6 avril 2021, je suis en classe, à la fac, en présentiel.
C’est la première fois que j’ose répondre « Non, pas vraiment » à la question bien banale et pourtant intimidante « Comment ça va ? ». J’ai réussi à répondre au professeur « Non, pas vraiment », mais en réalité j’ai envie de dire : « Depuis une semaine j’arrive plus à travailler, j’arrive plus à me concentrer. Je me sens déprimé. Je ne sais plus vraiment si ce que je fais à un sens, à un moment je me dis que je peux être fier de mon travail de mémoire et le moment d’après je me sens incapable de faire quoi que ce soit. Les nouvelles mesures m’empêchent de mener une ethnographie, c’est la privation de trop, je suis privé de plein de choses qui me sont essentielles : mes grands-parents, les théâtres, les cinémas, les cafés. C’est comme si je ne vivais pas totalement, comme si je vivais partiellement ».
Bien que ma réponse soit bridée par une part de gêne, j’ai l’impression qu’elle insuffle un élan d’expression chez mes collègues de classe. Ils n’ont pas peur de répondre eux aussi «Non, pas vraiment», «Non, on n’arrive pas à trouver de motivation», «On est stressés par rapport au mémoire». Le prof, certainement surpris de ces réponses si inhabituelles, réagit de la meilleure manière possible : il nous laisse libres de nous exprimer, il est attentif, et, le plus important peut-être, il ne porte pas de jugement sur ce que nous vivons.
Lors des cours en distanciel, aucun d’entre nous n’a jamais répondu «Non, pas vraiment » à l’habituelle question introduisant chaque cours et posée rituellement par le professeur depuis le printemps dernier :« Comment allez-vous ? ». Je ne sais pas pourquoi les autres n’ont jamais répondu, je ne sais pas pourquoi je n’y ai moi-même jamais répondu. Avec le recul, je pense que ma réponse ce jour-là a été en grande partie permise, et c’est la piste la plus évidente selon moi, par le fait que nous étions physiquement ensemble, professeur et étudiants.Il est en effet difficile de se sentir reconnu et pris en compte lorsque l’interaction se déroule chacun de son côté derrière son écran d’ordinateur ou de smartphone.
Être privé de rapports physiques « réels », c’est être privé de la richesse des expériences sensibles: s’écouter(non pas par l’intermédiaire d’outils défaillants et révélateurs d’inégalités, bon nombre de personnes ne bénéficiant pas d’un ordinateur personnel dans une pièce calme loin de tout bruit et dotée d’une connexion fiable), se voir et s’observer (et non plus contempler des rangées de carrés noirs ornés d’initiales), être proches les uns des autres, boire ensemble une boisson chaude à la pause.
Malgré ma capacité à comprendre les raisons qui expliquent les mesures sanitaires, la distance, l’éloignement et les contacts virtuels me font souffrir. Aujourd’hui, en temps de pandémie, ne plus me limiter à un simple « Oui » lorsque l’on me demande «Comment ça va ?», c’est déjà un pas de plus vers une expression que je considère libérée.
J’aime les jeux de mots, alors, pour signifier ce que je ressens, je propose le néologisme « préssentiel », fruit du mélange entre deux mots souvent revenus ces derniers mois et pourtant souvent mis en concurrence : présentiel et essentiel. La présence, comme la nourriture, n’est pas optionnelle, elle est essentielle. Aller au café ce n’est pas que «boire un café», aller au théâtre ce n’est pas que «assister à une représentation», aller au musée ce n’est pas que « admirer des œuvres», ce sont des instants où l’on vit ensemble des expériences, où pendant quelques instants nous expérimentons des moments de partage.
Victor Poilliot, étudiant en sociologie à l’Université Lumière Lyon 2