures sont compliquées, que nous n’avons pas eu le temps de vraiment nous organiser. Ça me fait du bien de le dire à quelqu’un.

Je me rends compte que les personnes qui ne travaillent pas dans le service n’ont aucune idée de ce que ces annonces pouvaient impliquer pour nous. Elles ont peur de ne plus jamais retrouver le restaurant comme avant si jamais on ferme. Je réponds, la gorge serrée : « ça fait un moment déjà que ce n’est plus comme avant ». Je poursuis encore une petite heure, j’arrive à peine au bout de « mes » trois heures. Il y a des hauts et des bas sur la gestion de la clientèle. Le patron affichera mon texte demain ; ce soir, nous devons encore faire la sécurité à l’entrée de temps en temps pour réguler l’arrivée de trop nombreux clients à la fois au regard de notre nouvelle capacité de cinquante personnes.

Quand je finis enfin, j’aperçois un monde fou dans la rue à travers la vitrine du restaurant. Je laisse mes affaires de serveuse pour remettre mon costume de citadine. Je dis à peine au revoir, je dois filer prendre le train. Je suis épuisée. En marchant, je vois les gens se mélanger, rire, boire, crier, attendre à l’entrée d’un bar : ça me met hors de moi, je suis furieuse. Je prends mon téléphone et je fais un vocal à un proche. Je me tais d’abord quelques secondes pour bien faire entendre le chaos qui m’entoure, puis je déverse ma haine contre les décisions du Conseil fédéral, je traite les gens dehors de tous les noms, sans m’inquiéter qu’ils puissent m’entendre. Je termine en déblatérant sur mon obsession quant à la décision de fermer les écoles et pas les restaurants : « non mais je vais leur attribuer une médaille. Ils ont bien fait de fermer les écoles cet après-midi. Ils auront l’air bien con lundi, quand tout ce beau monde sera infecté ». Je parle super fort dans mon téléphone, je suis révoltée, indignée, je cours pour me défouler, ce seront mes dernières forces de la soirée.

Ce soir-là, je ne le savais pas, mais c’était la dernière fois que je servais dans ce restaurant. Samedi 14 mars, mon service sera annulé, à 15h, parce que la journée est « très très calme ». Mon patron me dit « bravo et merci pour le texte que nous avons affiché ». Je ne regarderai pas les infos et j’essaierai de convaincre une amie qui soutient le Conseil fédéral de ne pas aller au restaurant, en vain. Lundi 16 mars, avant la déclaration par le Conseil fédéral du semi-confinement, mon patron prendra la décision personnelle de fermer en nous écrivant sur le groupe Whatsapp du restaurant : « Cette décision permettra de nous protéger et également de protéger nos clients ». Nous le félicitons tour à tour. Entre-temps, j’aurai appris que certains cantons avaient décidé de la fermeture des commerces « non essentiels » et de restreindre les réunions privées.

Je n’ai pas regardé la conférence de presse, ça m’aurait trop énervé tellement c’était prévisible : le nombre de personnes contaminées a fortement augmenté depuis vendredi, certainement en raison des sorties du week-end ; nos politiciens n’ont plus le choix… Je lâche prise, il faut que j’essaie de me rassembler. Mon patron me demande d’écrire un autre texte depuis la maison pour « dire aux clients qu’on revient bientôt ». Je le fais avec plaisir et, pour conclure le texte, j’écris : « comme les poignées de main ne sont plus de saison, apprenons à nous serrer les coudes ». Il est très content. Dans le fil de la semaine, j’apprends que je vais toucher le chômage partiel – 80% de la moyenne de mon salaire, sans les pourboires.

Marine Kneubühler, Université de Lausanne

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