« Deux personnes sortent, j’entre. L’homme entre, avec son fils aussi ; nous sommes alors quatre dans le magasin. Sa femme entre également derrière eux. Mais la caissière lui rappelle le nombre de personnes autorisées. La femme sort, le garçon néanmoins reste. […] à cet instant, la mère qui attendait dehors entre dans le magasin. nous sommes encore quatre personnes avec son fils. la caissière la retient à nouveau. La femme insiste pour juste “vérifier”, dit-elle, ce que son mari a acheté et elle le rejoint. Ledit contrôle fait, elle attend vers les caisses. La caissière est très énervée ; le rouge au front, elle lui demande de sortir. » Observation anonyme |
De toute évidence, la famille est une institution, consacrée par un état civil, certifiée par un livret de famille et soutenue par un ensemble de droits et d’obligations. Mais la famille n’est pas seulement une construction étatique, tout à la fois être de papier et sujet juridique, qui plane en surplomb au-dessus de nos conduites. La famille est un collectif qui s’accomplit, dans la vie de tous les jours, de manière pratique et perceptible – perceptible pour les membres qui y participent (parents, enfants, oncles, tantes, fratrie, etc.) mais aussi pour les personnes qui les observent ou interagissent avec eux (amis, enseignants, passants, gardiens de musée, etc.). Pour exister réellement, en effet, la famille ne peut rester à l’état statique d’un mot d’ordre reconnu par le droit ; elle doit être reconnue collectivement et orienter notre sens ordinaire de la vie sociale. Comme le dit le sociologue Pierre Bourdieu (1993), décrire un ensemble de personnes comme une famille revient à prescrire les conduites qui lui sont attachées : prendre soin les uns des autres, aider les enfants à faire leurs devoirs, rendre visite aux parents lointains, demander des nouvelles, partager des moments de convivialité, etc.[1]. Loin d’être une entité désaffectée et régie uniquement par des articles de loi, la famille est un « principe de division et de vision » commun qui induit des attentes de comportements dans le cours de la vie quotidienne.
Ainsi, la famille doit être reconnue comme une forme sociale dans les deux sens du terme. C’est une forme sociale abstraite qui distribue les positions des uns et des autres dans un système de filiation consacré par le droit. Mais c’est aussi une forme sociale concrète qui se manifeste entre autre par des positionnements corporels, une forme sensible qui se voit à l’œil nu, sur les bancs d’une salle de concert, sur un trottoir, dans un magasin ou au coin d’une rue. Nous reconduisons ces formes sans même le savoir dans nos habitudes quotidiennes, y compris dans nos manières de marcher ensemble, de nous tenir côte à côte ou de faire bloc dans une file d’attente[2]. Dans l’espace public, «faire famille» est donc une performance, au sens quasiment scénique du terme, à laquelle la proximité des corps, la connivence des regards mais aussi la composition des âges et des genres donnent consistance. « Ah, vous êtes ensemble », s’exclame le contrôleur de billets dans un concert, « allez-y ».
Toutefois, reconnaître la gestalt familiale n’est pas seulement une opération d’identification visuelle mais aussi une opération d’inférence qui permet de former des prédictions quant aux comportements attendus. Ces prédictions peuvent être de l’ordre quasi-géométrique des trajectoires spatiales – un père ou une mère dans une épicerie est le centre de gravité autour duquel les enfants tournent, errent ou chahutent –, ou de l’ordre plus moral des marques de réprobation que les parents sont censés réserver à leur progéniture quand celle-ci enfreint les règles.
« La » famille, devenu un être sensible, sinon un être de chair, joue sur notre tendance à l’anthropomorphisation : nous avons tendance à la concevoir comme un sujet collectif. Or, c’est ce corps social élémentaire et immédiatement perceptible que vient littéralement démembrer l’obligation, en temps de pandémie, de compter les individus un par un dans les magasins. L’unité de base de la circulation marchande n’est plus le groupe familial ou social mais l’individu. Alors que la forme « famille » est généralement perçue de la même manière par ses membres et par celles et ceux qui l’identifient comme telle, voilà que cette perception commune se disloque : ni le fils, ni la femme de l’épicerie ne peut compter « pour moitié » à l’aune du risque sanitaire. La règle des « trois personnes maximum » autorisées en même temps dans l’épicerie désactive la catégorie « famille » : ici, vous ne comptez pas comme les membres d’une même famille mais comme des êtres biologiques séparés les uns des autres.
Une telle « désactivation » catégorielle met en évidence un élément sociologique tout à fait intéressant. Si la famille est une catégorie qui s’accomplit et se manifeste dans les situations de la vie quotidienne, cet accomplissement garde une certaine fragilité : il peut être refusé, en l’occurrence par le rappel inquiet de la caissière. La pertinence de l’appartenance, ici à l’unité familiale, dépend du contexte et du mode de description qui lui est approprié ; elle n’est jamais acquise une fois pour toutes. Ce qui ne veut pas dire que la forme « famille » ne soit pas une forme sociale particulièrement résistante ou robuste ; après tout, la famille reste le groupe dont la présence dans l’espace public reste la plus légitime en période de confinement.
D’ailleurs, ce ne sont pas seulement les familles qui sont soumises aux opérations de désaffiliation, même provisoires et situées, qu’impose la distanciation sociale ; ce sont aussi les colocataires, qui n’ont guère les moyens de manifester publiquement leur appartenance à une même unité d’habitation. En particulier, les jeunes qui ont le même âge et ne bénéficient donc pas de l’écart générationnel qui rend la forme «famille» particulièrement manifeste, peinent à rendre leur rapprochement public légitime ou acceptable. Faute de « porter des t-shirts assortis avec écrit dessus “nous vivons ensemble !” »[3], les jeunes colocataires ne peuvent se promener ensemble sans passer pour une bande de jeunes dissidents qui enfreignent les règles de distanciation sociale.
Au prisme de la pandémie, la logique sanitaire, qui est une logique quantitative basée sur des nombres et des statistiques, a pris le pas sur la logique qualitative des formes sociales et de leur organisation. Dans ce cadre, la maisonnée change de signification. Ce n’est plus le lieu de formation d’un corps social élémentaire qui peut apparaître en tant que tel dans l’espace public. Dé-membrées, la singularité sociale du collectif « famille » et la singularité spatiale du collectif « colocataires » font place à la pluralité numérique de leurs éléments. La crise sanitaire dé-forme ainsi les formes sociales qui, telle la forme «famille», orientent nos activités ordinaires.
Laurence Kaufmann, Université de Lausanne
[1] Pierre Bourdieu (1993). « À propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, 100, 32-36.
[2] Bernard Conein (2005). Les sens sociaux. Trois essais de sociologie cognitive. Paris : Economica.
[3] Je me permets de renvoyer ici à la prise auto-ethnographique d’Anouk Rieben sur ce blog, que vous trouverez ici.