Ce samedi d’octobre 2020, nous sommes nombreux à nous être rendus au centre commercial des Bergières pour y effectuer nos emplettes hebdomadaires à la Migros. Juste après avoir franchi l’entrée de la zone réservée au supermarché, je m’arrête devant le petit autel où la bouteille de désinfectant est installée. Le rituel est désormais bien rodé : j’en prends quelques gouttes et me frictionne les mains. Jetant un œil à ma gauche, j’entraperçois un homme masqué, sans doute d’origine tamoule, qui désinfecte l’une après l’autre les poignées des paniers amoncelés dans l’attente de nouveaux clients. Depuis le début officiel de la pandémie en mars 2020, c’est la première fois que je vois ce nettoyeur de paniers. Est-il employé régulièrement par la Migros pour effectuer cette tâche, ou est-ce un service à sa clientèle que la Migros a mis en place tout récemment ? Jusqu’à présent, les clients du supermarché étaient invités à procéder eux-mêmes à la désinfection des paniers. En sus de la bouteille destinée à la désinfection des mains située à l’entrée du magasin, une seconde bouteille, posée à proximité des paniers, permettait à ceux qui le souhaitaient de s’assurer de leur innocuité. Pour ma part, je n’avais encore jamais eu recours à ce second flacon, considérant la précaution quelque peu grotesque.
Pressée par les clients qui franchissent à leur tour le portique du magasin, j’esquisse un mouvement en direction des paniers. Le nettoyeur se tient à quelques pas de là. Son corps étant légèrement orienté vers moi, il m’est impossible d’esquiver son regard. Il me tend prestement le panier qu’il achève tout juste de nettoyer, un sourire dans les yeux. Je suis gênée par ce que signifie ce geste de désinfection fait pour autrui. Un tel service implique qu’un corps s’expose au virus – contre une modique rémunération – pour en protéger d’autres. Totalement superflu, il semble en l’espèce n’avoir d’autre de finalité que de hiérarchiser la valeur des personnes qu’il met en relation. Faut-il vraiment que la Migros s’attache ainsi la fidélité de sa clientèle ? Tout à ces réflexions, je tends le bras pour attraper le panier offert et je souris à mon tour derrière mon masque. Maintenant le regard du nettoyeur, je lui lance avec toute l’affectation dans la voix que je juge nécessaire : « Merci beaucoup, Monsieur ». J’effectue même une légère courbette avec le haut de mon corps, pour souligner la grande valeur du service qu’il me rend, et que je n’attendais pas.
Par Fabienne Malbois, sociologue