L’arrivée du covid-19 en Bolivie : pandémie sur fond de crise démocratique

Mi-décembre 2019 en Bolivie : on essaie de se réveiller du cauchemar politique. Des élections présidentielles dénoncées comme frauduleuses, suivies d’un soulèvement urbain et d’un coup d’État, provoquent la chute du gouvernement d’Evo Morales et font 36 morts. L’angoisse et la désorientation sont grandes; les mots qui tentent de nommer et d’expliquer ces faits divisent les prises de parole publique et traduisent un clivage social profond du pays[1]. En même temps, le covid-19 commence à se propager dans la ville de Wuhan en Chine – il n’est encore pas identifié et on n’a pas encore de terme pour le désigner.

On est déjà à mi-février et les échos de l’épidémie de coronavirus en Europe paraissent lointains. L’annonce du gouvernement, qui promet d’organiser de nouvelles élections le 3 mai – ce qui était d’ailleurs sa seule prérogative aux yeux du public – et la constitution d’un nouveau tribunal électoral soulagent un peu le malaise politique et redonnent un minimum de confiance en la vie collective du pays.

Mais, dans l’intervalle de deux ou trois semaines, le coronavirus est devenu une menace mondiale et commence à retenir l’attention publique en Bolivie. Les images de fin du monde qui nous arrivent sont, d’une manière un peu perverse, rassurantes : désormais, ce n’est pas seulement la Bolivie qui est dans la chute, c’est le monde entier. Si l’on souffre tous, le malheur est peut-être moins injuste. 

Après des premiers cas suspects et la confirmation que des personnes infectées viennent d’arriver dans le pays, les autorités prennent les premières mesures pour contrer la propagation du virus. Et finalement, le 17 mars, le pays entre dans un confinement strict. Le fantôme d’une tragédie sanitaire plane sur une société déjà soumise à l’incertitude quant à son horizon démocratique. C’est dans ce contexte politique que l’expérience collective du confinement et que les jugements publics sur la gestion de l’État contre la pandémie vont se décliner.

L’ambivalence à l’égard des forces de l’État

Lorsque le nouveau gouvernement promet en novembre de nouvelles élections, transparentes cette fois, il mobilise les forces armées pour «pacifier» le pays et passer sous silence les mouvements de protestation. En deux journées de massacre, celles-ci tueront 18 personnes dans les localités de Sacaba et de Senkata. En mars, lorsque la stratégie du confinement est annoncée, ce seront ces mêmes forces qui occuperont la première ligne dans la lutte contre le covid-19. Les soldats ont été chargés de parcourir les rues et de contrôler le respect des mesures. La quarantaine est très sévère : on ne peut sortir qu’un jour par semaine jusqu’à midi pour des achats essentiels, en fonction du numéro de son document d’identité. Les attitudes des Boliviens envers les agents des forces armées sont ambivalentes et reflètent le climat de polarisation politique. Dans les villes principales, ils sont applaudis et salués comme des héros (au même titre que les médecins et le personnel de santé). Ainsi, une scène qui va périodiquement se répéter est celle de policiers qui tournent dans les quartiers des classes moyennes en chantant de vieux hits des années 70 ou 80 au karaoké sur la plateforme d’un camion, pendant que des voisins brandissent le drapeau national. Les policiers jouent ici le rôle d’animateurs culturels afin d’encourager les gens à «résister». Mais un tel spectacle est inimaginable dans les campagnes et dans les localités comme El Alto ou El Chapare, où les forces de l’ordre ne sont pas bienvenues. Dans ces lieux où se trouvent les bases sociales du parti d’Evo Morales, le Mouvement vers le socialisme (MAS), les images de la répression sont toujours très fraîches et le climat est tendu.

Malgré la crise, le confinement est plutôt bien respecté dans tout le pays, et apparemment les chiffres des cas positifs et des morts sont encore bas si on les compare avec ceux des pays proches comme le Pérou, l’Équateur ou le Brésil. Une telle obéissance à une quarantaine décrétée par un gouvernement sans légitimité démocratique paraît improbable, surtout dans un pays où au moins la moitié des gens travaillent dans le secteur informel pour gagner l’argent nécessaire à une survie au jour le jour. C’est vrai, le gouvernement a lancé un programme d’aide social sous la forme d’allocations pour atténuer les conséquences de la pénurie économique sur les familles. Une des hypothèses qui pourrait expliquer ce relatif succès est la militarisation du pays qui a eu l’effet, après la chute d’Evo Morales, de discipliner non seulement les collectifs partisans qui le soutenaient mais la société en général. Dans les circonstances exceptionnelles de la pandémie, une telle discipline s’est avérée «positive». Ainsi, la perte du droit à la protestation collective, qui est une perte démocratique, s’avère particulièrement ajustée aux règles exigées par le confinement. Mais une telle perte ravive les peurs bien connues, que certains philosophes ont exprimé tout au début de la pandémie, des dérives totalitaires auxquelles pourraient conduire les normes de contrôle et de surveillance liées à la lutte contre le covid-19.

Une autre hypothèse qui pourrait expliquer la maîtrise relative de la pandémie est le simple calcul stratégique que feraient les Boliviens : le système public de santé en Bolivie étant extrêmement déficient, ils douteraient de sa capacité, même minimale, à s’occuper des malades graves et à réaliser un nombre acceptable de tests de détection du virus. Il ne leur resterait dès lors qu’à s’accrocher à l’enfermement, jusqu’à nouvel avis. Dans ce cas-là, c’est plutôt l’absence d’État social – dans sa version de gauche – qui nous conduit à décider de prendre soin de nous-mêmes et de nos proches.

L’émergence sanitaire met en pause l’ordre démocratique

C’est déjà la fin du mois d’avril et la présidente Jeannine Añez vient d’annoncer que le confinement «absolu» va se prolonger jusqu’au 10 mai. L’inquiétude pour les élections présidentielles, qui avaient déjà été suspendues jusqu’à nouvel ordre, commence à monter chez les partisans du MAS. Les dirigeants du parti – y compris Evo Morales, exilé en Argentine – veulent fixer la date des élections 90 jours après la quarantaine. La présidente – qui est elle-même candidate aux prochaines élections – et les forces politiques de droite ne veulent pas déterminer une date sans avoir plus de certitudes, sanitaires et scientifiques, sur la progression du virus dans le territoire national. À El Alto, il y a eu une émeute, quelques blocages de rue ; un bus qui transportait le personnel sanitaire a reçu des jets de pierres et la police a fait des arrestations.

Le pays est donc pris dans un carrefour. D’une part, il vit dans une situation d’urgence sanitaire, incertaine et insaisissable, où se joue la vie de tous ; de l’autre, la politique de lutte contre le peu connu virus doit être organisée par un gouvernement de facto et des acteurs (les militaires et la police) qui n’ont reçu aucun mandat populaire pour le faire, et qui ont peu de crédit aux yeux de vastes secteurs de la société. On est par conséquent enfermé dans un cercle vicieux: pour que l’action sanitaire contre la pandémie soit menée et coordonnée par des agents légitimés, il faut réaliser des élections au plus vite; mais pour qu’elles se fassent, il faut en finir avec la pandémie.

Je voudrais finir par un petit commentaire réflexif. Au moment où j’ai commencé à écrire à destination de potentiels lecteurs suisses et européens, il me paraissait important de ne pas trop accentuer les ‘couleurs’ exotiques afin de ne pas tomber dans un récit misérabiliste trop axé sur la précarité de l’ordre politique et du système de santé. Mais les événements des derniers mois s’obstinent à confirmer certaines images caricaturales des sociétés latino-américaines. Cela dit, il suffit d’un petit zapping sur le web et les sites d’information de pays fort hétérogènes pour se rendre compte que les situations bizarres que nous fait vivre partout l’actuelle pandémie généralisent le «réalisme magique» qui a souvent été associé aux pays du tiers-monde: la tendance à mélanger, dans leurs récits, des situations réelles de la vie quotidienne avec des traits fantastiques, irréels, irrationnels ou invraisemblables. Cette universalité magique paraît confirmer un principe dont les sociologues nous ont fait prendre conscience depuis longtemps. Les sociétés et leurs institutions sont des artefacts qui cachent derrière leur apparente solidité une fragilité fondamentale. Derrière ces «gros mots» et ces «grandes entités» que sont l’État, la Culture, la Science et l’Individu, il y a un vrai travail de fourmi. Finalement, ce qui fait tenir le tout ensemble, c’est moins le béton et le fil de fer qu’un peu de magie ou de foi.

Rafael Rios Luque, Sociologue, Cochabamba, Bolivie


[1] Le conflit interprétatif le plus évident se donne à voir entre ceux qui définissent le conflit comme une révolte démocratique et ceux qui le qualifient, au contraire, comme un coup d’État. Pour un aperçu en français de la crise politique survenue en Bolivie : https://blogs.mediapart.fr/pablo-stefanoni/blog/141119/bolivie-comment-evo-est-tombe