À l’entrée d’un grand supermarché, en attendant que l’un des colocataires finisse les courses, dans l’ennui de l’attente, je me prends à faire part d’une réflexion sociologique à une autre colloc’. Feignant un grand air professoral et théâtralisant le mépris, je lui dis :
« Au fond, la peur ne serait ici rien d’autre qu’un filtre qui permet à l’attention de s’échapper ailleurs que sur une réalité du quotidien dévoilée. Ainsi, ce qui nous dérange tant quand nous marchons dans la rue, ce n’est pas la peur de s’approcher trop de l’autre ou que l’autre pense qu’on s’approche trop de lui ou encore que l’autre pourrait s’approcher trop de nous. Ce qui dérange, l’étrange sentiment de malaise qui nous prend, c’est que nous ne pouvons plus ne pas faire attention à lui. Autrement dit, l’inattention civile qui permet aux individus de supporter un grand nombre d’interactions avec des inconnu·e·s n’est plus possible. Ce qui nous effraie et qui rend les achats plus “malaisants”, c’est qu’au moment où nous les faisons, nous les faisons en actes, avec toute notre attention. Nous ne sommes pas à la sortie des cours (“Vite, faut y aller.”), ni avant (“Je passe vite fait.”). Non, faire ses courses, acte nécessaire, devient alors terrible parce que le regard, la perception, l’attention est focalisée sur cette simple nécessité et les actions qu’il faut effectuer pour y subvenir. Les sourires obligatoires pour les vendeuses et vendeurs n’ont plus à s’afficher sous les masques. L’embarras d’être un acheteur·euse réduit à la nécessité d’aller au supermarché n’est plus atténué par la joie consommatrice. Non, dans tout cela, je pense que la peur nous permet d’éviter un bien plus grand malaise, celui de se retrouver “jeté·e dans le monde”, le monde matériel tel qu’il est. »
Bref, sous cette diatribe, je pense qu’il y a bien quelque chose de cela. Une certaine « nudité » qui jaillit des interactions, des perceptions, du «ce que le monde nous renvoie».
Peut-être moins éloignées, mais plus nues encore, les dernières recommandations et décisions du Conseil fédéral : le retour possible dans les restaurants et la suspension toujours en vigueur des regroupements. Ainsi, nos corps peuvent bien aller dépenser de l’argent pour se nourrir et faire marcher l’économie – mais nos subjectivités doivent, elles, rester étroitement cloîtrées dans la peur de l’autre. Quelque chose bloque, chahute, quelque chose de la réalité pointe.
Le « covid-19 » ne nous jetterait-il pas crûment dans le monde matériel?
Justine Scheidegger