Flashbacks sur la fin d’un monde (1/3)

Cet article fait partie d’une série de trois textes écrits par la sociologue Marine Kneubühler.

Depuis le mois d’octobre 2018, je suis serveuse dans un restaurant d’une ville du canton de Vaud en Suisse romande. C’est une petite institution réputée au cœur d’un quartier de la vieille ville. L’endroit est exigu mais chaleureux et charmant. Nous y accueillons une clientèle variée et beaucoup d’habitués : des familles, des étudiants, des couples, des petits vieux du coin qui ne veulent pas se faire à manger, des touristes et beaucoup de celles et ceux qui se rendent à une activité culturelle non loin de là ou qui terminent leur session de shopping. Des chaises-bébé longent certains murs et deux coins spécialement aménagés pour les enfants ont été disposés avec des jouets, des bandes-dessinées et des livres de coloriage. Des jeux ou des livres se retrouvent souvent au milieu du chemin, entre les tables très proches les unes des autres ; nous devons les enjamber avec nos plateaux de service dans les mains avant de les ranger, une fois la tornade passée. La clientèle vient y fêter des anniversaires et autres occasions en tout genre, privées ou professionnelles.

Notre petite équipe est très hétérogène en termes de nationalité, d’âge et de background professionnel mais elle est très soudée, patron compris. Nous nous percevons comme une famille ; nous nous chamaillons parfois, mais nous sommes là les uns pour les autres dans les moments difficiles. Bref, c’est un restaurant familial, qu’on le regarde du côté de la clientèle ou du côté du service. Les clients abondent. Durant l’hiver, le restaurant est toujours plein, en particulier les soirées de fin de semaine et le week-end ; il nous arrive de faire plus de trois services par table le soir. Ce sont d’ailleurs les moments où je travaille pour renforcer l’équipe de base. J’ai quinze tables à ma charge et, quand le roulement est trop important, j’ai besoin de renforts. Le rythme de travail est soutenu, nous n’avons ainsi pas le temps de nous ennuyer ou de ruminer. Je conseille toujours aux clients de réserver s’ils veulent être sûrs d’avoir une place pendant mes heures de service. 

Janvier 2020

Les médias rapportent l’existence d’un virus qui aurait pris la Chine d’assaut. Nous n’en parlons pas entre nous, les clients non plus. C’est loin, nous ne savons pas à quoi ressemble un pangolin et avons bien d’autres préoccupations : travailler, essayer de joindre les deux bouts, régler des petits soucis de santé, tenter de soigner des relations, d’en tisser d’autres ; un collègue s’investit dans la musique et moi, j’essaie d’avancer sur ma thèse. Les samedis, il nous arrive de sortir après les services pour décompresser. Nous connaissons les autres équipes de service de la ville ; celles qui travaillent plus tard que nous et nous accueillent. En fait, nous ne les connaissons pas vraiment. On se reconnaît mutuellement plutôt ; on sait qu’on fait partie du même monde, un monde vivant en parallèle du reste des gens ordinaires, mange après eux et trinque pour l’apéro peu avant minuit. Quand vient l’heure pour tous les établissements de fermer, cela fait à peine quelques heures que nous sommes de sortie. Avec mon équipe, nous sommes souvent contraints de nous replier dans l’appartement au-dessus du restaurant, qui est occupé par l’un d’entre nous : nous chantons autour d’une guitare en attendant l’heure des premiers trains.

J’écoute la radio dans la voiture en allant travailler. De plus en plus de morts sont annoncées par la Chine et les activités de commerce internationales commencent à être restreintes : toucher à l’économie, dans l’absolu, je trouve ça positif mais c’est surprenant. Le 30 janvier, l’OMS a déclaré « une urgence de santé publique de portée internationale » ; cette histoire de virus a l’air sérieuse. Le coronavirus s’immisce au sein de nos conversations. Un collègue vient du Bangladesh, d’autres sont en vacances en Thaïlande : le fait de les savoir là-bas donne l’impression que le problème se situe un peu plus proche de nous, comme si le mélange des origines rapetissait soudainement la taille de la planète. Les inquiétudes ne se font pas tellement sentir. Nous pensons en revanche que ces villes chinoises en quarantaine doivent vivre une horreur. Nous sommes contents de ne pas être concernés. Nous travaillons.

Février 2020

Le début du mois est tranquille par rapport à la même période l’année passée. Les soirs où il y a le plus de clients, nous faisons deux services par table plutôt que trois. Il est arrivé que le patron me demande de partir trente minutes plus tôt. Je le comprends, certains services, j’ai le temps de réarranger plusieurs fois les jouets des bibliothèques, faute de clientèle à servir. Je ne vais pas rester à rien faire mais, en même temps, ça m’ennuie. Je suis payée à l’heure et, voir mon salaire diminuer chaque soir en rentrant à la maison m’inquiète. J’ai commencé à compter, pour moi, pour anticiper la fin du mois.

Nous avons de moins en moins de clients. Un soir de service, j’attrape au vol la conversation entre une infirmière et son amie : la première dit avoir dû rassurer des gens aux urgences aujourd’hui parce qu’ils avaient un rhume. Elles rient sur un ton moqueur et l’infirmière se plaint des patients qui viennent consulter dès qu’ils toussent ; elle pense que le coronavirus ne va pas leur faciliter la tâche à ce niveau-là. Elles critiquent les médias qui affoleraient inutilement. J’écoute, en rangeant des couverts sur mon petit office de travail pour anticiper la prochaine mise en place, sans prendre le temps de me former un jugement. Quand on est serveuse, par la force des choses, on entend énormément de conversations. On fait toujours mine de ne pas entendre : ça fait partie du travail. On finit véritablement par être distante vis-à-vis des opinions qui émanent des tables, même quand on est profondément en désaccord avec ce qui se dit ; c’est une compétence qui permet d’adapter la manière de servir certains clients. Quand je suis allée remplir le verre de l’infirmière, je me suis montrée empathique envers le fait que les urgences étaient remplies d’hypocondriaques – elle en parlait encore – et me suis plainte de l’alarmisme des médias.

C’est difficile à expliquer, c’est quelque chose qui se sent, un ajustement à l’autre qui fait parfois faire des blagues qu’on n’aurait jamais dites ou, à l’inverse, retenir des remarques qui nous tuent de les avoir gardées à l’intérieur. On compte beaucoup sur les pourboires. C’est un métier et, quant à la manière d’écouter, on trouve des points communs avec le métier de sociologue. La neutralité axiologique est un terme que j’ai découvert à l’Université avec ma lecture de Weber mais je savais déjà ce que c’était au travers du service. Lorsque les serveurs expriment un jugement de valeur à l’encontre de l’avis ou du comportement d’un client, la relation de service s’en trouve toujours affectée d’une manière ou d’une autre pouvant aller jusqu’à la rupture (changement de serveuse, sortie volontaire ou forcée du client). Quand certaines limites sont dépassées, cette rupture est nécessaire, bien entendu ; il reste que cette rupture est rare et dit quelque chose de fondamental du rapport entretenu par les serveuses et serveurs à leur clientèle.

Le 19 février, je reçois un message de mon patron qui annule mon service du lendemain sans plus de motifs. Je comprends qu’il doit y avoir peu de réservations.

Avant mon service du samedi 22 février, j’ai entendu à la radio que l’Italie commençait à être sérieusement affectée par le virus. J’apprends par une table que le Nord du pays compte maintenant deux morts. Au restaurant, le virus est présent dans la majorité des conversations entre clients : ils en parlent pour dire que ceux qui le prennent trop au sérieux sont soit des « ignorants », soit des « paranos » : « les mêmes qui ont eu peur d’Ébola », « ceux qui n’ont pas confiance en notre système de santé ». J’entends aussi que « ce sont les vieux qui mourront du coronavirus, comme d’autre vieux crèveront de la grippe ».

Une habituée me fait remarquer que ça a l’air plus calme que les autres samedis. Je lui réponds : « effectivement, depuis le début du mois, on a un peu moins de monde ». Elle me demande si c’est à cause du coronavirus. Sur l’instant, je suis surprise : comment s’imagine-t-elle que j’aie accès aux raisons d’agir des personnes qui, précisément, ne sont pas là ? Je lui réponds : « c’est difficile à dire, peut-être ». Je prends conscience que nous avons perdu les touristes asiatiques qui forment, pour une raison qui m’échappe en partie, une grande proportion des touristes qui fréquentent notre restaurant : je partage cette information à la cliente tout en lui versant son cidre. Elle écoute attentivement et a l’air satisfaite de ma réponse. Tiens, j’en sais plus que ce que je croyais. En allant chercher les boissons suivantes au bar, je réalise que, jusqu’ici, je n’avais jamais établi clairement le rapport entre la désertion de la clientèle et le coronavirus ; maintenant, ce rapport me paraît logique.

À partir du lundi 24 février, je décide de suivre assidûment le téléjournal de 19h30, car je n’ai plus envie d’apprendre de nouvelles via mes clients. Le canton du Tessin, à la frontière directe de l’Italie, commence à être vigilant sur la propagation du virus. Alain Berset, notre ministre de la santé pense, lui, que la Suisse est bien préparée pour éviter la tragédie vécue en ce moment-même par l’Italie. À sa façon, il a l’air du même avis que mes clients samedi dernier. Il précise quand même qu’il faut bien se laver les mains et éternuer dans son coude. Je ne sais pas pourquoi mais ça me fait mourir de rire : des conseils d’hygiène ultra basiques sont donnés au TJ par un conseiller fédéral. Le gouvernement prend les citoyens pour des enfants en maternelle ; je trouve ça ridiculement drôle. 

Mardi 25 février, la situation dégénère en Italie alors qu’on la pensait sous contrôle. Sans grande surprise, on compte un cas de coronavirus au Tessin. « Les virus ne s’arrêtent pas aux frontières », dit un médecin : non mais sans blague, la mondialisation, vous connaissez ? Je les trouve lents à la détente et prétentieux de s’être imaginés avoir une maladie aussi contagieuse sous contrôle. J’ai beaucoup côtoyé les hôpitaux étant petite et, de mon expérience, je sais qu’il faut parfois un sacré temps aux médecins pour avoir une maladie « sous contrôle » ; alors des politiciens qui prennent des décisions pour contrôler un virus, laissez-moi rire… Mercredi, le canton de Neuchâtel met une crèche en quarantaine, mais on ne sait pas encore si les enfants sont infectés. Il n’y a plus seulement la Chine et l’Italie qui sont touchées par des foyers d’infections importants : le Brésil, la Corée du Sud, la Croatie, la Grèce, la France sont venus s’ajouter à la liste.

Jeudi 27 février, je travaille le soir. Il n’y a pas foule au restaurant mais nous avons malgré tout quelques réservations. Surtout, nous avons de quoi nous occuper pendant les moments creux : le patron a reçu une longue lettre de deux pages de GastroVaud[1] qui nous donne des indications à suivre concernant « le nouveau virus ». Il l’a placardée sur notre petit tableau d’affichage situé juste derrière le bar. Je la découvre en préparant ma ceinture, qui me permet de porter aux hanches le porte-monnaie et le dispositif électronique pour prendre les commandes.

Sans surprise, on doit bien se laver les mains et, si possible, entre chaque table. Je fais des gros yeux à la lettre. Entre chaque table ! C’est extrêmement contraignant ; surtout, en plein rush, sous la pression de la sonnette de la cuisine, nous n’avons pas le temps de chanter « joyeux anniversaire » entre chaque plat envoyé. Oui, j’ai vu sur Internet que la chanson « joyeux anniversaire », c’est le temps qu’il faut pour avoir les mains bien propres. J’échange brièvement à ce sujet avec ma collègue qui tient le bar ce soir. Nous rions ; elle me dit que je n’ai qu’à chanter très vite. Elle, elle doit faire la vaisselle de toute façon, elle a régulièrement les mains dans le savon. La lettre précise qu’en cas de symptômes, il faut obligatoirement rester à la maison mais, en contrepartie, l’employeur doit continuer de verser notre salaire. Il y est aussi noté que nous n’avons en aucun cas le droit de refuser de servir des clients asiatiques ou italiens et que le racisme ne sera pas toléré en raison de la présence d’un virus. Le fait qu’un tel point soit explicité crée en moi un sentiment de malaise. Quelque chose de très particulier est en train de se passer, c’est difficile à qualifier, mais je le sens très distinctement, dans mon ventre et ma poitrine.

Mon service est terminé. Mes mains pèlent, je les ai lavées le plus souvent possible pendant la soirée pour respecter les consignes : le froid tire fort sur ma peau sèche, c’est douloureux. En allant à la voiture, je vois des affiches jaunes de l’Office fédérale de la santé publique (OFSP) placardées un peu partout : surtout bien se laver les mains, c’est ce que je retiens.

Ces consignes me font déjà beaucoup moins rire, voire plus rire du tout. Chez moi, je regarde le 19h30 en différé sur Internet pendant le repas. Un des sujets du téléjournal concerne les affiches et la campagne de prévention de l’OFSP. Son directeur, Pascal Strupler en parle ainsi : « Nous voulons être encore plus visibles que la publicité, c’est pour ça que nous avons choisi des couleurs très visibles. Le jaune pour une situation normale dans laquelle nous sommes aujourd’hui et le rouge si nous passons dans une situation particulière ».

La situation est donc encore « normale ». Normale sonne faux. Je pense à mon salaire à la fin du mois ; je suis encore sortie trente minutes plus tôt. Mais, attention, ils anticipent : du rouge a été prévu pour les affiches si jamais la situation devenait « particulière ». Daniel Koch, responsable de la division des maladies transmissibles parle d’une « vague épidémique qui commence » mais, pour l’instant, qu’on se rassure, Virginie Masserey, la cheffe de la division vaccination, affirme au journaliste qu’« on ne peut pas encore parler d’épidémie ». Ok, très bien, Messieurs Dames les médecins payés deux cent mille balles par année et qui n’ont probablement aucune idée de ce qu’implique le respect de ces consignes à la lettre quand on sert dans un restaurant, qu’elles soient jaune ou rouge. Ils m’énervent puissamment avec leur relativisme et leurs couleurs d’affiche. Je ferme le site de la Radio Télévision Suisse (RTS) et j’ouvre Netflix.

Le lendemain après-midi, vendredi 28 février, le Conseil fédéral a déclaré la situation « particulière » et a interdit les manifestations de plus de mille personnes. Je n’ai pas manqué d’adresser une pensée particulière aux représentants de l’OFSP qui s’exprimaient hier au TJ en qualifiant la situation actuelle de normale. Il semble que voir ses propos publiquement démentis le lendemain même devient une habitude par les temps qui courent. Je prends le train pour aller travailler. Les passagers ne parlent que de ça, y compris pour dire qu’il ne faut pas parler que de ça : les autres personnes dans le wagon, moi à ma mère au téléphone. Je lui décris un meme que j’ai vu sur Internet qui m’a fait rire où, d’un côté, il y a des scientifiques qui parlent d’urgence climatique et les gens les ignorent en continuant leurs habitudes de consommation et, de l’autre, les mêmes scientifiques disant qu’il ne faut pas s’inquiéter avec le coronavirus et les mêmes gens qui les ignorent tout autant en s’arrêtant de vivre. À ce moment-là, je rassure ma mère comme une scientifique. Mais, au fond, je n’ai aucune idée sur rien à propos du coronavirus, mais vraiment aucune.

Les clients au boulot ne parlent aussi plus que du virus : « c’est comme une grippe, mais pas vraiment » ; « on ne va quand même pas arrêtez de vivre par peur de mourir » ; « buvons beaucoup ! L’alcool, ça va le tuer, ce corona », « les Chinois nous ont caché des choses », « regardez le nombre de morts en Italie, ce n’est pas la grippe espagnole non plus », blagues à la pelle sur le coronavirus et la bière Corona… Un collègue éternue fort derrière le bar, dans son coude, évidemment. Il est un peu enrhumé et hypocondriaque. Depuis hier, il nous jure qu’il l’a choppé. Nous nous moquons de lui. Nous relevons aussi que si un client est infecté, nous voyons mal comment nous pourrons nous en protéger dans le petit espace du restaurant. Mon collègue carbure au thé chaud dès qu’il a une seconde pour s’arrêter ; les virus n’aiment pas le chaud, paraît-il. 

Plus tard, je demande à une cliente si je peux utiliser la calculette de son téléphone pour diviser l’addition de sa table ; ils sont dix et veulent payer séparément. Je suis bonne en calcul mental, sauf que là, je suis exténuée. Elle me tend son téléphone ; je ressens une gêne de sa part que j’ignore pour procéder aux calculs. À la fin de la transaction, elle sort un gel hydro-alcoolique de son sac pour désinfecter son écran. Je prends quelques verres avec moi pour commencer à débarrasser et je m’éloigne de la table, totalement agacée par l’attitude de défiance de la cliente à mon égard : son assiette, je l’ai aussi servie avec mes mains et elle a mangé dedans sans la désinfecter… Je soupire et regrette un peu de ne pas y avoir pensé. Depuis ce corona, plein de petites choses nous mettent dans l’embarras. Je finis une heure plus tôt.

Mars 2020

Aux TJ : une école en quarantaine, déjà des conséquences sur les finances des artistes à cause de l’annulation des grands rassemblements, certaines entreprises au chômage partiel ; je me demande quand ce sera mon tour si les clients continuent à nous déserter. Des précisions sanitaires sont délivrées : le risque d’infection serait présent si on reste plus de quinze minutes à moins de deux mètres de quelqu’un qui est contaminé. En outre, les personnes âgées ou rendues vulnérables par d’autres pathologies seraient plus à risque que les autres. Une parlementaire portant un masque médical est accusée de troubler l’ordre d’une séance à Berne.

Le 4 mars, l’Italie ferme ses écoles. En Suisse, un peu plus de cinquante personnes sont infectées. Daniel Koch de l’OFSP annonce que la « situation est grave ». Dans le même TJ, Philippe Leuba, conseiller d’État vaudois, chef du département de l’économie, dit que les mesures prises par la Confédération et les cantons sont exagérées pour un virus dont on « guérit en quatre à cinq jours au travers d’une prise de Dafalgan comme pour n’importe quelle grippe », si on ne fait pas partie des personnes à risque. « Nous ne sommes pas en face d’une nouvelle peste noire », affirme-t-il, « on n’attrape pas le coronavirus en allant manger au restaurant avec sa femme ». Nous aurions affaire à « une psychose généralisée qui est entretenue par des décisions qui sont irréfléchies », ajoute-t-il après une interruption du journaliste lui faisant comprendre que l’interview allait en rester là. Plus de quinze minutes à moins de deux mètres, ce type ne côtoie manifestement pas le même genre de restaurant que le mien, où les tables ont moins de trente centimètres de distance entre elles à certains endroits. Ce n’est pas pour rien que le service s’appelle service, me dis-je, c’est un métier de contact

Le 5 mars, ça y est, premier décès en Suisse. Au 19h30, le président de GastroSuisse avance que certaines entreprises de l’hôtellerie et de la restauration sont dans une situation très grave avec une perte de soixante à quatre-vingt pour cent de leur chiffre d’affaire. Retour sur le discours de Leuba et ses Dafalgan : le médecin cantonal vaudois parle d’une « crise de communication » qui a maintenant été réglée. Le présentateur du TJ commente : la santé, d’un côté, et l’économie, de l’autre, vont constituer une équation difficile dans les mois à venir. L’Italie est débordée. J’entends une cacophonie parvenir à mes oreilles qui me dit, en gros : tout empire de jour en jour.

Ce soir, je bosse, faut bien manger. Au boulot, ce n’est pas la folie, mais tout de même quelques réservations. Les services passent comme si nous étions entrés dans une dimension parallèle. Nous essayons de ne pas penser aux informations mais nous avons des montées d’adrénaline quand un client tousse dans son assiette. Nous subissons, nous ne savons pas quoi faire d’autre que travailler et se laver les mains, souvent, de plus en plus souvent. La collègue rentrée de Thaïlande pense qu’il faudrait tout fermer, mais elle dit aussi qu’ici, en Suisse, on aime trop la liberté ; on n’est pas habitué à respecter des ordres, alors une quarantaine ne marchera jamais. Je ne sais pas quoi penser de cette affirmation sur les Suisses, mais, en l’écoutant, je sens au fond de moi désirer que le restaurant ferme une semaine ou deux, le temps que tout se calme.

Le vendredi 6 mars, on a passé « un cap » ; le Conseil fédéral a demandé aux personnes les plus fragiles d’éviter les transports publics et les commerces aux heures de pointe et de réduire au maximum leurs rendez-vous. Les visites dans les EMS[2] sont limitées. Il y a plus de deux cents personnes contaminées en Suisse, probablement à cause d’un foyer de contamination venant d’une réunion évangélique à Mulhouse. Certains cantons deviennent plus restrictifs que la Confédération quant au nombre de personnes autorisées dans les manifestations. Le 7 mars, un épidémiologiste avance au TJ qu’il faudrait que tout le monde – et pas seulement les personnes à risque – réduise ses contacts car n’importe qui peut transmettre le virus. On peut être asymptomatique et porter le virus : ça va être pratique pour leurs statistiques, me dis-je, inquiète.

Au restaurant, j’ai l’impression que nous avons plus de clients qu’au début du mois : certains habitués de plus de soixante-cinq ans viennent encore. Avec les collègues, nous nous demandons s’ils profitent de sortir avant que les restrictions ne se durcissent. Il m’arrive de penser que les gens s’acharnent contre les serveurs des restaurants spécifiquement pour nous compliquer la tâche : ils désertaient quand nous étions encore dans le flou et maintenant ils font comme si de rien n’était alors que la situation est déclarée officiellement grave. Travailler devient de plus en plus pesant. À part l’hygiène de base que nous respections déjà auparavant, nous ne pouvons strictement rien faire pour diminuer les risques présentés à la télé ; comme si c’était banal et tout simple de mettre les gens à distance dans un petit espace et de les faire manger en quinze minutes.

Je n’ai pas peur d’être contaminée mais clairement, j’ai l’impression qu’on me demande l’impossible. Je vois bien que les contacts entre les mains et les bouches sont omniprésents dans un restaurant ; d’ailleurs, je ne vois bientôt plus que ça quand je regarde les clients. Aussi, je prends conscience, il faut le dire, du manque d’hygiène très important de certains d’entre eux. Avec les collègues, nous nous sentons impuissants : nous n’avons pas l’autorité pour sortir de force les clients qui éternuent sur leurs voisins. Et c’est arrivé… deux fois. Nous nous sommes racontés les cas derrière le bar –c’est là que les jugements de valeur retenus dans le face-à-face du service peuvent sortir. Nous nous sommes agités, énervés, puis nous avons continué, avec le sourire, parce que nous n’avons pas le choix.

Dimanche 8 mars au soir, je suis en training dans mon canapé, j’ouvre le TJ en me disant : « bon, quoi de pire aujourd’hui ? ». La Lombardie et la Vénétie sont en quarantaine. Le gouvernement italien a pris la parole à 3h30, tellement l’urgence était devenue forte : ça lui a pris comme ça, au beau milieu de la nuit, comme une nécessité d’aller aux toilettes. Je suis sidérée par le manque d’anticipation des décideurs politiques. En fait, je commence à être désespérée : j’ai le sentiment lancinant de subir une incertitude exponentielle et d’être suspendue au bon vouloir de quelques personnes au pouvoir. Cela fait des semaines qu’on voit bien qu’on est en retard et le décalage entre les constats et les prises de décision se poursuit. Un reportage montre que la frontière avec l’Italie reste malgré tout ouverte et que les contrôles sont compliqués. Deuxième décès en Suisse, des dommages importants à l’économie. Je décroche pour le reste : c’est déjà bien assez pour un jour de congé.

Lundi 9 mars, dix fois plus de cas que la semaine dernière en Suisse. « Le virus est parmi nous » : ça, c’est de l’analyse, merci bien. En Italie, sept mille trois cents cas : la situation du pays est comparée à celle de la deuxième guerre mondiale. Le mardi 10 mars, toute l’Italie est mise en régime de quarantaine. Il y a plus de sept cents morts : la correspondante de la RTS sur place dit que ce chiffre devrait aider les Italiens à respecter le confinement, parce qu’on les soupçonne d’indiscipline. Je suis révoltée : cela voudrait dire que pour convaincre les Italiens à rester à la maison, il faut les menacer en exhibant les statistiques des morts ? La journaliste suisse, en attendant, elle est dehors, tranquille, à nous parler dans son micro, sans aucune distance critique au sujet de cette menace. Non mais on en est où là ?

On compte un troisième décès au Tessin : les journalistes rapportent « une crispation des débats pour fermer les frontières avec l’Italie ». Notre conseiller fédéral tessinois, Ignazio Cassis, lui, rappelle que le virus est déjà partout ; il serait donc vain de fermer les frontières. Le gouvernement tessinois est en discussion pour fermer les écoles du canton. Alain Berset dit que « nous savons depuis maintenant quelques jours que de simplement tout bloquer et empêcher la propagation du virus va être impossible » ; les mesures de quarantaine adoptées dans d’autres pays ne sont donc pas prévues en Suisse. Daniel Koch précise que fermer les écoles n’est pas souhaitable car cela inciterait les personnes âgées à garder leurs petits-enfants. Or le mélange des générations, c’est ce que nous devons à tout prix éviter.

Du côté des épidémiologistes, on dit sans plus de détails que « plus vite on agit, plus on agit durablement » sur la courbe exponentielle des infections : je me demande si l’implicite, c’est la quarantaine. L’EPFL bascule tous ses cours de plus de cent cinquante étudiants en ligne. Un reportage nous explique que la Suisse peut survivre en autonomie avec ses stocks d’alimentation pour quatre mois, tout en disant qu’il n’y a aucune rupture dans la chaîne de production des commerces pour le moment. J’entends des dissonances ; je ne sais pas quoi en penser – deuxième guerre mondiale, stocks, quarantaine là-bas, pas de quarantaine ici, frontières ouvertes, écoles fermées, pas se mélanger, se laver les mains… mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

Marine Kneubühler, Université de Lausanne

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[1] GastroVaud (https://www.gastrovaud.ch) est l’association vaudoise des cafetiers, restaurateurs et hôteliers ; elle constitue l’une des antennes cantonales de la Fédération des restaurateurs et hôteliers GastroSuisse (https://www.gastrosuisse.ch/verband/?no_cache=1).

[2] EMS est l’acronyme d’établissements médico-sociaux qui « hébergent des personnes âgées nécessitant des soins de longue durée » (https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/sante/systeme-sante/etablissements-medico-sociaux.html). Il s’agit de l’équivalent suisse des Ehpad en France.