« Fuyez, pauvres fous ! »

Un dessin évocateur de la petite Esther : passage du temps, clé et serrure (© Mathieu Brugidou)

J’ai lu l’année dernière un livre de James Scott, Homo domesticus, qui m’a beaucoup marqué. J’ai expliqué à de nombreuses reprises et avec enthousiasme autour de moi son argument : la longue transition du Néolithique, le passage des peuplades nomades de chasseurs-cueilleurs vers les premières cités-États. Transition qui voit à la fois la sédentarisation – la grande dé-mobilité – et la densification du peuplement humain autour de la « domus » avec ses troupeaux et ses champs labourés. La « domus » est rendue possible par la domestication croisée des humains, des plantes à graines, des animaux devenus familiers et de leur cortège bientôt indiscriminé de parasites (puces, poux et virus). Scott explique que cette formidable contraction des peuplements du vivant vers la domus rend possibles les premières cités-États, l’accumulation des richesses et la centralisation du pouvoir. Ce cumul a un prix, celui de la coercition, du travail forcé et de l’esclavage mais aussi d’une réduction de la biodiversité et d’une contraction anthropologique – jusqu’aux affects domestiqués – vers un seul sillon humain. La dureté des conditions de vie marque cruellement les corps : l’anthropologie physique montre que la taille moyenne des humains va baisser de 10 cm et pour longtemps ; ce n’est qu’à l’époque moderne que nous retrouverons la taille des hommes et des femmes qui ont peint les grottes de Lascaux. Les premières cités-États sont très fragiles du fait de leur écosystème vacillant et sont régulièrement ravagées par des razzias et des guerres avec les cités voisines ou par des épidémies nées de cette promiscuité inédite dans le vivant. Pour Scott, ces remises à zéro périodiques, catastrophiques à l’échelle des premiers États, ont pu être vécues comme des bénédictions par les populations réduites à l’esclavage et par les territoires sous le joug.  La meilleure stratégie contre l’épidémie mais aussi contre l’assujettissement reste encore la débandade ; il faut prendre du champ et vivement. Scott plaide inlassablement pour une contre-histoire de ces peuples égaillés sans monument et sans écriture.

Le confinement provoqué par la pandémie m’a permis de retrouver d’une manière inattendue et intime l’histoire dont Scott tente de renouer les fils. Ces explosions virales n’ont en effet rien de nouveau – ça a été souligné souvent et dernièrement par Descola, lors d’une interview radiophonique, qui rappelait ces moments où, au cœur des forêts amazoniennes, les peuples dispersés fuyaient les épidémies qui vidaient les terres devant les colons. L’épidémie que nous traversons est liée à notre domestication des espèces sauvages (maintenant c’est au tour des pangolins et autres chauve-souris). Ce qui a changé, c’est sans doute la possibilité d’une fuite éperdue. Difficile désormais de suivre le bon conseil de Gandalf le gris (« fuyez, pauvres fous ! »). Ceux qui pouvaient fuir les grandes villes ont rallié leurs résidences secondaires, les autres se sont confinés, parfois complètement pour les plus privilégiés – les cadres et les professions intellectuelles. Eloignés des uns pour se replier sur une version restreinte de la domus – la famille nucléaire – ou sur soi-même. C’est ainsi que je vis avec ma famille depuis bientôt deux mois : les journées s’enchaînent, scandées par nos regroupements familiaux aux repas puis par la dispersion dans les chambres pour des séances de télétravail, par les retrouvailles en fin de journée pour des exercices pêchés sur Youtube de remise en forme, par des ateliers de fabrication de masques, etc. Bref, une routine, des normes nouvelles – se laver les mains souvent, partir en expédition faire des méga-courses tous les dix jours, se balader dans le quartier une heure par jour, des apéros WhatsApp, etc.

Il n’y a qu’Esther, la plus jeune de mes filles – 10 ans –  qui me rappelle ce que ce nouveau mode de vie d’une famille plutôt aisée a de bizarre : outre qu’elle refuse de faire ses leçons toute seule en télétravail – elle ne se relit jamais, mange la moitié des consignes et rêvasse devant l’écran –, elle ne trouve pas du tout que les séances de Zoom organisées pour qu’elle voie ses ami.e.s ressemblent de près ou de loin à ce qu’elle vit d’habitude – cette discipline des corps est bien plus féroce que celle qu’elle a dû intégrer depuis plusieurs années à l’école. Elle descend parfois dans notre chambre vers minuit et nous raconte que, dans son rêve, nous étions tous morts. Elle, elle en assez de ce mauvais conte, de regarder et d’écouter le temps qui passe sans elle, ce qu’elle voudrait, c’est toucher ses ami.es et courir, éperdument.

Mathieu Brugidou, EDF recherche et développement & Laboratoire Pacte, Université de Grenoble