Passé le moment de sidération, la crise dans laquelle nous sommes plongés exige de tenter une réflexion qui, si elle ne part pas de rien, ne peut pas se satisfaire de recycler les instruments de pensée dont nous disposions. Mais l’analyse ne saurait être que collective. Ce blog où les textes se croisent en est un élément, alors que nous sommes encore épars, même si les moyens contemporains de communication permettent de surmonter partiellement l’esseulement.
Toute réflexion, même celle des philosophes qui souvent feignent de l’ignorer est déterminée par sa localisation. La mienne parle à partir de France, ce qui situe certains aspects de ce que je dis touchant à l’État. Les termes de leur universalisation doivent être élaborés au-delà des limites de cet article.
1. Les considérations générales éthiques à connotation ontologique sur le « retour de la grande faucheuse oubliée par “notre” civilisation » sont sans doute vraies du point de vue de l’éternité mais me semblent vides du point de vue de l’expérience sociale. La colère, l’indignation, présentes relèvent moins de la crainte anthropologique de la mort, que de son inscription en situation historique socio-politique.
C’est la raison pour laquelle je ne pense pas que l’on puisse interpréter les demandes adressées à l’État, en France et dans les pays occidentaux comme expression d’un désir de vivre à tout prix, ni sa réponse comme expression d’une logique administrative de la vie. Termes trop généraux. Il est évident que les demandes de protection ne sont pas de même nature qu’à l’époque de la Grande peste, ni même qu’à celle de la grippe espagnole. L’expérience collective sur laquelle elles s’adossent est celle structurée par un État social ou « national social », comme le dirait Etienne Balibar[1], et c’est sa faillite relative qui est en cause. Ces demandes ont d’abord été celles des personnels hospitaliers empêchés de travailler par des choix budgétaires étatiques, désastreux socialement mais aussi économiquement du point de vue même du capitalisme contemporain. Il s’agit de l’une de ses contradictions. Parler de la peur de la mort ou de la gestion étatique de la vie, en se confinant dans ces généralités, c’est occulter la crise sociale qui vient : les statistiques nous apprennent les disparités devant l’épidémie. Un détour me semble nécessaire pour les mettre en perspective.
PETIT DÉTOUR HISTORIEN
Le schème de la nation moderne s’installe à la fin du 18e comme cadre politique émancipateur, synthétisé par l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Les hommes naissent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Ce nouveau cadre juridique marque le passage d’une société d’ordre dans laquelle chacun est situé par son appartenance sociale ou sa lignée, à une société d’individus répartis en classes dans laquelle chacun est, de droit, un transclasse possible. Ce schème est hanté par un autre : celui de la lutte des classes qui exprime le réel de la domination et de l’exploitation aussi bien que les résistances qu’elles provoquent. Le capital s’empare des vies (pas de toutes : de celles qui peuvent produire de la survaleur), les absorbe et les transforme en profit, soumettant, par là même, la quasi totalité des relations sociales à une emprise mortifère[2]. L’histoire et l’actualité nous apprennent comment l’État use des moyens de police (au sens large de la gestion disciplinaire des populations) pour l’y aider. La conjonction du capital et de l’État fabrique « un petit peuple d’hommes-machines », comme le dit l’historien Jules Michelet – un peuple rendu impolitique. Ce n’est pas par un développement autonome de l’idée de l’État que l’invention d’un droit du travail, celle des caisses de retraite et de la sécurité sociale, ont été possibles. C’est par la lutte des classes qui ont résisté à l’emprise de mort du capital, à la captation de la vie pour la réduire à une force de production. Les luttes ouvrières expriment ce fait que la « vie humaine [est] une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant tout par la véritable vie de l’esprit, par la raison et la vertu »[3]. Elles relèvent d’une stratégie du vivant qui s’affirme dans et par une vie digne. Le tressage de ces deux voies de formation d’un peuple, celle de la nation moderne d’une part, de la lutte des classes d’autre part, apparaît dans ce que l’on a nommé «instruction publique» puis «éducation nationale», dont les enjeux, ces jours-ci, sont éclairants.
Le statut de l’État s’est trouvé modifié du fait des luttes sociales : il ne peut plus être réduit à un appareil de domination de la bourgeoisie, mais devient aussi une instance de compromis, soumise au rapport des forces sociales et politiques.
Il s’inscrit sous l’horizon d’attente de la nation moderne ouvert par la Déclaration des droits de 1789. Parmi ceux-ci, la « sûreté », faute de quoi les citoyens sont légitimés à résister à l’oppression (art. 2)[4].
Les citoyens de 89 ne demandent pas au grand «Léviathan» d’assurer la sécurité de chacun replié dans son petit confort ou son jardin privé – demande qui ferait perdre le sens du risque et réduirait chacun au stade de l’animal de troupeau. Ce que l’article 2 de la Déclaration exige de l’État est qu’il assure la « sûreté » des citoyens. Si celle-là limite les libertés de chacun, celle-ci en est la condition : elle implique que la puissance publique n’empiète pas sur la liberté des citoyens, ne les traite pas d’abord comme des sujets, mais comme des citoyens. Sûreté n’est pas sécurité. Le discours gouvernemental aujourd’hui entretient la confusion en ne parlant que de sécurité avec les conséquences liberticides que cela engage.
2. Ce détour par trop général me semble nécessaire pour saisir les demandes adressées à l’État dans la crise sanitaire actuelle et esquisser ce qu’il en est de leur dimension politique éventuelle.
Je n’y vois pas d’abord une demande de sécurité ou de préservation de la vie quel qu’en soit le prix. Ça, c’est la réinterprétation du pouvoir en place. J’y reviendrai. La première des demandes est de conduire une gestion des biens publics qui permette à chacun, 1°) de prendre une connaissance rationnelle des risques qu’il encourt en fonction de la position qu’il occupe dans la société ; 2°) de lui fournir les moyens existants utiles pour y faire face, en prenant ses responsabilités, à l’égard de lui-même et de la collectivité.
Les revendications formulées n’engagent pas l’État à prendre les « bonnes » décisions à la place des citoyens, mais de ne pas les priver des moyens de les prendre eux-mêmes, de ne pas empiéter sur leur liberté. Or, le premier empiètement consiste à ne pas fournir les moyens existants pour faire face à une situation. Pire, d’user d’arguties rhétoriques ou juridiques pour donner à croire que ces moyens n’existent pas et qu’il faut héroïquement faire face à la fatalité, qu’il faut encourager «les héros» qui sont «en première ligne» etc. Ce qui est, au sens propre, «injustice» (Spinoza), c’est-à-dire négation du droit. L’affaire des masques, en France, en est le paradigme : en liquidant des stocks pour des causes de «bonne» gestion financière, l’État a renoncé, parce que le rapport de forces social et l’hégémonie idéologique le lui permettaient, à assurer la sûreté, en premier chef des personnels hospitaliers qui, depuis des mois se battaient contre le délabrement du service public de la santé.
Ce qui scandalise, ce n’est pas qu’il y ait des morts dus à une épidémie ; c’est que les moyens matériels existants pour y faire face aient été rendus indisponibles, que des citoyens aient été rendus vulnérables par faute civique du pouvoir exécutif et que celui-ci se présente comme ayant compétence pour gérer démocratiquement la santé publique.
3. Il est notable que tous les discours de la justification gouvernementale ont fait un usage inflationniste du nous. Selon deux modes, repérés par le linguiste Emile Benveniste[5] : exclusif et inclusif. Le premier ressort renvoie au discours martial : «nous sommes en guerre», où le «nous» se définit par opposition à l’ennemi. Mode traditionnel pour réunir un «peuple» en le faisant taire. L’autre est plus intéressant : un nous inclusif qui, toujours énoncé par un je, seul capable de dire «nous», se pense non comme pluralisation mais comme « dilatation »[6] du je. Dans ce cas chacun dit «nous» comme si chaque je se reconnaissait similaire à tout autre – ou susceptible de l’être – qui dit aussi «nous». Or ce nous est celui qui, politiquement, est rendu possible par le schème de la nation moderne[7] : il s’agit d’un «nous, le peuple» ou «nous, les citoyens»[8].
Reprenons. Au moment même où toutes les conditions matérielles pour faire peuple sont suspendues, où les corps sont empêchés de se rassembler dans l’espace public pour réclamer ou délibérer du bien commun, le pouvoir exécutif affirme sa souveraineté en surjouant le vocabulaire de la nation moderne, comme si un nous pouvait s’énoncer en surplomb du corps social dont il prétend être l’expression. Et ce alors que les premiers acteurs qui doivent affronter les effets de la crise sanitaire souffrent du retrait pour ne pas dire de la démission de l’État dans ses fonctions de sûreté sociale. Tout se passe comme si le pouvoir exécutif prenait conscience de la nécessité de faire ou refaire peuple politiquement, alors même que les pratiques du pouvoir ont pour effet la dé-démocratisation de la société (W. Brown), alors mêmes qu’elles tendent à «défaire le demos». Contradiction qui se perçoit jusque dans le discours et la pratique présidentielle : d’une part, il s’en remet aux «experts» d’un comité scientifique dont le fonctionnement et la nomination sont hors du contrôle citoyen, et d’autre part, il engage un dispositif législatif d’exception qui prépare des mesures liberticides pour le moins inquiétantes.
Double contradiction donc. Entre le discours martial, qui discipline, et le discours inclusif, qui en masque les dérives, notamment policières. La contradiction devrait sauter aux yeux quand on entend le très libéral Macron parler de «nos entreprises», comme si elles appartenaient à la nation – alors même qu’il n’est pas question de les réquisitionner pour faire face aux nécessités du moment, ou de distribuer gratuitement les masques, qui seront obligatoires. Qui est le «nous» qui possède les entreprises ? La question ne sera pas posée… Le sommet dans le genre «rôle à contremploi» se trouve (pour le moment) dans la vidéo postée sur twitter dans laquelle le président de la République explique, navré, qu’il sera impossible cette année de «fêter comme nous le faisions, la journée internationale des travailleurs». Vous souvient-il d’avoir croisé Macron sous une banderole (peu importe laquelle) d’une manifestation syndicale un 1er mai ? Le nous inclut-il un certain Benalla dont la rumeur dit qu’il a manifesté, au moins une fois, le 1er mai ?
Le psittacisme de la presse quasi officielle a beau reprendre ce langage en boucle, il est permis de douter de son authenticité.
4. Comment pouvons-nous tenter de former un nous dans cette situation ? Quel « nous » dis-je ici ? Toi lecteur qui m’a suivi jusqu’ici et moi ? Bien sûr je souhaite un peu plus. Nommons la « communauté de citoyens émancipés ». Ou comment pouvoir à nouveau dire « nous, le peuple » ? Sur quoi faire fond ?
Il est clair que l’exigence éthique et politique d’un nous véritablement inclusif ne se soumet pas au décret ou à la rhétorique de communication du gouvernement. Quel nous, c’est-à-dire quel « peuple » est appelé par l’exigence émancipatrice dans la situation actuelle ? Mon postulat négatif : pas un peuple configuré sur un mode martial, surtout si « l’ennemi » est invisible. Sa contrepartie est terrifiante : elle engage à débusquer les infiltrés, les mauvais soldats, les ennemis de l’intérieur, tous ceux qui ne veulent pas jouer au petit jeu de la « Patrie en danger » et qui, passant à travers les mailles du dépistage, se déconfinent sauvagement et « mettent la vie d’autrui en danger ». Ils seront bientôt traqués par les brigades de santé publique, dénoncés par leurs voisins, suspectés sous leur masque (rappelez-vous : il n’y a pas si longtemps il était considéré comme atteinte aux principes et valeurs républicaines de se promener dans la rue avec un visage voilé…[9]). Nous ne sommes plus dans le monde des Furtifs d’Alain Damasio[10], mais dans un possible projet de loi du gouvernement Philippe. Sans parler du traçage de malades ou soupçonnés tels.
Il est clair qu’au niveau éthique il nous faut nous appuyer, chacun selon son inclination, sur les Stoïciens, Épicure, Montaigne, Pascal ou Spinoza : « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort ». Ce qui ne procède surement pas de sa dénégation. La crainte de la mort est, c’est certain, le ressort affectif de toutes les soumissions, et d’abord de la superstition qui conduit à surveiller le vol des oiseaux… ou à boire de l’eau de javel pour désinfecter ses poumons. L’éthique par laquelle nous nous efforçons de nous libérer de l’imaginaire de la mort conduit chacun à prendre les mesures pour ne pas être l’objet de décisions hétéronomes[11]. Cela ne suffit pas : socialement et politiquement, il est impossible d’attendre que tout le monde soit sage… En rester au stade de la méditation éthique, c’est se mettre en retrait de la crise qui vient.
Il faut, je crois, faire fond sur les expériences de politisation de situations similaires. De ce point de vue, ce que les mouvements associatifs de lutte pour obtenir les thérapies contre l’infection du VIH apprennent est riche d’enseignement. L’association AIDES a mis en ligne un manifeste éclairant. Je cite son préambule qui prend une orientation opposée à celle engagée par le gouvernement français :
Chaque individu est capable de prendre soin de sa santé et de celles de ses proches et de sa communauté[12]. L’enjeu n’est pas de dicter des comportements standards uniques, mais de donner à tous et à toutes une information claire, transparente et compréhensible qui permettra à chacun-e et chacune d’agir selon sa situation. Cela suppose qu’ils-elles aient accès aux moyens de prévention, adaptés à leurs comportement et besoins, sans que ne soient jugés leurs choix et pratiques individuels. Il faut mettre l’accent sur la prévention et accompagner les citoyens-nes au mieux pour qu’ils-elles aient les moyens de faire face aux risques liés à la transmission du Covid-19 pour lui-elle et ses proches. Cette logique présente un intérêt tant à l’échelle individuelle que collective, puisqu’elle permet de mobiliser la population toute entière[13].
C’est à la fois dans la mise à disposition par l’État social des moyens de la sûreté sanitaire des citoyens[14] et par la liberté de chacun, c’est-à-dire l’exercice de la participation des individus singuliers à la puissance collective, que la communauté peut s’émanciper à la fois de la crainte de la maladie et de la mort et de celle d’un État orienté à la répression des déviants : « La lutte contre le VIH-sida a pu avancer en considérant les citoyens-nes comme des personnes responsables, capables de comprendre les informations et de saisir des enjeux sanitaires. »
Utopie ? Chiche !
Gérard Bras, philosophe, professeur honoraire de philosophie en classes préparatoires
[1] Balibar Étienne (2010), La proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1989 – 2009, Paris, PUF.
[2] Voir Camille Freyh (2020). « Contribution à la réflexion sur la pandémie en cours », disponible à l’adresse : https://collectif-camille-freyh.org/contribution-a-la-reflexion-sur-la-pandemie-en-cours/
[3] Spinoza (2002 [1677]). Traité Politique, Paris : Le Livre de Poche, V, 5.
[4] Article 2 : Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.
[5] E. Benveniste (1966). Problèmes de linguistiques générale I, Paris : Gallimard.
[6] « Un “je” dilaté au-delà de la personne stricte, à la fois accru et de contours vagues », id., p. 235.
[7] Je dois cette hypothèse à Bruno Karsenti qui l’a développée dans le chapitre VII de La question juive des modernes (2017, Le Cerf), et dans son séminaire de l’EHESS de cette année, consacré au nationalisme.
[8] Voir J. Butler (2016). Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Paris : Fayard, chapitre 5.
[9] Oui, c’est incroyable : on a une initiative de ce genre en Suisse. Cf. https://www.udc.ch/actualites/articles/communiques-de-presse/le-groupe-udc-dit-clairement-oui-a-linitiative-contre-la-dissimulation-du-visage/
[10] Dans ce roman de science-fiction politique, publié en 2019 à La Volte, Damasio décrit la société française de 2040, comme une société du « traçage » dans laquelle chacun, munie d’une bague connectée, se fait le vecteur de son aliénation et où les villes ont été privatisées suite à leur faillite financière. Chacun paie un forfait qui lui permet, selon le tarif, de fréquenter ou non telle voie ou tel quartier. Les furtifs sont des vivants à la croisée des règnes du minéral, du végétal et de l’animal, qui échappent à toute trace. Ils permettent de prendre conscience à certains que le vivant est affaire de liens qui libèrent et de rejeter les liens qui aliènent. Dans une langue éblouissante, Damasio donne là un roman immense, par-delà les divisions des genres littéraires.
[11] Voir l’excellent texte d’Anne Brunswic, « Directives anticipée, je nous, ils », sur Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/anne-brunswic/blog/010520/directives-anticipees-je-nous-ils
[12] En Suisse, assez vite, toutes les communications de l’Office fédéral de la santé publique ont été traduites dans les différentes langues (au moins 12) parlées par les principales communautés vivant en Suisse (en plus du français, de l’allemand, de l’italien, du romanche, langues nationales officielles, et de l’anglais, langue internationale « officielle »). Il semble – mais je n’ai pas plus d’informations à ce sujet – que ces traductions des communiqués officiels (petites vidéos) ont très vite été prises en charge par les différentes communautés. Ces traductions comprennent une traduction linguistique, mais également une traduction « culturelle », c’est-à-dire une transposition/adaptation des messages de prévention dans la réalité des pratiques et des mode de vies des différentes communautés concernées.
[13] https://www.aides.org/actualite/synthese-des-recommandations-faites-par-aides-aux-autorites-de-sante-et-scientifiques-en
[14] « Dans l’optique d’un déconfinement progressif, l’État doit recourir de toute urgence à des mesures fortes (réquisitions, …) pour garantir l’accès aux dispositifs médicaux (masques, gants, respirateurs, tests, traitements, etc.) et engager dans le même temps des relocalisations de production de ces derniers afin d’endiguer les risques de pénuries. Les produits de santé doivent profiter au plus grand nombre et être distribués de façon équitable. » Ibid.