On ne badine pas avec la Covid-19. 12.04.2021

En cette fin de journée du lundi 12 avril 2021, je passe à la libraire Payot à Lausanne (Suisse) pour récupérer un ouvrage que j’avais commandé le mercredi précédent : le Minima Moralia de Theodor W. Adorno en version de poche. Le livre m’attend au guichet des commandes, au 2e étage de la librairie. Un SMS envoyé samedi m’avait averti de son arrivée. Je sais par expérience que la transaction sera rapide. Les livres commandés sont rangés, selon l’ordre alphabétique des noms des clients, dans une bibliothèque située dans une petite salle à l’arrière du guichet. Je n’aurai qu’à quémander l’ouvrage à la personne qui tient le guichet et à payer mon achat.

Quand j’arrive au guichet, la place est libre ; aucun client ne stationne dans l’attente de son sésame. Après un bref bonjour, j’annonce à la libraire que je viens chercher un livre que j’ai commandé, puis indique : « C’est pour Fabienne Malbois ». La libraire répète mon nom avec un air interrogatif : « Bamboua ? ». C’est que les sons, étouffés par une voix enrouée et chevrotante, sortent amoindris de ma bouche. Ma gorge est sèche et légèrement douloureuse. Cette crève est sans doute due à un rhum des foins mâtiné d’un refroidissement, affection dont je suis coutumière à l’entrée dans le printemps. Dans tous les cas, ce n’est pas la Covid-19, j’ai fait un autotest pour en être certaine. Tout en tentant d’éclaircir la voix, ce qui provoque quelques quintes de toux, je réponds à la libraire par la négative. 

Une vitrine en plexiglas nous sépare. Pourtant, avant de poursuivre, et craignant ne pouvoir maîtriser ma toux, je m’éloigne du guichet pour creuser la distance entre elle et moi : « C’est M. A. L. B. O. I. S, Fabienne Malbois. Mais ce n’est pas la Covid, hein ! Je suis seulement enrhumée ». Je m’apprête à ajouter, pour tourner définitivement mon recul en dérision et donner à la conversation un ton espiègle : « J’ai fait l’autotest vendredi ! ». Mais j’interromps vite cet élan, estimant que la libraire n’entrera pas dans mon jeu. Sans doute à raison. Manifestement peu encline à donner un tour ludique à notre conversation, la libraire renchérit en effet très sérieusement, en pointant mon masque du doigt : « Oui oui, vous avez la gorge sèche, ça m’arrive à moi aussi en ce moment ». Ramenée derechef au « cadre primaire »[1] de la situation, je me mets à préciser, sans grande conviction : « En fait, c’est une allergie au pollen ».

Je me sens un peu bête : faute d’une vendeuse prête à s’engager dans l’échange sous un mode amusant, me voilà contrainte à émettre des platitudes pour m’ajuster à ses efforts de civilité. Craignant la gêne mutuelle que la poursuite de cette conversation pourrait engendrer, je saisis en silence le livre que la vendeuse me tend et passe d’un geste furtif ma carte sur le terminal de paiement sans contact. Je quitte alors prestement le guichet en étouffant un « merci » dans mon masque. On ne badine pas avec la Covid-19.

Fabienne Malbois, sociologue


[1] Goffman, Erving (1991 [1974]). Les cadres de l’expérience. Paris : Minuit.