Anthropologie de la couture en temps de crise. Une enquête socio-anthropologique internationale sur la confection des masques Covid en tissu par des acteurs privés

Il s’agit d’un texte en deux parties. La première partie est disponible ici.

Les premiers résultats du questionnaire permettent de poser les jalons d’une réflexion anthropologique sur la question de la reconnaissance du geste en jeu dans la confection des masques. Quelques constats éveillent l’attention. Premièrement, 97% des faiseurs et faiseuses de masques ayant répondu sont des femmes (294/303 des francophones, 247/254 des anglophones). Deuxièmement, les motivations les plus largement exprimées reviennent à vouloir répondre à l’urgence de la crise et au manque drastique de masques, voire à ce qui est perçu comme un défaut de réaction des pouvoirs publics (v. illustration).

Troisièmement, certaines informations éclairent sur l’investissement en temps et en moyens économiques, requis par la confection. 46 % des répondants ont au moins consacré l’équivalent d’un temps partiel (20 heures par semaine ou plus). L’ampleur des dépenses diffère par endroits : moins de 100 euros au total pour 72% des francophones, tandis qu’il s’agit de plus de 100 euros/dollars/GBP pour 57% des anglophones. Ce sont des dépenses « hors machine », bien que ce soit ce qui revient le plus cher (certains ont d’ailleurs témoigné avoir dû s’équiper ou se rééquiper à leurs frais, pour les besoins de l’opération, les machines non-professionnelles ne survivant pas toujours à cette charge intensive). Au pôle le plus élevé, la confection a coûté plus de 1000 euros/dollars/GBP à 2,6% des francophones et 11% des anglophones.

On relève aussi la place prise, au cœur de la vie quotidienne, par un espace de confection correspondant au lieu de vie : 98% des répondants affirment avoir (quoique parfois non exclusivement) confectionné les masques chez eux, pendant comme après le confinement. Et 64% n’ayant pas d’espace entièrement dédié à cette activité dans leur habitat, ont mobilisé des pièces continuant d’être utilisées à leur fins premières, telles que la cuisine, les séjours et salons, les chambres, les bureaux et même les buanderies, les vérandas, les paliers, les garages et une salle-de-bain. La collecte de photographie révèle les adaptations et réaménagements du quotidien dans des surfaces parfois réduites (v. la capture par Sandra Björk Thordarson de la «mask making station» aménagée dans un coin de sa chambre d’amis).

« My mask making station. Not too organized but it works. It’s a little corner in a spare bedroom that I’ve commandeered », photo et atelier de Sandra Björk Thordarson, Rancho Palos Verdes, Californie, États-Unis, © Tous droits réservés, Sandra Björk Thordarson, 8 décembre 2020. Reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteure. 

Quatrièmement, les résultats de l’action se mesurent en soulignant un curieux paradoxe : d’une part, la grande majorité des masques ont trouvé preneurs (94% côté francophone, 82,5% côté anglophone), et pas seulement auprès de particuliers, mais aussi auprès d’institutions publiques qui les ont requis en grande quantité[1]; d’autre part, en dépit de ce qui pourrait apparaître alors comme un certain succès, les répondants mettent souvent en avant le manque de reconnaissance et de rétribution de leur geste. 

64,8% des répondants n’ont reçu aucun revenu ni bénéfice pour leur production. Une minorité a perçu des bénéfices les plus souvent partiels, constitués de salaires ou revenus pour 3,8% des répondants, remboursements de frais pour 11%, produits de vente pour 16,7%, avantages en nature pour 7,9%, autres dons ou cadeaux pour 7,5 %. Pour beaucoup, la production a d’abord été gratuite, puis s’est accompagnée de vente une fois la pénurie passée. Certains expliquent avoir demandé, en guise de salaire, des dons à des associations ou du matériel pour faire d’autres masques (dont l’élastique, en pénurie). Et l’offre de masques gratuits a rarement été suivie d’autres gratifications (fleurs, chocolats, etc.). Des répondants ont affirmé avoir refusé toute rétribution et reversé les dons à des associations, le sentiment d’avoir aidé et la satisfaction des proches étant présentés comme suffisants. Du côté américain, le refus de tout profit a fréquemment été exprimé, ainsi que l’option d’une proportion de masques vendus (dans les limites du remboursement des frais) pour une autre donnée. La faible proportion des bénéfices enregistrés n’est pas surprenante dans le cadre d’une activité caritative bénévole. Mais l’ampleur de la production (plus de 100 masques cousus pour 67%) et le temps travaillé (plus de 20 heures hebdomadaires pour 46 %) conduisent à nuancer cette appréciation.

Les témoignages recueillis montrent que la confection gratuite, le travail et l’investissement impliqués ont été pour l’essentiel consentis; la plupart soulignent ainsi les valeurs de solidarité qui ont motivé la confection des masques. Mais la question de la reconnaissance symbolique ou économique de cette dernière divise toujours, les uns défendant le bénévolat, les autres le travail. 

Reste donc à réfléchir sur la façon dont l’action doit être qualifiée. Le juriste se demandera où commence le travail et où s’arrête le bénévolat, Delphine Gardes[2] soulignant que la distinction est autant complexe que portant à conséquence. Considérant l’économie solidaire, Jean-Louis Laville[3] alertera sur les risques socio-politiques de « tensions entre logiques privées, publiques et associatives » qui sont entretenues par la tendance des « conceptions étatiques et managériales » à « mépriser » et « invisibiliser les initiatives citoyennes » (p. 170, 180). Et l’anthropologue questionnera le passage, pour certains acteurs, du loisir individuel (Do It Yourself) et récréatif au « faire ensemble » (concept retenu dans le cadre de la coopération du gouvernement français avec le monde de la confection des masques) en temps de crise, ou plutôt, du bricolage de fortune qui a permis la participation de la société civile à une opération humanitaire de masse. Un tel passage soulève la question de la reconnaissance de la beauté du geste, autant que celle de la reconnaissance de compétences et d’une force de travail gratuite[4], voire d’une société civile abusée (v. mon article in Anthropologica 63.1). 

Certains groupes pionniers dans la confection de masques solidaires, animés par des couturières professionnelles, se sont d’ailleurs spécialisés dans la défense des professions menacées aussi bien par un recours systématique au don que par la disqualification; c’est ce dont témoigne le communiqué de presse de Bas les masques en janvier 2021. On peut sentir la tension entre les groupes revendiquant le droit au travail et ceux privilégiant l’exercice d’une solidarité gratuite. Ici ressort le problème de la coexistence de plusieurs nécessités sociales : le droit des travailleurs doit être respecté car, comme Georg Simmel le remarque, « le pauvre n’est pas seulement un pauvre, mais aussi un citoyen. C’est aussi dans cette mesure qu’il est concerné lui aussi par le droit que la loi reconnaît à l’ensemble des citoyens comme corollaire de l’obligation publique de secourir les pauvres » (Sociologie, p.461). D’où sans doute la référence fréquente des acteurs à leurs attentes en matière de réponse des pouvoirs publics. L’on retrouve ici ce que montre Emilie Charlier[5] pour les professionnels et aidants proches, qui sont affectés d’un « déni mutuel de reconnaissance» dans le domaine thérapeutique. Pour dépasser un tel déni, il est nécessaire que les acteurs concernés s’engagent dans un dialogue et nouent « une relation de confiance et une reconnaissance réciproque de leurs savoirs respectifs, favorisant la construction de pistes de solutions collectives au sein des dispositifs ». Ce constat, récurrent en sciences sociales, ressort aussi des travaux de Cécile Lavergne et Claire Vincent-Mory[6] sur les « luttes de visibilité des Organisations de Solidarité Internationales issues des Migrations ». Un dialogue constructif autour de la confection des masques serait profitable autant aux instances publiques qu’aux confectionneurs professionnels et bénévoles. Il serait aussi profitable à la lutte contre la pandémie puisqu’il permettrait l’accès aux masques pour tous, ainsi que le préconise l’OMS. Décloisonner les perspectives pour les mettre en dialogue permettrait de trouver un équilibre entre exercice professionnel rémunéré et action solidaire. Bien que tout travail mérite salaire, le don échappe toujours à cette logique; même s’il peut se développer au sein d’un travail salarié, il engage ses propres formes de reconnaissance. On peut ainsi rappeler l’objection des postiers français à la rémunération des visites aux personnes âgées; ces visites allaient, selon eux, à l’encontre d’usages professionnels qui engagent la gratuité d’échanges humains et doivent être reconnus comme tels.

Au-delà de ce qui tient à la teneur bénévole ou salariée de la confection des masques, demeure l’impact du manque de reconnaissance sur la faculté des acteurs à y trouver un réel espace d’empowerment, d’autant plus qu’il s’agit majoritairement de femmes. Dans une recherche antérieure sur les réseaux de mobilisation féminine partant de la couture, je m’étais déjà interrogée sur le sens et la portée d’une certaine relégation symbolique selon le genre de ce type d’action et de ses productions. Reprenant le thème de l’allégorie de la sirène d’Andersen[7], je m’étais demandé si la femme devait nécessairement ici renoncer à sa voix pour marcher parmi les hommes. Et cette question se repose avec d’autant plus de force aujourd’hui que l’on requiert de toute part des masques cousus essentiellement par des femmes, mobilisées dans le silence d’une invisibilisation dont il convient d’analyser la forme et les enjeux. Ne serait-il question que d’un effet Matilda – phénomène, observé par Margaret W. Rossiter, de « l’ignorance, du déni et du déclassement » des découvertes scientifiques des femmes, en raison de biais guidant les modes de la reconnaissance[8] ? Dans son Anthropologie de la division sexuelle du travail, Alain Testart expose à quel point « tout ce qui s’attache au travail du tissu (le tissage excepté) » renvoie « typiquement » au « féminin »(L’amazone et la cuisinière, p.109). Le problème de la reconnaissance des métiers du textile détenus par les femmes, que l’on retrouve, selon lui[9], aussi bien dans les sociétés traditionnelles que dans la France contemporaine, ferait-il loi ? Une loi qui serait susceptible d’affecter le passage d’une confection textile non qualifiée, telle que celle pratiquée par des non professionnelles, à une confection requérant des qualifications techniques, telle que celles impliquées par la confection de matériel à usage sanitaire ?

La relégation des femmes hors de la scène des compétences techniques reconnues semble bien s’opérer dans la situation présente, où ce sont massivement des femmes qui ont confectionné des masques avec les moyens du bord, dans l’urgence, et qui se trouvent éconduites de la logique de production et de la reconnaissance des qualifications qu’elle implique. Au-delà des hypothèses sur les sources historiques du mécanisme, force est de constater un certain décalage entre l’aptitude démontrée par les faiseurs et faiseuses de masques à répondre à une situation de crise, et la pauvre reconnaissance de leurs compétences en la matière. Or ce décalage peut être analysé en référence à Goffman, qui définit la stigmatisation comme une «situation de l’individu que quelque chose disqualifie et empêche d’être pleinement accepté par la société»; les «attentes normatives» de la société lui confèrent une «identité sociale virtuelle» qui n’a plus rien à voir, et même le place en porte-à-faux, avec son «identité sociale réelle».

On pourrait ainsi en conclusion rappeler l’importance de considérer la situation réelle des acteurs, au-delà des virtualités imaginées à leur endroit. Cette reconnaissance du réel permettrait sans doute de congédier des logiques préjudiciables autant pour les acteurs que pour la société. Et elle fournirait de précieuses données sur les ressources des individus et de la société en temps de crise.

Sophie-Hélène Trigeaud, Dr. HDR en anthropologie, chercheuse associée au LADEC, Université Lyon 2


[1]Un message de l’ancien ministre de la Santé Xavier Bertrand aux bénévoles Des Masques en Nord, mentionne notamment un demi-million de masques en tissu confectionnés par Le Souffle du Nord avec le CHU de Lille au printemps 2020. V. aussi, quant à ces pratiques, le communiqué de presse de Bas les masques du 28 janvier 2021. 

[2]Gardes, D. « Le bénévolat, un « véritable » travail ? Aspects juridiques ». Empan, 2(2), 2009, p. 136-140. Accessible ici.

[3]Laville, J.-L., Réinventer l’association. Contre la société du mépris. Paris, Desclée de Brouwer, 2019.

[4]Simonet, M. Travail gratuit : la nouvelle exploitation ? Paris, Textuel, 2018.

[5]Charlier, E., « Professionnels et aidants proches : déni mutuel de reconnaissance ? », ¿ Interrogations ?, n°28. Autour du déni, juin 2019. Accessible ici.

[6]Lavergne, C. et Vincent-Mory C., « Les ambiguïtés de la reconnaissance. », Terrains/Théories, n°11, 2020. Accessible ici.

[7]Trigeaud, S.-H., « Travaux d’aiguilles et mobilisation féminine : des plaines de l’Utah aux Nations Unies ». Anthropologica. Canada’s Anthropology Journal, 55(1), 2013, pp. 99-111. Accessible ici.

[8]Rossiter, M. W. « The Matthew Matilda Effect in Science ». Social Studies of Science. N°23/2, 1993, pp. 325-341. Accessible ici.

[9]Testart, A. L’amazone et la cuisinière. Anthropologie de la division sexuelle du travail. Paris, Gallimard, 2014, pp. 147-151. A. Testart relève que dans les sociétés traditionnelle, l’indice global de participation féminine est de 67,5% pour les activités de tissage sur métier à tisser, de 77,6% pour la confection des vêtements et 86,4% pour le filage (chiffres issus « de plusieurs centaines d’enquêtes ethnographiques ou historiques menées dans 85 sociétés traditionnelles », pp. 147-151). Il ajoute qu’en France aujourd’hui, « on observe une loi qui ne souffre aucune exception : lorsque, pour la même activité, on passe d’un travail non qualifié à un travail qualifié, le taux de participation féminine diminue » (p. 154).