Il est possible de dire et de redire que les nouvelles situations, dictées par la résistance aux modes de transmission du coronavirus, confirment que les êtres humains sont des êtres relationnels, qui créent du tissage social, qui s’adressent par des paroles, par des gestes et qui continuent à écrire, à parler, à ressentir, qui expriment leur empathie à travers de nouvelles expressions, tels, parmi d’autres, ces applaudissements à 20 heures en reconnaissance des soignants. Mais nous pourrions aussi le voir autrement, par l’effet des distanciations imposées, suggérées, conseillées, entre chacun. Les distanciations physiques se repèrent de manière très caractéristique, par exemple entre deux promeneurs qui sont pourtant «ensemble» ou entre des clients dans une file, sans compter les masques sur les visages rendant leurs porteurs presque non reconnaissables. Les distanciations sociales sont ces ralentissements des rencontres, remplacés par des mots, le plus souvent des courriers cherchant à prendre des nouvelles. Que révèlent-elles, au sens où l’eau devenue translucide révèle les poissons revenus dans les canaux de Venise sans bateaux ? Ces situations ne sont-elles pas un effet ralenti ou un effet grossissant de ce qui se déploie dans toutes les situations mettant en présence des êtres humains ? Elles sont une «révélation».
Révéler : le verbe comporte dans les dictionnaires un bel ensemble de significations : faire connaître quelque chose qui était inconnu ou caché, faire prendre conscience, rendre manifeste et aussi, lorsqu’il est question de photographies, faire apparaître l’image latente sur une plaque, une pellicule ou un papier. Les nouvelles distanciations révèlent ainsi que chaque être humain a la possibilité de pratiquer de tels actes de prise de distance et qu’en réalité il est un être séparé et différent de chaque autre. Un être humain n’est pas collé, attaché aux autres, il ne forme pas avec ceux-ci et son environnement une sorte de totalité qui serait indivisible. «Décollez-vous», nous dit-on. C’est certes pertinent et plus que nécessaire, dans ce contexte épidémiologique, de se décoller encore plus. C’est même un enjeu de survie. Mais nous sommes toujours déjà décollés. C’est ainsi que nous pouvons caractériser un être humain, une entité bien sûr ouverte et non imperméable mais en même temps séparée des autres, quoi qu’il fasse avec ceux-ci, quoi qu’il ressente avec ceux-ci, y compris dans l’extrême proximité. C’est lui qui est indivisible, avec son bord, son contour, et ainsi il en va de chacun.
Les nouvelles situations imposées par le coronavirus permettent de se saisir ou de se ressaisir de cela. La question devient alors celle-ci : comment sont les êtres humains quand ils sont en interaction ou en relation dans ces situations de distanciation ? Ainsi quand ils interagissent et qu’ils s’adressent les uns aux autres, ils le font avec leurs propres modalités, chacun les siennes, toutes différentes, comme si chacun imprimait au cœur de l’échange sa singularité et ne pouvait s’en débarrasser, quoi qu’il fasse et dise. Aucun être n’échappe ainsi à lui-même, dirions-nous. Et nous ferions la même observation si nous nous mettions à regarder comment chacun est lorsqu’il se trouve avec d’autres dans des gradins d’un stade de football. L’être humain est une entité qui se protège de façon diffuse, indiquant sa singularité différente de chaque autre. Il a sa manière ou ses manières de «tenir», de «se tenir» au fil de ses multiples basculements de la journée.
Ce temps de nouvelles distanciations pourrait inviter chacun à regarder un autre, un à la fois, à bien le regarder et à décrire sa singularité, ce que le mode courant des activités quotidiennes fait oublier. Regarder, cela veut dire re-garder, regarder plus et mieux, et aussi garder, donc noter, écrire, apprendre à décrire, avec l’effet de l’autre qui est là devant, mais descriptible, comme ce blog y invite. Chacun verrait un autre, séparé, comme mis en avant, presque dégagé de son fond. Il le regarderait au fil des instants et des situations, dans les détails surprenants qui indiquent ses variations et en même temps sa continuité.
L’idée de la séparation, de la distance et surtout de l’essai que constitue les adresses envers autrui est tellement bien posée par Rilke. Il décrit, sans doute avec regret, des êtres qui « essaient de s’atteindre avec des mots, des gestes. C’est tout juste s’ils ne se démettent pas les bras, car les gestes sont trop courts. Ils font d’infinis efforts pour se lancer les syllabes et, en même temps, ce sont encore de franchement mauvais joueurs de ballon, qui ne savent pas rattraper »[1]. Il le redit : «Les êtres humains sont séparés par des distances si effrayantes. […]. Ils se jettent tout ce qu’ils ont et ne l’attrapent pas»[2]. Ils essaient, mais ils ne peuvent pas vraiment y arriver. Les messages, les actions, les gestes reviennent vers soi presque naturellement, laissant seulement quelques traces s’échapper. Durant le Moyen Âge, nombreuses et très caractéristiques sont les représentations de ces longs bras tendus entre deux individus, dans des tableaux ou aussi des parchemins.
Les personnages d’Hopper, dont la force de la banalité exprimée, en même temps que leur séparation, attirent l’œil, non sans montrer quelque chose de cette distance ou de ce confinement. Ils consistent en des attitudes arrêtées qui sont prises au moment où les personnes pensent ne pas être regardées, les personnes en soi, pourrait-on presque dire. C’est aussi un espace vide qui est marqué entre les corps peints par Hopper, dans une chambre, un bureau, un café, les corps d’un homme et d’une femme, à propos desquels on se demande tout naturellement ce qui va leur arriver. La réponse semble directement donnée par ce que l’on voit : il ne leur arrivera probablement rien, peu en tout cas : un peu, comme dans le tableau des hommes et des femmes assis au soleil, ensemble mais séparés. Quelque chose va se rater, sans qu’ils en éprouvent une lucidité ou une sensibilité envahissante.
Au cœur de ces échanges, s’ajoute ce que nous pourrions appeler des «moindrités», des façons diffuses de moindrir, disons d’alléger ce qui advient : être indifférent, ne pas voir, ne pas penser, accepter les imperfections des conversations et les malentendus qui se suivent au fil des situations. L’acceptation de la moindrité caractéristique de la vie sociale est d’autant plus patente dans ces nouvelles situations imposées par le coronavirus : ne pas vraiment se rendre compte de l’extrême tragédie qu’elles contiennent, ne pas en être pleinement affecté. Et c’est ainsi dans toutes les situations dans lesquelles nous faisons fonctionner, de façon diffuse, un cliquet modérateur des affects et des émotions.
D’une part, nous ne pourrions pas imaginer une vie sociale avec des êtres collés et dans une sympathie fusionnelle de leurs actes et de leurs sentiments ; d’autre part, les ressentis empathiques des uns envers les autres, imprégnés d’émotions et aujourd’hui particulièrement présents, ne sont que des instants dans l’étrange basculement de chacun dans ses activités, mêlant l’inquiétude aussi à l’oubli et à l’indifférence. Alors que le virus peut entrer, grâce à sa relative indépendance, son extrême petitesse et sa mobilité, dans tout être humain, la souffrance ressentie par quelqu’un ne le quitte pas et ne peut entrer «en l’état» dans aucun autre être qui, tout au plus, en ressentira des traces le plus souvent amoindries au fur et à mesure des instants. Il ne s’agit là que de constats de modalités d’être.
L’épidémie est révélatrice, disions-nous. Parmi de nombreux exemples, elle accentue les inégalités sociales ou la nécessité de telles ou telles professions parfois dévalorisées. Les nouvelles distanciations sont également une manière de mieux voir que tel est l’être humain, séparé de chaque autre, dont les relations ne sont que des essais d’atteinte. C’est ainsi qu’à chaque fois, chacun marque sa singularité et multiplie aussi bien des formes de tolérance aux imperfections des autres que des retours sur soi et des amoindrissements permanents de ce qui advient.
Albert Piette, Anthropologue, Professeur à l’Université Paris Nanterre
[1] Rainer M. Rilke (2010 [1898]). Notes sur la mélodie des choses, Allia.
[2] Rainer M. Rilke (1993 [1903-1908]). Sur l’art, in Œuvres en prose, La Pléiade, p. 302
Image : Edward Hopper, People in the Sun (1960)