Coup de chaud par temps froid

Géopolis, le 15 janvier 2021. Il est 9h du matin, une journée froide de mi-janvier. Enseignante à l’Université de Lausanne, je suis pressée d’arriver à la salle d’examen et stressée à la perspective de toute une matinée d’oraux avec des étudiants désemparés et inquiets. J’arrive devant le bâtiment Géopolis et je m’arrête, surprise de voir deux agents de sécurité derrière la porte vitrée de l’entrée ; ils sont masqués, équipés de pieds en cap avec des grosses bottes, des gilets noirs et ce qui ressemble à une matraque ou à un pistolet à la ceinture. Retenant un peu mon souffle, j’ouvre les portes automatiques en utilisant ma carte de membre de l’Unil mais l’un des agents tient quand même à la contrôler de près[1]. « Mais je viens d’ouvrir la porte avec »,  lui dis-je, un peu impatiente. Au  même moment, son collègue s’approche avec un spray désinfectant en me demandant de tendre les mains. Je leur réponds, de plus en plus irritée : « Je ne peux pas à la fois tendre les mains et vous donner la carte ». Après leur avoir montré le cœur battant ma carte, je la glisse n’importe où pour répondre à l’injonction du spray, qui s’approche dangereusement de moi ; je sais que je vais devoir la chercher plus tard. En essayant de prendre un peu de distance, je leur demande « Mais comment font les autres personnes avec la carte et le gel en même temps ? ». « Ben, comme vous », me répond l’un des agents d’un ton goguenard. 

Les mains dégoulinantes de gel hydroalcoolique, je m’apprête à sortir du sas pour me diriger vers les escaliers quand je vois que le distributeur automatique de gel installé quelques mois plus tôt est toujours là, deux mètres plus loin. Je me retourne, carrément énervée : « Mais vous ne pensez pas que les gens peuvent se le mettre tout seuls, leur gel ? » Un des agents me répond, la voix brusque et sèche : « J’en sais rien, on fait notre travail ».

En montant les escaliers, je bouillonne et tremble de colère. Le redoublement explicite des dispositifs sanitaires par des agents de sécurité privés mais mandatés par l’État m’insupporte. Pourquoi sont-ils là ? Ils nous prennent pour des idiots ? Pour moi, nous sommes parfaitement capables de suivre les gestes barrières de notre propre chef et les dispositifs mis à disposition suffisent amplement. En arrivant à la salle d’examens, j’ai trouvé la solution : la  prochaine fois, j’essaierai de passer par une autre porte ; ces « crétins » de Securitas n’en sauront rien. Quelle ironie ! Ces contrôles insistants me donnent envie d’envoyer valdinguer toutes ces précautions sanitaires et de donner ainsi raison à la défiance dont ces contrôles témoignent de manière ostensible. Je me demande pourquoi je suis énervée à ce point. Je sais bien au fond que ces agents de sécurité n’y peuvent rien ; je devrais le savoir, j’en parle souvent durant les cours ; la plupart du temps, les gens se contentent de remplir leur rôle et de suivre les instructions qu’ils ont reçues. N’empêche, ce sont des intrus ; ils envahissent mon territoire, ils me regardent de haut, ils me sprayent dessus comme si j’étais un insecte. Et s’ils n’y peuvent rien, c’est encore pire ; leur impuissance est insupportable. Elle me renvoie à la mienne, en miroir… 

Et là mon impuissance, je me la prends en pleine figure. Une étudiante est prostrée devant la porte de la salle d’examens ; je n’arrive pas à capter son regard et sa silhouette ne me dit rien. Les oraux se succèdent, entre deux nettoyages de la table d’examen que ma jeune collègue, assistante d’enseignement, désinfecte avec efficacité et beaucoup de douceur. Probablement pour signifier aux étudiant-e-s qui attendent de s’asseoir, chancelants avec leur feuille et leur stylo, qu’ils ne sont pas des insectes. 

À la fin de la matinée, je réalise, effarée et honteuse, que je n’ai aucun souvenir des étudiant-e-s qui ont passé l’épreuve, ni de ce qu’ils ont dit. Tous ces visages masqués, ces voix lointaines se brouillent, dans une sorte de cacophonie qui sent le gel. J’essaie de me souvenir de la forme de leurs sourcils, de la couleur de leurs yeux, de leurs mains, surtout. J’ai beaucoup regardé leurs mains. Est-ce qu’elles tremblent ? Est-ce que je dois intervenir pour les calmer, ces mains ? À plusieurs reprises, je suis venue à leur rescousse. « Ne vous en faites pas, vous avez le temps, reprenez votre souffle, on sait que c’est dur pour vous ». « On sait ? » Vraiment ? Qu’est-ce que j’en sais, moi, de leur vie, à part que c’est une vie empêchée ? Heureusement, j’ai pris frénétiquement des notes en écoutant les étudiant-e-s parler, sans doute aussi pour leur suggérer que leurs propos étaient intéressants. Même les silences, je les ai notés : « là il ne dit rien » , « elle n’a aucune idée » « pff, c’est la panique ». Mais comment évaluer un silence sans savoir ce qu’il veut dire ? 

En ressortant de la salle d’examens, j’étais nettement moins énervée contre les agents de sécurité. En passant devant eux, je leur ai dit au revoir avec un sourire un peu triste que j’ai essayé de faire monter jusqu’à mes yeux. Au fond, on est dans la même galère …  

 Laurence Kaufmann, sociologue, Université de Lausanne


[1]Depuis le 3 janvier, dès la reprise après la pause de Noël, l’État de Vaud a fermé aux visiteurs le campus, y compris la bibliothèque cantonale universitaire.