Une semaine avant la deuxième étape du déconfinement en Suisse (réouverture de certains magasins, etc.), une famille décide de se retrouver après plus de deux mois de séparation. La fille habite à distance, à une centaine de kilomètres, ce qui la force à rester chez ses parents durant ce séjour, ce qui peut susciter quelques craintes dans ce contexte de pandémie. Joie, peurs, inquiétudes et doutes rythment ces retrouvailles. Pour penser cette situation, la fille propose à ses parents d’écrire sans se concerter sur cette expérience puis de partager ensemble leur récit. Un évènement – la visite d’une fille chez ses parents – a donné naissance à trois visions, trois récits présentés ici de manière brute et retraçant les questionnements et ressentis d’une semaine extraordinaire.
La fille
Une semaine de dilemme. Cela fait plus de deux mois que je ne les ai pas vus. Ils ne sont plus jeunes, sans être vieux pour autant. À mes yeux, ils sont forts. Pourtant, ils sont dans cette catégorie, la catégorie « à risque » face au COVID-19. Voilà pourquoi cela fait plus de deux mois que je ne les ai pas vus, si ce n’est à travers un écran sur Skype, des rencontres qui, parfois, approfondissent le manque plus qu’elles ne le remplissent. Ces deux mois, j’ai fait bien attention. Mais « le risque zéro n’existe pas ». Eux, ils veulent me voir. Je leur manque. Et si j’étais contaminée ? Je n’ai pas de symptômes, mais je suis peut-être une de ces personnes justement asymptomatiques. Celles qui peuvent, sans même s’en rendre compte, en mener d’autres à la mort. Alors je pèse les pour et les contre. Mes colocataires ont-ils été en contact avec des personnes contaminées ? Et moi-même ? J’écris compulsivement aux personnes que j’ai croisées afin de savoir si elles en ont, elles, des symptômes. Une semaine plus tard, le 11 mai, les commerces vont rouvrir, ce sera pire à ce moment-là, non ? Ils annoncent un nouveau pic d’hospitalisation pour juillet… ou aout… ou je-ne-sais-plus-quand, mieux vaut les voir avant. Je me laisse à penser que les arguments qui me mènent à choisir une visite maintenant, de quelques jours, sont rationnels et logiques. Mais, à dire vrai, mes parents me manquent, tout simplement.
Le jour J est enfin arrivé et je monte à grands pas les trois étages qui me mènent à l’appartement où j’ai grandi. Je toque et m’éloigne de la porte. Ma mère ouvre, nous restons toutes les deux muettes, l’envie de nous prendre dans les bras l’une de l’autre est palpable. Au lieu de cela, nous nous regardons, pleines d’émotions. Je m’installe dans mon ancienne chambre qui sera désormais interdite à mes parents étant donné que c’est le seul lieu de la maison où je retire mon masque. J’y entrepose la vaisselle que j’utiliserai toute la semaine ainsi que mes linges de bains et de cuisine. Puis une ritournelle s’installe. Avant de sortir de ma chambre, je me désinfecte les mains, mets mon masque, me désinfecte les mains à nouveau. En dehors, nous gardons en permanence les distances et quand l’un de nous oublie, souvent une main se lève (généralement la mienne) frénétiquement comme pour marquer le danger. Les croisements dans les corridors sont parfois risibles, tant nous prenons garde à chaque geste. Parfois, je trouve tout cela ridicule, mais je me rappelle vite le danger que je représente pour eux et cette attention de chaque instant m’apparait un bien mince tribut à payer. Nous prenons par conséquent toutes les précautions nécessaires, comme lorsque nous mangeons. Mes parents et moi sommes ensemble autour de la table. Il y a cependant toujours ces deux mètres qui nous séparent. Moi d’un côté de la table, eux de l’autre. Je mange avec mon masque, ce qui donne des allures absurdes à la situation. Ma mère me pose une question à laquelle je ne peux répondre avant d’avoir remis cette barrière buccale que j’ai ôtée le temps d’un morceau de pizza. Nous rigolons, il faut dire que la situation est tristement drôle. Mon père baisse les yeux puis me regarde et lance d’un ton résigné « on n’aurait jamais cru vivre ça un jour ».
La mère
Elle a dit qu’elle voulait revenir, qu’elle y pensait et que cela l’angoissait, elle avait peur (peur pour moi) et elle m’en a fait part.
« La semaine prochaine Maman! Oui, je pense revenir la semaine prochaine, est-ce que cela te ferait plaisir ? »
Je l’entendais, et suspendue au téléphone, je ressentais en moi une immense joie, oui, immense ! Ma fille revenait ! Je pourrai à nouveau la serrer dans mes br… ? Pour un instant, j’y ai cru, oui, pour un instant seulement j’ai cru que tout était comme avant.
Et puis, cela s’est fait tout naturellement, le temps d’un soupir et d’une respiration profonde, elle était derrière la porte, dans les escaliers à deux mètres de distance, sa valise à la main, son sac à dos et bien sûr son merveilleux sourire que je devinais sous son masque. J’étais émue. Un doux mélange d’émotions me sont soudain remontées à la gorge jusqu’à remplir mes yeux de chaudes larmes, et d’un coup, malgré « le masque », les barrières sont tombées et, malgré « ce masque » et cette situation surréaliste, je me suis dit que rien, mais alors rien (surtout pas ce petit petit virus) ne nous empêcherait de passer de bons moments ensemble. Elle était là, et c’est tout ce qui comptait ! Nous avons gardé les distances, elle a voulu garder son masque (surtout pour nous protéger, nous, ses parents, elle se faisait du souci pour nous) et en dépit de cela, nous avons été – comme toujours et voire encore plus – proches, complices, joueurs, baladeurs, rieurs, mangeurs, danseurs, visionneurs (de séries), parleurs, buveurs, enchanteurs et enchantés de célébrer la vie, la vie qui nous réunissait à nouveau, la vie qui prenait le dessus et qui, par moments, me voilait le visage de tristesse, mais c’était elle la plus forte…
Le père
Le confinement dure maintenant depuis un peu plus de 6 semaines. Après le choc initial, une certaine routine s’est installée (télétravail, informations télévisées, repas prolongés et savourés…), une certaine sérénité, mais aussi des coups de mou (quand est-ce que ça va finir ?…) et des moments de tristesse aussi, surtout de ne plus voir nos deux filles – qui ont décidé de protéger leurs « vieux parents vulnérables »…
Et puis, tout à coup, cette idée, que j’apprends dans le fil d’une discussion et qui devient doucement une évidence : notre fille qui vit à Lausanne viendrait passer quelques jours à la maison, elle aussi a l’ennui, elle aimerait nous revoir vraiment, retrouver la maison dans laquelle elle a grandi et qui est toujours sa maison, retrouver sa ville et les paysages du Jura.
Enthousiasme immédiat ! Quand ? Combien de temps ?… Puis, tout de même, questionnement, qui lui s’insinue doucement : comment ? Comment va-t-on faire ? Quelles précautions devrons-nous prendre ? Et elle ? Mais pour notre fille, tout est déjà clair : ce sera dimanche, pour environ une semaine et avec des précautions maximales. C’est certainement la meilleure solution. En tout cas, je m’en convaincs et, surtout, je me réjouis.
Dimanche, le 3 mai, environ 16h (si ma vieille mémoire ne me trahit pas…), on toque à notre vieille porte sans sonnette. Nous ouvrons, elle est là… masquée. L’envie de la prendre dans les bras, de l’embrasser, de la serrer, très fort… Mais la distance à respecter, rappelée par le masque – ce masque que je finis presque par trouver charmant, tant il lui donne un petit côté mystérieux.
La première surprise passée, après une reprise de contact autour d’un café, il faut s’habituer à des règles que, tranquillement installés dans notre confinement, nous n’appliquions guère. Et notre fille est stricte : éviter de se croiser de trop près, manger dans des couverts distincts – ce qui la contraignait même à faire sa vaisselle, renonçant à la machine qui l’attendait, à moitié vide – en réorganisant l’espace de la table familiale, planifier, ou presque, les heures d’accès à la salle de bain… À cela s’ajoute le télétravail que nous pratiquions durant toute la journée ou presque, dans nos espaces respectifs, protégés, coupés du monde.
Bref, ce n’était pas toujours simple, au début du moins. C’était surtout bizarre, bizarre autant qu’étrange disait je ne sais plus qui. Ce retour me faisait tellement plaisir, mais cette très légère distance ainsi créée suscitait parfois quelques malaises (en particulier d’être parfois, involontairement, renvoyé à mon âge), quelques maladresses… Nous savions, de plus, que notre fille était aussi venue passer cette semaine parce que, dans le cadre du déconfinement déjà annoncé, elle ne nous verrait vraisemblablement plus pendant pas mal de temps, côtoyant certainement plus que nous le virus et voulant absolument nous protéger. Tout cela pouvait conduire à quelques moments de nostalgie, de regrets par rapport à ce que nous ne pouvions pas faire.
Cela, heureusement, n’a pas duré ! Une fois les marques prises, intériorisées, le naturel a repris le dessus et nous avons pu mieux profiter de ces moments privilégiés, les savourer avec une attention accrue. Entre balades dans les magnifiques forêts et champs de Pouillerel et des environs – nos racines –, repas délicieux auxquels nous accordions une importance particulière – ce qui ne nous empêchait nullement de repartir « comme avant » dans des débats sans fin sur la politique, les discriminations sexuelles et raciales et, bien sûr… ce fameux coronavirus (tandis que notre fille buvait des Corona, quel scandale !) – et visionnement de deux séries passionnantes qu’elle nous a fait découvrir, nous avons ainsi passé quelques magnifiques et précieux moments. Cette pandémie, il faut le reconnaitre, nous a appris à mieux apprécier ce que nous avons, ce que nous faisions auparavant sans nous rendre compte de notre chance.
Mais ce temps-là non plus n’a pas duré, malheureusement. Nous avons eu peur qu’elle reparte le jeudi déjà, puis le vendredi, le samedi… Elle nous a fait le cadeau de ne retourner sur Lausanne que le dimanche, nous permettant de profiter d’une magnifique dernière balade sous ce soleil éclatant qui nous nargue depuis le début du confinement. Le départ s’est fait dans une retenue certaine, il s’agissait d’éviter le trop-plein d’émotions, les effusions. Je l’ai conduite à la gare, on s’est envoyé un baiser à distance, lancé un regard d’amour… et elle est partie.