L’Institut des Sociales Sociales est relativement désert aujourd’hui. En début de matinée, j’ai croisé au loin dans les couloirs quelques personnes rejoignant leur bureau mais, hormis Valentine qui est passée à mon bureau vers les 10h pour me saluer, je n’ai encore parlé à personne. Dans certaines des niches du 5e étage, des tables ont été installées pour permettre à quelques étudiant-e-s de travailler. Cependant, ce ne sont pas de vraies places de travail. Ces enclaves se présentent plutôt comme des extensions des couloirs qui desservent les bureaux des chercheurs-euses et des enseignant-e-s. À chaque fois que ceux-ci en sortent pour faire des photocopies, prendre un ascenseur ou déposer un plateau-repas, ils sont ainsi susceptibles de voir des silhouettes de personnes parfaitement inconnues, mais qu’ils savent pouvoir identifier comme étant des étudiant-e-s.
Du reste, j’en compte trois, deux étudiants et une étudiante, au moment de prendre l’ascenseur en cette fin de matinée. Dûment masquée, l’étudiante est assise à la table qui fait face à l’ascenseur. En passant, j’ai remarqué qu’elle regardait avec beaucoup de concentration l’écran de son ordinateur portable. Le trajet jusqu’au rez-de-chaussée dure à peine 30 secondes. Me voilà déjà dans la cafétéria de Géopolis, qui est encore relativement calme à cette heure de la journée. Quelques personnes prennent une boisson, attablées ici ou là , mais l’on est très loin du coup de feu des midis. Après avoir acheté un expresso à l’emporté au comptoir, je m’apprête à prendre le chemin du retour pour remonter au 5e étage. Au moment d’emprunter l’allée où circulent les gens qui entrent ou sortent de la cafétéria, mon regard s’attarde sur un groupe de 6 personnes qui arrivent en sens inverse du mien. Ce groupe forme une grappe, la 6ème personne se tenant seule à l’arrière, un peu à distance des autres qui discutent joyeusement entre eux. Cette configuration m’intrigue et, au moment où j’arrive à la hauteur des 5 joyeux drilles, mes yeux s’attardent sur la 6ème personne, sans insistance toutefois. Étrangement, cet individu masqué, un homme dans la quarantaine, semble lui aussi me regarder. Est-ce que l’on se connaîtrait ? Alors que je le dépasse et qu’il a déjà quitté mon champ de vision, il me semble tout à coup le reconnaître. Je m’arrête, me retourne et m’exclame, interrogative : « Ah mais, c’est Fabrice ? ».
L’individu m’avait reconnue et avait ralenti le pas. Il s’arrête complètement quand il comprend que mon évitement n’était manifestement pas volontaire. Il me confirme que c’est bien lui, Fabrice, et me salue en retour. Fabrice porte un masque blanc en tissu flanqué du logo de l’EPFL. La dernière fois que je l’ai vu remonte à 2 ou 3 ans. Ses cheveux mi-longs, coiffés en arrière, sont légèrement grisés sur les temps. Il lui arrive de porter des lunettes, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Ses yeux clairs, un mélange de gris, de bleu et de vert, m’avaient frappé : ce regard ne me semblait pas inconnu, mais je n’étais toutefois pas parvenue à le relier à celui de l’assistant diplômé que j’avais côtoyé pendant 5 ans, entre 1998 et 2003, à l’Institut de sociologie des communications de masse. Gênée de cette bévue, je commence par m’excuser de ne pas l’avoir reconnu ; j’incrimine les masques. Nous échangeons quelques mots. Fabrice, son ordinateur portable à la main, prend sa pause : il enseigne à distance aujourd’hui. Son air las et dépité montre à l’envi que la tâche est difficile et épuisante. Au moment de le quitter, je lui dis espérer que nous aurons l’occasion de nous revoir. De fait, étant donné la fréquentation pour le moins erratique de Géopolis durant ce semestre d’Automne 2020, il est fort possible que cela n’arrive jamais.
De retour au 5e étage, je fais face en sortant de l’ascenseur à l’étudiante entraperçue tout à l’heure. Elle parle au téléphone. En me voyant, elle écarte son smartphone, lève les yeux vers moi et me regarde fixement en lançant :« Salut Fabienne ». La voix m’est familière et je reconnais tout à coup Isabella Dupont, une collègue anthropologue qui appartient au même labo que moi. Je me sens bête et m’arrête pour m’excuser, rendant le lieu incongru où elle travaille responsable de mon indifférence initiale : « Désolée de ne pas t’avoir reconnue tout à l’heure, je t’ai prise pour une étudiante ! ». Sans se formaliser de ma méprise, Isabella m’explique : « Oui, je travaille ici parce que mon assistante est dans mon bureau ; elle tire son lait ». Sur ces quelques mots, je la laisse reprendre la conversation téléphonique que notre échange avait interrompue. M’enfonçant dans le couloir, je me dis, avec une pointe d’ironie, que le masque, s’il protège du virus, est susceptible de provoquer des accidents diplomatiques. Plus sérieusement, je constate à quel point il peut être difficile d’interpréter un regard quand le reste du visage est dissimulé derrière un masque de protection. Sans la possibilité de le lier à l’expression du visage tout entier, tout se passe comme si le regard, dénué de toute signification, était suspendu dans le vide au-dessus de la ligne dessinée par l’extrémité supérieure du masque. Comment, alors qu’il semble se perdre dans les abîmes, pouvoir déterminer que ce regard fixe nous est adressé ?
Fabienne Malbois, sociologue, Haute école de travail social et de la santé Lausanne