Peu avant 09h00 ce 18 juin 2020, je retrouve un collègue et ami à la gare de Neuchâtel, en Suisse, pour nous rendre ensemble à la Haute école spécialisée afin de procéder à la tenue des examens oraux de ses étudiant-e-s. Ma dernière rencontre avec Daniel datait de l’année d’avant, à peu près à la même période, pour les mêmes raisons. Mais cette fois-ci, notre rencontre annuelle a quelque chose d’exceptionnel. Après un printemps que nous avons vécu retranchés de l’espace public, nous vivons les dernières heures d’une période de déconfinement qui va continuer à peser sur bon nombre de nos rituels interactionnels et à malmener le sens social de nos conventions sociales parmi les plus ancrées. Ainsi des salutations, qu’il est toujours impossible de reproduire sans y penser. Mais alors que le virus a perdu de sa virulence, sa circulation toujours active nous met désormais face à un problème qui n’avait pas lieu d’être dans les semaines précédentes, tant les recommandations à garder les distances interdisaient tout rapprochement des corps, du moins quand ceux-ci ne se côtoyaient pas au quotidien dans la sphère, intime, de la famille.
Désormais, alors que le voisinage des corps en public est à nouveau possible, nous voilà conduits à en discuter explicitement les termes, en vue de les négocier, quand nous rencontrons des connaissances proches pour lesquelles un simple salut de la main ou un hochement de tête ne sauraient être des « signes du lien »[1]appropriés. En usage pour marquer une forme de connivence là où les rencontres sociales mettent en présence des individus tenus par une certaine distance sociale, ces signes sont peu propices à indiquer, et donc à honorer, une relation de proximité. Dans ces situations, ils sont en effet susceptibles de prendre la valeur d’une offense.
Tenant nos positions dans l’espace circonscrit par notre « rassemblement »[2], éloignés l’un de l’autre de quelques pas, nous commençons donc, Daniel et moi, à définir les modalités de notre entrée en contact. Pressée d’éviter les embarras et les atermoiements que cette phase pré-interactionnelle allait à coup sûr générer, j’esquisse le premier mouvement. Je demande donc à Daniel si cela le gêne que l’on se fasse la bise. Et d’ailleurs, est-ce un geste qu’il pratique encore ? Je sais qu’il a des problèmes cardiaques et je ne veux pas le mettre mal à l’aise avec ma demande. Alors je précise : « je fais vraiment attention ; je fais la bise rarement, seulement à quelques personnes de mon entourage proche, quand elles le souhaitent elles aussi et ne se sentent pas en danger, et quand j’estime qu’il n’y en a pas pour elles ».
Daniel se montre soulagé que je n’ai pas d’emblée écarté la possibilité de la bise. Au moment d’en claquer une, il me répond : « Ah, non, c’est bien, au contraire, que tu ne fasses pas partie de ces gens… ». Je souris à cette façon de diviser la population – ceux qui font encore la bise versus ce qui ne la font plus –, non sans me dire, alors que nous nous mettons en route, que la pandémie a décidément pour caractéristique majeure de produire des différences sociales, et que celles-ci trouvent à s’incarner dans les plus petits recoins des situations de coprésence.
Sur le chemin, tout en marchant, Daniel m’informe brièvement des règles, propres au Canton de Neuchâtel, qui sont préconisées au sein de l’institution d’enseignement : masque obligatoire dans les espaces communs, et en particulier dans les couloirs lorsqu’il s’agit de se déplacer ; masque non obligatoire dans les salles de classe, pour autant que la distance d’1,5 mètre soit respectée. Arrivant à proximité du hall du bâtiment de la Haute école, nous faisons une brève halte pour ajuster nos masques de protection. Les entrées et les sorties sont contrôlées : dans le hall, juste après les portes coulissantes, deux femmes, des membres du personnel administratif de la Haute école, sont assises derrière une longue table. Chacune d’elles porte un masque. Devant elles, des registres destinés à tenir la liste des noms des personnes qui circulent dans le bâtiment attendent d’être remplis. Une boîte de masques est posée sur la table, à disposition des visiteurs qui n’en auraient pas.
Dans le prolongement de la table, à une place stratégique et à hauteur d’yeux, une borne de désinfection a été installée sur un trépied, de sorte qu’il est difficile pour toute personne voulant pénétrer plus loin dans la bâtisse d’échapper au lavage des mains. Me sentant obligée, je presse sans plus attendre sur le bouton pour libérer la solution hydro-alcoolique et me nettoie ostensiblement les mains. Mon geste, que j’effectue en plaisantant légèrement, ne répond en rien à une nécessité sanitaire. Nouvelle venue, ma présence ne saurait passer inaperçue. Je sais que l’on me regarde, et je sais que l’on sait que je ne suis pas « d’ici ». Il y aurait alors, je le ressens, quelque chose d’inconvenant à ne pas montrer ma bonne volonté à me soumettre au dispositif mis en place pour sécuriser les lieux qui m’accueillent et vont être les miens pour la journée.
C’est donc avec les mains désinfectées que je reprends ma position à côté de Daniel. Nous faisons face aux deux contrôleuses. Daniel les salue familièrement d’un « Salut ». Mon « Bonjour » succède immédiatement. Daniel travaillant dans cette école, l’une des deux contrôleuses, sans rien lui demander, s’empare de son stylo et griffonne une note sur les registres. Ma présence est traitée avec beaucoup moins d’évidence. L’une des femmes lève les yeux et jette un regard interrogatif à Daniel ; il explique que je suis là pour expertiser des examens oraux avec lui. Il s’ensuit une brève hésitation. Cette raison est cependant jugée acceptable puisqu’on me demande mon nom, que je décline.
Quelque chose, je ne sais quoi exactement, est inscrit sur les registres. En Suisse, l’entrée dans une institution d’enseignement public, et c’était encore largement le cas à cette phase de la pandémie, se fait de façon tout à fait libre. Ce contrôle a dès lors quelque chose de parfaitement incongru. Cette incongruité est sans doute renforcée par la familiarité qui lie Daniel à ses lieux. Sa présence, fondamentalement, n’a pas à être justifiée. Ce n’est pas le cas de la mienne : je suis une étrangère.En temps ordinaires, les institutions d’enseignement public sont des lieux qui se caractérisent par l’échange, la circulation, et l’ouverture à ce qui vient de l’extérieur. Or, ce jour-là, en pleine session d’examens, ma qualité d’étrangère fait saillance sur le fond des activités de formation encadrées par la Haute école. Que cette identité, occasionnée par la situation, soit traitée par moi, Daniel et ses deux collègues assignées au contrôle comme une identité remarquable dit quelque chose de la profondeur des bouleversements que la pandémie a produits dans nos arrangements sociaux.
Fabienne Malbois, sociologue, Haute école de travail social et de la santé, Lausanne
[1]Goffman, Erving. (1973 [1971]). Les signes du lien. In La mise en scène de la vie quotidienne 2. Les relations en public (Traduit de l’anglais par Alain Kihm). Paris: Minuit.
[2]Goffman, E. (2013 [1963]). Comment se conduire dans les lieux publics«: Notes sur l’organisation sociale des rassemblements (Traduit de l’anglais par D. Cefaï). Paris: Economica.