Clôturant la première vague pandémique du printemps 2020, le déconfinement amorcé à la fin avril en Suisse est entré depuis quelques jours dans sa dernière étape. S’il est possible depuis quelques semaines d’acheter des masques de protection, leur port dans l’espace public, qui n’est pas encore obligatoire, ne s’est toutefois pas généralisé. Les transports publics étant encore peu fréquentés, il est possible de voyager dans des wagons aux trois-quarts vide et d’estimer la distance entre les passagers suffisamment grande pour pouvoir s’en passer. Aux premières heures du matin de ce jeudi 18 juin, c’est pour me rendre à Neuchâtel que je m’apprête à prendre le train. Je vais expertiser des examens en sciences de la communication à la Haute école spécialisée du Canton, en duo avec un collègue qusssi a donné son enseignement à distance durant tout le semestre de printemps. La gare de Lausanne commence à bruisser des allées et venues des pendulaires. Il faut prendre un escalier pour rejoindre le quai. Juste avant d’entamer la descente des marches, le kiosque à journaux entre dans mon champ de vision. Il est situé à l’une des extrémités du passage, sur ma gauche. Je décide, sur une impulsion, de bifurquer et d’entrer dans le kiosque pour acheter une bouteille d’eau et un paquet de chewing-gum. Ce sera rapide, et j’ai encore quelques minutes devant moi avant le départ de l’InterCity.
Le local est exigu et peu éclairé. J’en franchis le seuil d’un pas décidé, sans faire trop attention aux signalétiques disposées ici et là sur le sol ou les murs. Noyées parmi les affichettes publicitaires, elles ne sauraient du reste arrêter le regard de quiconque. Postée derrière la caisse, la vendeuse du kiosque porte un masque. Elle est également protégée par une paroi en plexiglas. Un client se tient dans le coin droit du magasin, face aux journaux. Je file sur la gauche, où les boissons sont stockées dans un réfrigérateur. Je prélève une bouteille d’eau, reviens sur mes pas, m’empare d’un paquet de chewing-gum exposé parmi les barres chocolatées et les bonbons à l’avant de la caisse, et tends ces marchandises à la kiosquière afin de payer. La transaction se déroule à une allure empressée, entre deux borborygmes. Alors que j’esquisse un pas de côté pour quitter le magasin aussitôt, j’entends la vendeuse interpeller d’une voix forte : « Madame, vous devez sortir ». Je détourne le regard et vois qu’elle me regarde fixement derrière sa caisse. Cet ordre m’est visiblement destiné, et ses yeux furibonds m’obligent à obéir. Pourtant, je suis encore dans le magasin et je m’apprêtais justement à en sortir. Je suis confuse ; j’hésite. Finalement, je pivote et positionne mon corps face à la caisse, fais un pas sur place et regarde la vendeuse avec cette interrogation silencieuse : « Que voulez-vous me dire par là ? ». Cette dernière répond à ma demande muette. Me clouant au sol des yeux, elle précise : « Non, pas vous ». La dissonance entre ce qu’elle dit et ce que ses yeux me disent me décontenance. Si ce n’est pas à moi, à qui s’adresse-t-elle donc ? Je tourne la tête et je vois derrière moi une dame qui, s’apprêtant à entrer dans le kiosque, s’est arrêtée tout net dans son élan. Au moment de franchir le seuil du kiosque, j’entends la voix de la vendeuse indiquer d’un ton impérieux: « Il ne faut pas être plus de trois ! ». Je comprends alors que la kiosquière régule les entrées et les sorties des clients, quand ceux-ci manquent de le faire eux-mêmes. Mais comment tenir des comptes là où les gens ne sont, par définition, que de passage ?
Par Fabienne Malbois, sociologue