« J’appellerai dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. » Giorgio Agamben (2006). Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris : Payot & Rivages. |
Il faut bien que j’aille faire mes courses. Je suis donc amené, comme tout le monde, à sillonner les supermarchés et me confronter aux transformations qu’ils subissent. Ces lieux étant reconnus pour le rôle important qu’ils jouent dans la propagation du virus, ils sont naturellement au centre de beaucoup d’attention. Je voudrais ici me concentrer sur trois exemples de dispositifs matériels, au sens d’Agamben, qui ont été déployés pour gérer cette nouvelle situation.
(1) Coop de Saint François : L’entrée principale (au nord) est la seule entrée qui soit restée ouverte. Devant la porte tournante, un employé se tient derrière une pile de cagettes grises. Dans celle du haut se trouvent des petites cartes plastifiées et numérotées (cf. photo). L’employé s’adresse à toutes les personnes qui s’avancent vers l’entrée et leur demande de prendre une carte qu’elles devront remettre à la caisse à la fin de leurs courses. L’entrée étant en retrait par rapport à la rue, il n’y a pas de doute sur qui veut aller faire ses courses et qui passe son chemin : en s’avançant, on manifeste clairement son intention d’entrer. Une fois qu’on a pris la petite carte, on entre dans le magasin et on est immédiatement frappé par son organisation interne. Le premier étage auquel on arrive n’est plus accessible, sauf une petite partie à droite où l’on peut acheter des produits d’hygiène. Des étagères bloquent l’accès à l’étage et conduisent le client vers l’escalator face à l’entrée. Celui-ci descend à l’étage du dessous. Là encore, des étagères forment un mur, qui conduit vers la partie alimentation du magasin et condamne l’accès au reste qui est plongé dans la pénombre. Dans les rayons alimentaires, pas de guidage particulier. En revanche, autour des caisses et un peu avant, des lignes perpendiculaires aux rayons et aux caisses délimitent des zones de 1m à 2m de long. Rien n’est indiqué les concernant. N’y ayant pas fait attention, j’en dépasse une et viens me mettre à la suite d’une cliente en caisse. La caissière s’adresse alors à moi en me disant : « Reculez, Monsieur, s’il vous plaît. » Ses yeux fixent les marquages au sol et elle hausse les sourcils. J’interprète cela comme un ordre de me mettre derrière la ligne. Je saisis alors qu’aux autres caisses, les clients sont placés à intervalles réguliers selon ces mêmes marquages. De sorte qu’ils sont plus espacés que d’habitude. Sur les vitres des caisses ont été collées des plaques de plastique transparent rigide de 50x80cm environ qui forment des protections entre la personne en caisse et la caissière. Juste avant de payer, je donne ma carte numérotée.
(2) Migros de Puidoux gare : Je suis allé cueillir de la dent-de-lion à vélo vers Puidoux-Chexbres. Je passe m’acheter de l’eau à Puidoux gare. Dans la Migros, juste avant les portiques, une table a été installée avec un pot de gel hydro-alcoolique. Juste après les portiques, un homme d’une cinquantaine d’années se tient debout et, avec son bras, fait signe aux clients qui entrent de se diriger vers la droite. Alors que les caisses sont à gauche et que des rayons sont immédiatement accessibles en face de l’entrée, il pousse les gens dans l’allée de droite. Je fais mes courses en effectuant une boucle de la gauche vers la droite, en passant par le fond du magasin. Les rayons non alimentaires sont rendus « inaccessibles » par deux rubans de signalisation et un mot indiquant que les produits qui s’y trouvent ne peuvent plus être vendus. Arrivé vers les caisses, j’observe des marquages au sol similaires à ceux de la Coop de Saint-François. L’homme qui était à l’entrée n’y est plus, mais des marquages au sol invitent les clients à partir vers la droite. Une ligne à gauche derrière laquelle est inscrite une croix semble signifier un genre de sens interdit.
(3) Coop Pronto de la gare de Lausanne : Une seule des deux entrées est restée ouverte. Une vendeuse se tient dans l’entrée, derrière les caisses automatiques. Vers les caisses standards, là encore des marquages au sol. Les caisses automatiques ne sont pas toutes allumées : une sur deux seulement l’est, ce qui limite la proximité entre les clients. À côté de certaines caisses, du gel hydro-alcoolique est accessible.
Ces exemples nous montrent comment des dispositifs matériels sont déployés pour orienter les flux des clients qui entrent dans ces espaces et doivent s’y repérer. Ces dispositifs fournissent aux individus un ensemble d’appuis pratiques pour orienter leurs conduites (mouvements, distances, rythmes de déplacement, conversations éventuelles, etc.). Les « murs » que forment les armoires déplacées guident le client ; les marquages au sol lui indiquent les endroits où se tenir et le rythme à respecter dans son avancée vers les caisses ; des rayons sont rendus inaccessibles ; etc. La carte numérotée est un élément étonnant parce qu’elle n’implique manifestement aucun comportement, si ce n’est de la rendre à la fin. De plus l’ordre de la numérotation ne semble pas respecté. En revanche, elle a peut-être un effet important du simple fait qu’elle soit donnée et que les clients doivent la garder avec eux tout le long de leurs courses. Dans une logique similaire au fait de savoir que l’on peut être observé à notre insu par les caméras qui jalonnent l’espace public, le fait de porter cette carte dans sa poche ou de l’avoir en main produit un autocontrôle des clients ou au moins influe sur leur mode de présence dans le magasin. On n’y passe plus comme en temps normal ; on y est comptabilisé et suivi personnellement. Ces dispositifs sont généralement reconnus comme tels, presque immédiatement. Ils viennent encadrer silencieusement les conduites car, à quelques rares exceptions près, rien n’est verbalement formulé. Le client est littéralement guidé. Ce fait peut être interprété comme l’expression d’une confiance ou d’une « déférence » des clients envers les institutions auxquelles ils délèguent l’orientation de leurs comportements. Je n’ai ni vu ni entendu parler d’un client qui aurait décrit ces éléments matériels comme des entraves à sa liberté. Ces éléments matériels s’insèrent donc parfaitement dans une logique de « gouvernementalité », de gestion des risques et des flux, qui se présente plus sur le mode de l’invite, de l’avertissement que sur celui du commandement[1]. Il est jugé acceptable de permettre aux citoyens de faire leurs courses si l’on restreint leurs mouvements, si on limite les risques de contagion. Une telle gestion se distingue donc de la gestion de type « quarantaine » où la prise de précaution implique l’interdiction complète de tout contact entre les individus.
Il faudrait s’interroger et mener des observations sur le respect des clients pour tous ces dispositifs matériels. C’est peut-être là que l’on peut voir se jouer notre rapport à différents types d’institutions, notamment celle qui – générale, diffuse et presque partout présente – est au fondement des autres : l’État. De telles observations permettraient de retracer la « chaîne des médiations qui permettent de constituer un monde commun »[2], et en particulier la manière dont un tel « monde commun » se met progressivement en place face au virus. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Nulle part les clients n’ont entendu, délivrée par les autorités, la liste des dispositifs auxquels ils seraient confrontés en allant faire leurs courses. Pourtant, les limitations dans les magasins troublent nos habitudes. De même, les magasins se passeraient bien des fermetures – complètes ou même partielles – pour des raisons économiques. Face au virus, la forme habituelle de nos interactions est mise en cause et le « réapprentissage » que cela implique est aussi difficile qu’étendu. Mais aucune émeute ou mouvement de protestation n’a eu lieu contre les fermetures. Il y a donc bien quelque chose qui permet à cette situation de tenir.
Le cadre général qui nous permettrait d’en rendre compte serait à gros traits celui-ci : si les routines sur lesquelles reposent nos interactions quotidiennes sont mises en difficulté parce que leurs appuis (matériels, gestuels, positionnels, etc.) sont ébranlés, le « tiers impersonnel » sur lequel ces routines se réglaient réapparaît. Le « tiers » est remobilisé. Nous voyons alors à l’œuvre, avec plus d’intensité qu’à l’ordinaire, les processus d’institutionnalisation de nos rapports sociaux. Ainsi, les routines et les éléments matériels sur lesquels elles s’appuient peuvent varier de telle sorte que les pratiques elles-mêmes changent (nous ne nous serrons plus la main, nous faisons attention à ne pas trop se rapprocher les uns des autres, etc.). Mais les institutions sur lesquelles pratiques et routines sont réglées, elles, demeurent et exercent pleinement leur rôle. Si les personnes qui entraient dans les magasins « covid-safe » ont immédiatement reconnu ces micro-dispositifs matériels, c’est certainement en raison du fait qu’ils s’inséraient parfaitement dans le macro-dispositif de l’État-nation moderne qui formule les règles de politique publique et oriente les conduites. Chacun des éléments matériels n’est que l’une des formes particulières et contingentes que prend l’institution étatique pour orienter les conduites dans tous les lieux où l’on « gère », « limite », « conditionne » les rencontres plutôt que de les interdire ou de les laisser libres. Et les lignes qui rythment les allées des magasins sont immédiatement reconnues pour leur fonction de gestion des flux (orienter, limiter, réduire). Ainsi « promu » représentant de l’État, le scotch a perdu toute innocence…
Guillaume Matthey, étudiant du master en sciences sociales de l’Université de Lausanne
[1] Michel Foucault (1986). « La gouvernementalité », Actes , 54, 7-15.
[2] Laurence Kaufmann (2008). « La société de déférence. Médias, médiations et communication », Réseaux, 148/149 , 79 – 116.