Chaos interactionnel à L’Esprit des lieux 10.09.2020

Après une marche d’une vingtaine de minutes, j’arrive à la boutique L’Esprit des lieux un peu avant 15h. Le centre-ville de Lausanne (Suisse) est relativement calme en ce milieu d’après-midi du jeudi 10 septembre 2020. Le masque n’est pas encore obligatoire dans l’espace public ; il le sera à partir de fin octobre. Dans le canton de Vaud, il doit en revanche être porté dans les lieux publics fermés et les transports publics. Sur mon chemin, j’ai toutefois croisé quelques personnes dont le visage est à moitié dissimulé mais elles se font rares. En attendant d’entrer dans un magasin ou un café, la plupart des passants que j’ai croisés tiennent un masque dans la main, par les ficelles ; quelques autres ont fait coulisser l’accessoire sous leur menton ou l’ont enfilé à leur bras, comme un bracelet. Je transporte les miens dans une pochette achetée à cet effet, que j’ai glissée dans mon sac. Je tâche d’avoir toujours à disposition une réserve de 4 à 5 masques jetables : la sensation de dégoût arrive vite quand je les porte, et j’en change souvent. Il y a de cela quelques jours, j’ai mis dans cette pochette un masque en coton mercerisé, fabriqué par une entreprise suisse de lingerie. Je compte le porter tout à l’heure, durant la soutenance publique de la thèse d’une ex-collègue. En raison de la chaleur, j’ai renoncé jusqu’ici à utiliser les masques en tissu ; alors que nous nous engageons dans l’automne, je me dis que les températures seront désormais plus appropriées.

Depuis le début du déconfinement, à la fin du printemps 2020, j’ai pris l’habitude de me déplacer en ville en marchant. Depuis toujours, je mixe des déplacements en bus avec des déplacements à pied quand je traverse Lausanne ; la taille de la ville et le charme de ses rues se prêtent à ce genre d’hybridations. Mais depuis l’arrivée de la pandémie, je marche plus souvent. J’arrive à hauteur de la devanture de la boutique légèrement essoufflée. Il fait chaud en ce jeudi, près de 24 degrés. La porte du magasin est entre-ouverte. Je prends une profonde inspiration : le lieu est exigu, porter un masque va certainement être pénible. Des bijoux et autres petits objets décoratifs sont exposés dans la vitrine. Je les examine avant d’entrer. Même si j’ai le temps, je souhaite faire au plus vite ; je ne suis pas d’humeur à fouiner. Quelques bracelets aux formes délicates retiennent déjà mon attention. Je sais que mon ex-collègue aime ce genre de bijoux ; ils pourraient faire un cadeau parfait pour elle.

Je pénètre dans la boutique après avoir recouvert nez et bouche par un masque chirurgical – prélevé dans la pochette après une docte désinfection des mains. Je sens la chaleur monter sous mon écran de protection ; très vite, je me mets à transpirer. Ça colle, c’est désagréable, et les verres de mes lunettes commencent à s’embuer. J’aperçois une cliente se regarder dans un miroir ; elle essaie un collier, je crois. Derrière son comptoir, la gérante du magasin porte elle aussi un masque. Je traverse l’espace réservé aux clients, un couloir étroit, et me rends à l’autre extrémité du magasin. J’essaie de capter le regard de la boutiquière. Je le sens fuyant, difficile à saisir. J’ai l’impression que le contact ne s’est pas fait ; c’est déplaisant dans un lieu aussi petit, qui plus est destiné au service de la clientèle. Je décide de parler pour attirer son attention et commence par dire : « Il fait chaud ou j’ai des vapeurs ? ». La boutiquière rigole, ou semble le faire ; je ne parviens pas à saisir le sens de sa réaction. 

Dans le bleu, je continue à parler et lui dis que j’aimerais connaître le prix des bracelets exposés en vitrine : « ceux en… laiton ? » Ne sachant pas vraiment de quel métal ils sont faits, ma demande hésitante contient une question. Petit moment de silence suspendu : ce que je viens de dire semble s’être évaporé dans les airs. Puis la gérante me répond. Ses propos semblent toutefois arriver jusqu’à moi de façon décalée. J’ai le sentiment que nous sommes l’une et l’autre déphasées. La conversation peine à prendre forme derrière nos masques, qui étouffent nos paroles. Après quelques ratés, j’apprends finalement que les bracelets sont plaqués or et qu’ils coûtent entre 40.- et 60.- CHF. Je dis que j’aimerais en acheter un. La gérante me regarde, ou alors elle regarde l’autre cliente pour s’enquérir de son achat. Je ne parviens ni à percevoir la direction de son regard ni à interpréter sa signification. J’ai pourtant la drôle d’impression qu’elle me fixe avec ses deux yeux grands ouverts. À vrai dire, je le perçois maintenant, ils sont écarquillés, presque dérangeants. Je précise que je vais sortir pour faire mon choix en lui montrant les bijoux ; il me semble que ce sera plus simple. Dehors, devant la vitrine, je pointe mon doigt sur les bracelets que je souhaiterais voir de plus près et je parle à haute voix pour guider la boutiquière : « celui-là » ; « non, à côté » ; « celui-ci » « non, devant », etc. Le manège dure quelques minutes. Après quelques tâtonnements, tous les bracelets sont déposés sur un petit plateau.

De retour à l’intérieur de la boutique, je me mets à regarder de plus près le plateau des bracelets sélectionnés pour choisir celui que je vais acheter. L’autre cliente est toujours en train de choisir son bijou. La boutiquière commente la sélection des bracelets, et regarde par intermittence la dame au collier, à laquelle elle s’adresse aussi de temps à autre. Cette impression bizarre de ne jamais savoir qui de nous deux elle tient dans son champ de vision persiste. Ce trouble dans la perception me met mal à l’aise ; je l’attribue au port du masque. Le masque semble produire ce drôle d’effet : il « défocalise » les « interactions focalisées »[1]. C’est paradoxal, comme si le masque émoussait l’expressivité des yeux en les isolant du reste du visage. C’est particulièrement gênant lorsqu’on se trouve dans une situation de transaction commerciale nécessitant des échanges simultanés, notamment langagiers, avec plusieurs clients. Comment être sûre de faire entendre ses souhaits à la boutiquière et d’être la destinataire de ses attentions ? 

Je saisis les bracelets et les fais tourner en l’air pour imaginer ce qu’ils donneraient au poignet. Je les avais imaginés moins brillants. Je repose les bijoux et en pointe un du doigt ; je dis : « le bracelet avec la feuille me plaît bien ». La gérante du magasin le déplace ; elle me le montre de plus près et me précise que c’est une bouche en riant légèrement. Elle ajoute qu’elle me l’avait indiqué lorsque j’étais devant la vitrine. Je n’avais absolument rien entendu. À présent, je ne sais pas si elle rit en raison de ma confusion – avoir pris une bouche pour une feuille –, ou si c’est le bijou en lui-même qui suscite sa réaction. 

Offrir un bracelet dont le motif décoratif est une bouche n’est en effet pas anodin. Je ne cherche pas à en savoir plus : nos deux visages sont cachés par un masque et cela me semble vain ; c’est peine perdue. Notre petit dialogue, qui se poursuit tout en s’effilochant, a des allures de petit dialogue de sourdes. J’ai l’impression de patiner à faire progresser l’échange, comme si je ne comprenais correctement qu’une réaction sur deux. Ou alors est-ce la boutiquière qui s’exprime uniquement par borborygmes ? Je finis par choisir un bracelet, le plus fin, dont la décoration ressemble à une fine feuille de châtaignier, ou quelque chose d’approchant. C’est mon préféré. Le bijou est soigneusement emballé, je paie et quitte la boutique au plus vite, soulagée de mettre un terme à cette interaction chaotique.

Par Fabienne Malbois, sociologue


[1]Goffman, E. (2013 [1963]). Comment se conduire dans les lieux publics«: Notes sur l’organisation sociale des rassemblements (Traduit de l’anglais par D. Cefaï). Paris: Economica.