Désorientation dans l’ordre du visible : une vieille dame tombée de la lune. Mi-mai 2020

C’est la mi-mai à Lausanne, en Suisse. Quelques jours auparavant, au terme d’un premier confinement, les enfants ont repris le chemin de l’école, les marchés et les restaurants ont rouvert. À la Migros des Bergières, les dispositifs d’endiguement des clients, découpant savamment l’espace du centre commercial, ont perdu de leur saillance. Les caddies ont retrouvé leur place habituelle, tout au fond du couloir à gauche, face aux ascenseurs. Les chaises et les tables qui avaient été empilées à la hâte pour obstruer certains passages ont disparu ; elles ont fait place à des éléments moins encombrants, plus conformes à l’esprit marchand du « géant orange ». C’est ainsi que des fleurs et des plantes vertes provenant de l’assortiment proposé à la vente ont été arrangées de sorte à former une allée ; on pourrait la croire naturelle si elle n’était pas destinée à séparer le flux des clients entrants de celui des clients sortants.

La circulation dans le supermarché est toujours rythmée par la présence du virus. Toutefois, celui-ci se tient désormais tapi dans l’ombre. Le marquage des distances à respecter a perdu de sa netteté, mais il résiste au passage du temps et semble incrusté dans le sol. Vestige de la première vague pandémique, le portail ad hocérigé durant le mois de mars qui trône à l’entrée du magasin n’a plus que l’allure d’un poste-frontière. Dissimulant l’un des deux portillons automatiques à battants par où, d’ordinaire, la clientèle s’éparpille par volées dans le magasin, ce portail servait à canaliser le flux des clients et à organiser leur passage ordonné le long d’une file d’attente à un seul front. Délesté de ses éléments les plus imposants (en particulier, des portants soutenant des affiches d’information sur la jauge admise et les mesures d’hygiène et de protection prises par le magasin ou à mettre en œuvre en son sein), ce portail ne contribue plus qu’à donner une assise au compteur automatique des clients. Toujours en fonction, l’automate semble désormais avoir trouvé sa place et une fonction : l’employé au gilet jaune de la Migros qui avait été dépêché à proximité pour s’assurer que l’automate était utilisé à bon escient a disparu. À présent, les clients sont censés savoir lire les signaux envoyés par la machine et, surtout, tous consentir à ajuster docilement leurs gestes et leurs mouvements à ses instructions. Nulle place à l’interprétation devant la binarité de cette signalétique simpliste : affichée en blanc sur un écran vert, l’inscription « Go » les invite, après la rituelle désinfection des mains, à franchir le seuil ; quant au « Stop » sur fond rouge, il leur intime bien sûr d’attendre leur tour.

Dans l’atmosphère allégée de la Migros, qui accompagne le déconfinement, persiste toutefois l’impression étrange que les choses ont été dérangées, comme si une tempête était passée par là et avait semé le désordre. Cliente régulière, j’ai vu, semaine après semaine, les arrangements matériels se faire et se défaire. Mais si le lieu a changé d’apparence, je me déplace aujourd’hui, comme beaucoup d’autres habitués, dans un environnement qui s’est stabilisé et dont les nouveaux usages me sont devenus familiers. Je ne remarque plus forcément l’élément isolé qui, ponctuellement, apparaît ou disparaît, tant les choses autour de moi ont, dans leur ensemble, retrouvé une forme de passivité. Certains objets font même partie intégrante du nouveau décor. D’autres ont retrouvé leur qualité de support de mes activités, comme si leur capacité à agir sur ma conduite s’était atténuée : je fais avec l’environnement alentour plus qu’il ne se joue de moi, de mes intentions, ou imprimerait sur moi sa volonté.

Ce jour-là, c’est donc en suivant un mouvement machinal que je m’apprête à me munir d’un panier. Mais une fois le portail du magasin franchi, mon élan se brise à la vue d’une petite vieille dame, qui reste plantée au centre du sas d’entrée, seule et immobile. Vêtue d’un manteau beige, elle regarde autour d’elle, les yeux hagards et l’air complètement perdu. Sa déroute est palpable ; je m’arrête pour lui parler. « Vous allez bien ?», lui dis-je, pressentant qu’une telle entrée en matière pourrait la soulager. Elle m’explique que c’est la première fois depuis longtemps qu’elle revient à la Migros : depuis plusieurs mois, son fils s’occupe de faire les courses pour elle ; aujourd’hui, il avait rendez-vous chez son médecin et il l’a déposée à la Migros avant de s’y rendre. Formulant son désarroi, elle poursuit : « Je ne sais plus où sont les choses, je ne sais pas quoi faire, je ne comprends plus rien ». Afin de lui fournir les repères dont elle manque cruellement, je me mets à commenter l’environnement autour de nous, à mettre des mots sur les choses et les usages qu’elle ne connaît pas (la bouteille de solution posée à l’entrée du magasin est destinée à la désinfection des mains, celle disposée devant les paniers à la désinfection des anses, et cetera). Puis je la rassure : « Les choses ont un peu changé, c’est vrai, mais vous allez pouvoir faire vos courses comme avant. Il faut seulement veiller à garder vos distances et à désinfecter vos mains ». La vieille dame me confie alors, sur un ton d’une grande gravité : « Vous savez, nous les vieilles personnes, on a eu très peur d’attraper ce virus. Ça n’a pas été facile ». Touchée par sa détresse, je la rassure encore une fois. Quand je la quitte pour m’enfoncer dans le magasin, j’espère être parvenue à apaiser, au moins un peu, le désagréable sentiment de désorientation que tout, dans son comportement, manifestait.

Fabienne Malbois, sociologue