Une scène banale de fin de soirée : l’ordinateur ouvert, le dossier d’une chaise offerte, un écran presque blanc, je refuse une fatigue pourtant insistante en suivant des yeux le ballet des dernières petites lucioles, manifestement réapparues avec ce mois d’avril étrange.
Je tente de me concentrer et d’écrire les premières lignes d’un chapitre de ma thèse sur l’attente et l’urgence dans les institutions sociales. Mais mes pensées se bousculent, le papillotement des coléoptères brouillent les repères spatiaux de ma cuisine, mon esprit virevolte. Les scènes qui emplissent mon quotidien depuis l’annonce du confinement par le Conseil fédéral le 13 mars s’entremêlent dans mon esprit, et les menus événements qui ponctuent mes journées depuis près d’un mois maintenant resurgissent en ordre dispersé. Alors que la maisonnée dort déjà, la trame de ces bribes de vie s’invite à ma table…
Ici le café laisse échapper quelque fumerolle. Là un tapis à demi plié, sans doute une chaussette dessous en sourdine. Derrière les miroirs, des cheveux ébouriffés laissés pour les acariens ravivés par le printemps. Par-dessous, sous les graines justes plantées en terreau de compost sur le balconnet, quelques radicelles fusionnent avec les jeunes pousses du haut, en correspondance, la frimousse en plein soleil. On arrive. Madame reste le visage offert aux lumières vives d’un écran, Monsieur met masque, tubas, gants de plongées et chaussettes stériles pour franchir le seuil de l’établissement pour les vieux et vieilles interdits de banc aujourd’hui. Se prépare une manifestation, ils ne comprennent pas ce qui leur arrive, les infirmiers se sont transformés en scaphandriers. Ils veulent aller sur leur banc, le vert bouteille avec les inscriptions d’amour gravées, les cœurs, les flèches, les petits parcours entre les lamelles usées qu’ils redessinent tout le jour. Monsieur Victor s’est échappé, on le retrouve assoupi vers l’étang, ses bras embrassant le banc avec une tendresse qui nous ébranle. Derrière des cloisons imperméables, Monsieur récolte leur larme dans de jolies pipettes, à mettre en culture pour de futurs vaccins contre les bouillonnements tristes. Le chien aboie chaque soir à vingt et une heure, il a soudain peur de tant d’effusion, il voit toutes ces mains qui se frappent les unes contre les autres, en chien ça reste incompréhensible, mais il veut participer quand-même aux remerciements, il sent que c’est un temps de retrouvaille important dans la cour de l’immeuble, et il y a des clochettes, le chien pense à ses amies du pré qu’il croise en promenade ; il aime surtout la petite chèvre rousse, avec un museau neige. Au pied des collines, le colza a déployé ses fleurs de miel, on sent à nouveau des effluves de nectar près du bitume. Les bicyclettes ont bénéficié de graissage urgent, les moyeux brûlent, les pneus tournoient, les freins on les oublie un peu, ici une petite liberté glanée sur route. On arrive. Presque.
Le premier ado se lève, il vient d’avoir quinze ans, c’est les vacances crie-t-il depuis trois semaines, non, non sa mère lui bourdonne, cernes aux yeux, lui aussi doit passer ses nuits connecté sous couette, le matin ses paupières sont un peu lourdes, mais le ventre appelle bientôt réconfort. On sert le déjeuner à 9 heures trente, c’est un peu comme à l’hôtel il dit. Le second ado se lève, depuis que sa saison de sport s’est brutalement arrêtée, il fulmine dans sa chambre, aménage comme une patinoire avec des amoncellements de coussins et envoie son poc valser par-dessus, puis entre deux jets claquants, vient se presser un jus de citron frais pour maintenir un taux de vitamines acceptable. Tout cela au même instant qu’une petite sonnette en rappel de ses devoirs de maths, puis de français, d’allemand, d’histoire, d’informatique, de géographie ; un carillon virtuel fait office de baromètre atmosphérique, ici l’orage s’annonce, les nuages empotés s’imposent à l’écran. Il doit y avoir un problème de connexion se dit Madame, qui tentant de garder son calme, augmente discrètement le son de « Les pieds sur terre », l’émission de France Culture[1] qui l’arrime. Le troisième ado se lève, tiens il a déjà de la barbe ? Le quatrième bientôt pointe, le cinquième encore en limbes, à vrai dire, on ne sait plus combien ils sont, ils se démultiplient au creux des pièces. Dehors un moineau converse sans censure avec une corneille le bec bourré de brindilles, de vieilles coques de noix et quelques débris plastic, prélevés derrière les poubelles du parc, maintenant interdites. Elle se plaint de ce petit nid un peu artificiel qu’elle doit composer pour les poussins en promesse, mais ça fera l’affaire dit-elle au moineau qui lui offre son aide si besoin. Lui connaît bien les petites manigances qui règlent les intrigues des abris de fortune.
Faire un gâteau tyrolien, pour y sentir quelque arôme de conifères laissés près du Jura, mais le sucre vanillé a disparu des rayons, plus de levure ni de farine non plus, et les œufs sont rationnés, une compote de pommes suffira, c’est les vacances hurle à tue-tête le jeune homme en training toute la journée. Nom de nom. A Stresa, près de l’Isola bella, papi est mal, on s’inquiète, il est seul, il ne connaît pas la vidéoconférence, pour lui Skype lui rappelle seulement les premières lettres d’une vieille chanson des Beatles, il va falloir apprendre à se quitter sans se voir. Les saules près des jetées du Léman accordés, laissent dériver leurs longues branches sous le roulis des vaguelettes, pleureurs. Papi est parti un peu loin sans nos mains dans les siennes. Les dames aux ventres gonflés, font de petites foulées, il faut garder confiance tout de même, ici et là bientôt, de nouvelles voies d’espérance dans les cris juste nés. Le merle a chanté si tôt, le silence s’est réjoui, déjà les milans dressent leur cercle rapace sur les prés. Par-delà les confins des plaines désertées, ici la ville en bulle s’élève, les fenêtres se décloisonnent, l’air se parsème de petites pousses, en même temps que les toux moins joviales, des chants se composent ensemble, et, charrié par la bise, le ciel ondulé, malgré tout, navigue d’un bout à l’autre du monde.
Derrière la photographie prise tôt ce matin, une petite note écrite à la main : journal de thèse-parenthèse.
Nicole Peccoud, assistante d’enseignement et de recherche à la Haute école de travail social de Genève, Doctorante en Sciences Sociales
[1] https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre