J’attends mon tour dans la file d’attente qui s’est formée à l’entrée du kiosque des Bergières. Situé dans un complexe commercial de la ville de Lausanne qui accueille une Migros, une pharmacie, un salon de coiffure et un café, ce kiosque est fréquenté tout au long de la journée. Il est aux environs de 18h30 ce vendredi 11 septembre 2020. Bien en place sur mon visage, le masque que je viens de réajuster recouvre mon nez, ma bouche et mon menton. Je me tiens à l’entrée du kiosque, les pieds posés sur la dernière ligne de marquage jaune et rouge – les inscriptions au sol, typiques du matériel émis par l’OFSP (Office fédéral de la santé publique), sont légèrement effacées mais toujours visibles. Devant moi, la file d’attente compte trois clients, rangés en rang d’oignon et à bonne distance. J’entends dans mon dos des clients de la Migros qui sortent des caisses du supermarché et passent le long du couloir avec leurs caddies bien remplis. Mais mon regard est attiré par un stand éphémère que j’aperçois devant moi. Installé à l’intérieur du kiosque, tout à droite, il fait face à l’entrée dans l’oblique de la file. Devant le stand, une jeune femme se tient debout, les mains croisées devant elle. Elle porte un masque et un tailleur pantalon gris clair.
C’est la première fois que je vois ce stand dans le kiosque des Bergières, où je passe pourtant régulièrement en fin de semaine pour acheter des journaux. Je ne parviens pas à savoir à quelle activité exactement il est destiné. S’agit-il de promouvoir des produits à la vente ? De diffuser de l’information relative à des questions de santé publique ? Curieuse, je persiste à tenter de le déterminer. Il me semble distinguer, sur l’une des toiles qui habillent le stand, un instrument de vapotage, mais l’image est relativement indistincte. Les mouvements hésitants des deux personnes devant moi qui s’approchent du stand, puis reculent, ne font qu’ajouter à la confusion. Lorsqu’elles quittent la file d’attente, ma perspective, auparavant obstruée, s’élargit soudainement. Je vois la jeune femme me regarder. Puis je la vois parler. Je n’entends toutefois pas un traître mot des phrases qu’elle prononce. J’écarquille les yeux : s’adresserait-elle à moi ? La jeune femme recommence à parler. C’est bien à moi qu’elle s’adresse, mais je ne l’entends pas. Soutenant son regard, je lui dis alors : « Vous voulez quelque chose ? ». Elle recommence à me parler, mais je n’entends toujours rien. Alors, je lance un peu au hasard, m’efforçant de parler le plus fort possible : « Vous voulez savoir si je fume ? Vous savez, on n’entend rien de ce que vous dites. Mais je ne fume pas ». La jeune femme touche son masque, l’enlève à moitié et commente : « Ah, encore. C’est mon accent, il faut que je fasse attention ». Je rétorque gentiment : « Non, pas tout à fait, c’est à cause du masque ; si vous souhaitez vous faire entendre et attirer quelques clients, il faut vous exercer à parler plus fort ! ». Elle sourit. Je lui souris en retour. Les clients avant moi ayant quitté le kiosque, je peux enfin y entrer. Je passe rapidement devant les journaux rangés sur la gauche. Le sol est fléché, mais je connais le parcours par cœur. Depuis le mois de mars, j’ai eu le temps de m’y habituer. La bouteille de solution hydroalcoolique qui trône à l’entrée fait désormais partie du décor, au même titre que les bonbons en vrac disposés à l’avant, de sorte à retenir l’attention des clients juste avant le passage en caisse. Protégée par une paroi en plexiglas, la vendeuse ne porte pas toujours un masque. Généralement, nous échangeons les quelques rares mots qui accompagnent la transaction commerciale quand le client, une fois la marchandise prélevée, s’approche du comptoir pour la déposer et la payer. C’est encore le cas aujourd’hui :
Vendeuse : | Bonjour |
Cliente : | Bonjour |
Déposant les journaux sur le comptoir | |
Vendeuse : | Autre chose ? |
Scannant les journaux | |
Cliente : | Non |
Tendant sa carte vers le terminal et payant à l’aide de la fonction sans contact | |
Au revoir et bonne soirée | |
S’emparant des journaux achetés | |
Vendeuse : | Merci (.) au revoir |
Si ce type de rencontres en public ne favorise pas la conversation – l’achat au kiosque, au contraire de la séance au salon de coiffure, se caractérise par la retenue et la fugacité des échanges verbaux –, les différentes mesures prises pour se protéger du virus concourent à la réduire à sa plus simple expression. Il semble que l’on pourrait tout à fait se passer de mots, jusqu’à éviter même de prononcer les traditionnelles salutations qui introduisent et clôturent l’interaction, sans que son vis-à-vis ne s’en montre le moins du monde affecté, et encore moins offensé. Les énoncer pour briser le silence de la chorégraphie « hyper-ritualisée »[1] qui organise la relation marchande au kiosque, et qui se répète à chaque fois quasiment à l’identique, reviendrait presque à faire preuve d’une volonté farouche de maintenir les signes ténus d’une civilité ordinaire qui, dans une vie sans Covid-19, passait totalement inaperçue.
Par Fabienne Malbois, sociologue, Haute école de travail social et de la santé Lausanne
[1]Goffman, E. (1976). Gender Display. Studies in the Anthropology of Visual Communication, 3, 69–77.