C’est la fin de l’après-midi d’un samedi au climat printanier. Depuis le 1e mars 2021, en Suisse, les magasins dits non-essentiels et les musées ont pu rouvrir leurs portes, mais ce n’est pas encore le cas des restaurants. Après avoir effectué quelques petites emplettes au centre-ville de Lausanne, je rejoins mon domicile et marche tranquillement en longeant le chemin du Maupas. Arrivée au croisement entre le Maupas et l’avenue de Beaulieu, je m’arrête, le temps que le feu vire au vert et que je puisse emprunter le passage piéton pour traverser la chaussée. Après avoir jeté un rapide regard autour de moi, j’ouvre mon sac à main et y prélève le flacon de solution hydro-alcoolique que je garde toujours sur moi. J’en gicle un peu sur mes mains, que je frictionne.
Au même moment, un homme de couleur noire, la quarantaine environ, arrive à ma hauteur. Il ne porte pas de veste. Il fait encore froid en ce début mars et cela m’étonne. Je l’ai vu descendre à pas vifs le trottoir qui longe l’avenue de Beaulieu tout en gesticulant. Il semble hilare et m’interpelle, tout en regardant mon flacon : « C’est privé ? ». Je m’amuse intérieurement de cette demande à peine voilée, que je trouve fort opportune. Comment pourrais-je refuser ? Je réponds très sérieusement : « C’est à moi, mais je vous en donne volontiers si vous le souhaitez ». Sans dire un mot, l’homme tend ses mains dans ma direction et je gicle un peu de solution hydro-alcoolique dans la coupelle ainsi formée. Les gouttelettes tombées, le voilà qui reprend prestement son chemin, le sourire aux lèvres, pour disparaître aussitôt de mon champ de vision.
Tournant la tête, je le suis du regard pendant quelques instants encore. Je le vois entretenir une conversation à la volée avec un piéton qui, environ 20 mètres plus bas, attend lui aussi de pouvoir traverser. Cette fois-ci, il semble simplement s’agir d’échanger des plaisanteries. Le comportement curieux de ce passant m’intrigue. Cet homme en jeans et pull-over à capuche paraît libre comme l’air, et jouir du pur plaisir de marcher seul dans la ville pour entrer en contact avec des inconnus. Mais il semble aussi un peu fêlé : on n’aborde pas si facilement les gens dans la rue à Lausanne. Qui est-il ? D’où vient-il et où va-t-il ? Je me le demande.
par Fabienne Malbois, sociologue