Autographie du port du masque #5. La grande mystification ? 18.07.20

Cet article fait partie d’une série d’autographies réalisées par la sociologue Marine Kneubühler. Elle y restitue à la première personne son expérience relative au port du masque, éclairant ainsi diverses situations et mesures sanitaires auxquelles la pandémie a donné lieu. Le premier article de la série est disponible ici.

Le début du mois de juillet 2020 a sonné le glas de la liberté de choisir de porter ou non un masque dans les transports publics en Suisse. Depuis cette obligation, j’ai pris le train et le bus uniquement pour me rendre à un cours de chant et y revenir et je n’en garde pas un bon souvenir. Le masque est également devenu obligatoire dans les commerces de certains cantons[1], mais pas celui où je réside : tant mieux ! Avec le télétravail encore de rigueur, je suis donc toujours peu concernée par le port du masque. En revanche, demain, samedi 18 juillet 2020, je ne vais probablement pas y échapper.

Ma maman est en vacances et nous avons décidé de passer une journée détente ensemble à Lausanne. Cela fait plusieurs mois que nous ne nous sommes pas vues. Au programme : repas au restaurant à midi, puis, sûrement, shopping. Ce programme me plaît, sauf que, qui dit shopping à Lausanne, dit masques : on verra selon l’humeur, me dis-je. Je vais peut-être avoir la chance d’y aller en voiture pour éviter les transports publics et… le masque. Je suis vautrée dans mon canapé avec mon téléphone et je fais des petits calculs pour évaluer à quel point il me sera possible de contourner l’obligation et, le cas échéant, combien je devrai prendre de masques avec moi. Je me demande alors si les personnes qui doivent se rendre dans un autre canton pour travailler tous les jours font ce genre de calculs avant leurs achats. Je ressens une grande compassion à leur égard qui me réchauffe le cœur et me rend triste. Très vite, cette sensation me monte à la tête et me serre comme un étau. Les complications générées par la non-uniformisation des règles m’énervent, tout comme les petits calculs que j’essaie de faire : ça me prend la tête.

Je pense à ma mère et me dis qu’il faudrait la prévenir pour les masques dans les commerces du canton de Vaud. Elle vit dans un canton encore différent du mien. Je vérifie sur Internet si le masque est obligatoire ou non dans son canton. C’est galère ; chaque site cantonal est organisé différemment et je ne trouve pas l’information tout de suite. Tout ça pour prévoir une journée de congé : bonjour la détente ! Ça n’a pas l’air obligatoire chez elle non plus. Je lui écris :

« Si jamais pour les commerces sur le canton de Vaud faut prendre un masque : tu en as ? C’est obligatoire à partir d’un certain nombre de personnes et les transports publics aussi mais chez vous aussi donc tu connais 😊 »

Elle me répond tout de suite :

« Oui bien sûr en train c’est obligatoire j’en ai un avec moi pour les transports publics. »

Dans l’immédiat, sa réponse me rassure parce qu’elle prend au sérieux l’obligation mais, ensuite, je tilte sur le « un ». Elle est en vadrouille pour ses vacances et se déplace en transports publics avec un seul masque ? Elle a dû se tromper… Je remarque que je prends sur moi quelque chose qui ne m’appartient pas et j’essaie d’y couper court. Pile au moment où je commence à lâcher, j’entends Alain Berset dire dans un coin de ma tête : « chacun est responsable, gnagnagna ». Arf… stop ! Je prends une grande respiration pour évacuer ma maman et Alain de mes pensées avant d’aller me coucher : à chaque jour suffit sa peine.

Samedi matin, j’ai plutôt bien dormi mais je suis rapidement secouée par un brin de surprise et de stress : j’apprends en consultant mon téléphone que ma maman, qui a pour réputation d’arriver en retard, aura une heure d’avance sur notre rendez-vous. Comme quoi… Je devrai aussi me rendre à Lausanne en train : mon ami nous rejoindra plus tard avec la voiture. Je me prépare à un bon rythme pour éviter de m’ajouter du stress en me mettant à la bourre. Cinq minutes avant mon départ, je décide de prendre un sac à dos pour transporter mon carnet de terrain, des stylos, mon casque pour écouter de la musique, une bouteille de désinfectant, un paquet de mouchoirs et une enveloppe contenant les cinq masques qu’il reste du pack de dix reçu avec l’achat d’un nouveau téléphone. J’ai pensé à les mettre dans une enveloppe grâce à mon papa : j’ai vu qu’il les préservait de cette façon lorsqu’il m’avait appris à mettre le masque correctement. C’est pratique et l’emballage plastique du pack, très fin, est maintenant complètement éventré dans le meuble à l’entrée. Il est devenu inutile pour contenir les masques ; je les ai transférés du plastique à l’enveloppe au cours d’une périlleuse opération lors de laquelle j’ai dû sortir l’ensemble des masques du bout des doigts, après m’être lavée les mains. J’ai quand même gardé l’emballage plastique dans le meuble à l’entrée au cas où il me serait utile pour mes autographies. Je mets l’enveloppe dans mon sac, enfile mes chaussures et pose le casque sur ma tête. Je branche le câble du casque à mon téléphone et je sélectionne sur l’application YouTube une chanson qui me colle à la peau depuis plusieurs jours. Cette fois, je ne commettrai pas l’erreur de courir avec un masque, c’était infernal. J’ai quelques minutes d’avance en comparaison de mes départs habituels pour me rendre à la gare : je me suis laissé une marge pour mettre un masque avant de monter dans le train.

La musique à fond dans les oreilles, je me mets en route avec mon sac sur les épaules. La chanson me donne de l’énergie, c’est comme si elle venait stimuler toutes les cellules de mon corps et les rendaient contentes de vibrer en harmonie avec le son. Je souris. En sortant du bâtiment, je sens les rayons du soleil me frapper le visage : le soleil vient achever une sensation de bien-être généralisée. J’avance vite, je me sens portée, j’ai l’impression d’être légère et de sautiller. Je souris encore. Les paroles du refrain me plaisent et raisonnent avec ce que j’ai besoin d’entendre sans me mettre en situation de les analyser : Moi je sais rien, mais j’ai pas peur. J’regarde les gens qui regardent ailleurs. J’leur pique le pire et le meilleur, j’fais des chansons comme un voleur, comme un voleur… Je tiens mon téléphone dans une main et j’augmente le son encore plus fort : ça tape sur mes tympans mais je m’en fiche. Ça me fait du bien, moi je sais rien, mais j’ai pas peur… En arrière-plan, je sais que monter le volume n’est pas bon à cause de mes problèmes d’oreilles. Je pense à mon ORL mécontent. En même temps, je suis censée être sourde d’un côté à cause de l’ablation d’une partie centrale de l’oreille interne et, d’une façon qu’il n’arrive pas vraiment à expliquer, j’ai récupéré une partie de mon audition. Je ne lui ai jamais dit, mais secrètement, je crois très fort que c’est grâce à la musique. À mi-chemin, la chanson se termine et, juste avant les dernières notes, je m’arrête une seconde et je remets le curseur tout au début pour l’écouter encore. J’aimerais que la distance à la gare soit plus longue pour pouvoir l’écouter encore et encore. Il m’arrive d’avoir des phases obsessives sur une seule chanson, parfois durant plusieurs semaines. J’arrive directement sur mon quai depuis la route. Je ressens un petit coup de mou : la présence des autres sur le quai fait éclater ma bulle de musique. Je baisse le son significativement. Je n’ai pas envie que tout le monde entende ma musique et il faut que je m’éloigne de ma petite euphorie afin de me focaliser sur l’opération qui m’attend : prendre un billet plus mettre un masque.

Même doucement, la musique m’attire hors de la situation : je baisse mon casque et l’installe autour de ma nuque. Je prends d’abord mon billet sur la machine présente sur le quai, puis je me dirige vers une poubelle et m’arrête juste à côté. Je fais basculer mon sac sur une épaule pour le tenir devant moi et je mets mon téléphone dans la poche de mon pull. D’abord, je me mouche bien fort : il y a du vent, ça me chatouille le nez et je ne veux pas m’enfermer dans mon masque en reniflant. Je jette le mouchoir dans la poubelle et je regarde mon sac en me demandant si je dois sortir d’abord l’enveloppe de masques ou le désinfectant. Différentes combinaisons s’enchaînent dans mes pensées. Je m’emmêle les pinceaux et ça m’agace. Sans plus trop réfléchir, je prends l’enveloppe et la place entre mes lèvres puis, rapidement, je saisis le gel hydro-alcoolique en m’en mettant une bonne giclée dans la paume de ma main. Je remets le gel dans le sac et je le pose par terre puis frotte mes mains : je jette des coups d’œil rapides autour de moi pour voir si des gens me regardent. La possibilité d’un tel regard me stresse ; j’ai l’impression d’être ridicule. Je saisis l’enveloppe d’une main et, de l’autre, je retire délicatement un masque en tirant sur l’élastique. Je laisse tomber l’enveloppe sur le sac et prends l’autre élastique avec la main libérée de l’enveloppe. J’ai bien regardé le sens du masque pour le mettre à l’endroit pendant qu’il pendouillait : mes repères sont la barre rigide à mettre sur le nez et la couleur plus foncée qui restera visible. D’un geste, je place le masque contre mon visage, je tourne les élastiques simultanément pour faire une boucle derrière les oreilles. Et là… la bonne idée que j’ai eu de mettre des grandes boucles d’oreilles qui pendent jusqu’aux épaules ! Je me désespère. Je continue mon geste, en essayant de passer la boucle d’oreille à l’intérieur de la boucle des élastiques d’un côté, puis de l’autre. Non mais, au secours, l’intelligence de la nana…

Je pince la barre rigide sur mon nez et j’ai la sensation qu’il est à nouveau de travers : je soupire et espère qu’il n’a pas un défaut de fabrication comme celui de la dernière fois. Le train arrive. Je remballe mes affaires et remets mon sac au dos. J’entre dans le train et je me vois dans un reflet : j’ai oublié de tirer le masque sur mon menton. Je le sens plus ajusté après m’être rectifiée, mais je persiste à penser qu’il a un défaut de fabrication. Le train est bondé, je me déplace le long des wagons pour trouver une place qui permette de respecter les distances. Toutes les personnes que je croise portent le masque, mais beaucoup le portent juste sous le nez. C’est faux, ça m’énerve : en les voyant, ça me donne l’impression que tous mes efforts sont parfaitement vains. Je trouve une place en face d’un militaire : il porte bien le masque. Il paraît tout riquiqui sur sa tête.

Je m’assois et garde mon sac sur les genoux. Je sors mon téléphone de ma poche, débranche le câble des écouteurs et j’essaie d’appeler ma mère. Je suis embêtée parce que je ne veux pas que le téléphone entre en contact avec le masque ; je le tiens obliquement à quelques centimètres de ma bonne oreille pour entendre juste ce qu’il faut. Elle ne répond pas. Je raccroche et remets le câble dans le téléphone et mon casque sur la tête. J’ouvre d’abord la fonction caméra. J’aimerais voir ma tête. Avec la combinaison casque, lunettes, masques, grandes boucles d’oreille sur ma minuscule tête, on dirait une cosmonaute bizarroïde. Je ne me reconnais pas, c’est un peu inquiétant et, en même temps, ça me fait rire. Je vois bien qu’il y a une sorte d’espace à droite du masque qui donne l’impression que c’est ma tête et non le masque qui est de travers : c’est parfait pour avoir une bonne image de soi, ces masques. Je remets la musique et pose mon téléphone sur mon sac en continuant de le tenir dans ma main.

Mon souffle me donne chaud et me fait transpirer légèrement du visage. Le militaire en face de moi baisse son masque sous le menton pour boire puis le remet en place. Mon masque frotte un peu sous mon œil droit, c’est désagréable. Le militaire tapote sur son téléphone puis se met comme en attente en regardant dehors. D’abord, je crois qu’il a mis une musique parce qu’il porte des petits écouteurs mais, soudainement, il baisse son masque et commence à parler. Son interlocuteur a dû décrocher : il lançait un coup de fil. Je trouve particulièrement intéressant qu’il enlève son masque pour parler au téléphone alors même qu’il utilise le micro des écouteurs : est-ce qu’il part du principe que le son va être brouillé par l’interférence du masque ?

Je remets ma chanson depuis le début. Je sens une tension interne qui me titille : j’attribue la raison de son apparition au contraste vécu entre le fait que je suis à tel point précautionneuse avec mon masque, que j’ai peur qu’il touche mon téléphone et, le militaire, depuis cinq minutes, qui a déjà baissé son masque deux fois sur son menton, alors que, précisément, toutes les consignes officielles disent qu’il ne faut pas le faire. J’oscille entre une colère envers sa décontraction et une espèce d’auto-moralisation concernant ma rigidité avec le port du masque. Néanmoins, aucun de ces deux aspects ne me paraît expliquer complètement la tension et, ensemble, ils me semblent contradictoires. Je suis sortie de mon introspection en levant les yeux : j’aperçois des pieds nus sur le siège qui se trouve un rang plus loin dans ma diagonale. Le gars, il est à l’aise, les orteils en éventail, pépère. J’aperçois uniquement ses jambes : je l’imagine lunettes de soleil, sirotant un cocktail avec brochettes de fruit et petit palmier. Il met lui-même court à mon fantasme en se repositionnant : je vois son visage, il a un masque, et il est bien mis. La pensée comique que le coronavirus pourrait se transmettre par les pieds me traverse l’esprit et me fait marrer. Je ris moins en pensant à tous les efforts que je fais pour respecter les mesures sanitaires à la lettre, ce qui m’affecte beaucoup, et ces gens qui me paraissent loin de ces préoccupations.

Arrêt intermédiaire : le militaire descend et laisse la place vide devant moi. J’en profite pour étendre mes jambes. Je remets ma chanson au début : le train démarre, je regarde par la fenêtre et j’arrive à me replonger dans la musique. Je pense à ma maman et j’espère qu’elle ne m’attendra pas trop longtemps. Après quelques minutes, je suis sortie de ma bulle par un homme s’asseyant en face de moi : un sentiment de malaise m’envahit. Je me redresse et m’enfonce le plus possible dans le siège. J’arrête la musique mais je garde le casque sur mes oreilles. Une odeur nauséabonde de transpiration et de renfermé m’envahit. Je regarde fixement par la fenêtre pour éviter tout contact visuel. Je me sens mal : mon ventre est chahuté, comme si une grande misère avait pris possession de l’espace du train, moi compris. J’ai presque envie de pleurer. J’entends qu’il me parle, ça me plombe, je n’ai pas envie, je veux ma musique et c’est tout, pitié. Il insiste et fait un geste mou avec la main pour attirer mon attention. J’ai plus le choix. Je remets le casque autour de ma nuque et le regarde. Il me fixe intensément ; je me sens transpercée par sa détresse. Son masque est sale et usagé, on voit presque à travers. C’est bouleversant. Il doit tellement plus servir à rien, ce masque, mais j’ai bien conscience qu’il est forcé de le mettre pour éviter une amende. Je m’imagine l’absurdité que représente l’obligation d’acheter des masques quand on ne peut pas s’acheter à manger. Mais bordel, pourquoi on nous oblige à mettre ces masques ? Je suis bouleversée par cet homme, furieuse contre les règles, et j’aimerais partir en courant avec ma musique. Il me dit : « bonjour, tu sais, j’ai dormi dans des toilettes publiques cette nuit. Il soupire et fait une longue pause. C’est pas confortable. J’ai besoin de trois fois cinq francs pour dormir à l’auberge ». Chacun des mots qu’il prononce me tape violemment sur les tempes. C’est quoi ce monde ? Je me sens muselée par mon masque. Je le fixe, je ne dis rien, je n’ai pas de monnaie sur moi – depuis le début de la pandémie, je paie exclusivement avec la fonction sans contact de ma carte. Je me sens nullissime, je n’arrive pas à parler, je le vois dormir dans des toilettes, misérable. Ma mère m’appelle. Je décroche en remettant mon casque pour l’entendre et regarde dehors, le corps tourné contre la vitre.

Elle a l’air toute joyeuse. Je lui réponds avec des sortes de mots-réflexes et automatiques sans vraiment l’écouter ; je suis trop occupée par l’interaction que je n’ai pas su gérer et qui est toujours en suspension. Avec ma vision périphérique, je vois le pauvre homme désespéré, même pas énervé, le corps épuisé sur son siège : un peu comme s’il avait atteint un point de renoncement définitif sur sa foi en l’humanité. Je me sens tellement coupable, c’est horrible. J’essaie de m’accrocher à la voix de ma maman et je prie pour qu’elle ne raccroche pas avant l’arrivée du train. Sa voix, c’est comme une bouée de sauvetage dans un océan en folie ; je m’y accroche fort, tandis que la personne en face de moi se noie, sans faire de bruit. Ma maman m’explique, très fière, qu’elle a profité de l’attente pour s’acheter « des masques en tissu trop cools » parce qu’elle en a marre de « ces vieux masques moches qui puent ». J’écoute à moitié, je ne dis pas grand-chose, je veux juste entendre sa voix et ces histoires de masques colorés m’éloignent avec douceur du masque délabré juste en face de moi. Je finis par lui demander où elle se trouve exactement et nous essayons de trouver un point de rencontre judicieux. La voix du contrôleur dans le haut-parleur du wagon annonce l’arrêt, mais je sais qu’il reste encore quelques minutes avant qu’on entre en gare. L’homme en face de moi se lève déjà. Je le regarde. J’ai un pincement au cœur et en même temps, je souffle : je suis soulagée de ne plus être sous la pression de sa demande, à laquelle je ne pouvais pas répondre : aussi, le voir debout me rassure sur ses élans de vie. Parfois, pouvoir se lever et continuer, c’est déjà beaucoup, me dis-je.

Je peux boucler le téléphone avec ma maman, je crois avoir compris où elle était. Quelques secondes avant d’arriver, elle m’envoie une photo qui montre son emplacement. Je lui demande de rester là. Je remets ma chanson, arrêtée en plein milieu. Je me lève et, juste avant de sortir, je traverse un nuage d’odeur de transpiration et de renfermé : il s’était levé pour attendre, debout, fatigué, parce que je l’ai ignoré. Mais d’où ça vient, ces coups du sort ? C’est quoi ces bails avec la mort ? Les paroles de la chanson me percutent. Je prends une grande respiration en sortant du train pour reprendre le dessus et je me convaincs que je ne pouvais rien faire pour lui. La vie, la vie, c’est trop bizarre. C’est la plus chelou des histoires, pensée par un enfant qui joue et qui se permet tout… Je me dis que cette demande d’utiliser les cartes plutôt que la monnaie dans les magasins va peut-être faire mourir des SDF. Je pense que je vais décrire cette expérience dans mon autographie Je leur pique le pire et le meilleur, j’fais des recherches comme un voleur, comme un voleur. Je me dis qu’écrire des chansons et décrire le monde en sociologue, ce n’est pas si différent. Je marche en direction du métro, faut pas lutter, quand c’est pas toi qui jette les dés… les paroles de la chanson prennent un nouveau sens pour moi et je pense à ma maman pour éviter de rester accrochée à ma culpabilité : je sais qu’elle me dirait d’aller de l’avant.  

En marchant, je prends mon billet par texto. Deux couloirs ont été installés pour relier le sous-voies au quai du métro avec une barrière indiquant le sens de la marche. En sens inverse, il y a deux battants tournants avec des croix rouges pour nous empêcher de tricher. La nouveauté me perturbe. Sur le quai, il y a un panneau télévisé qui fait défiler des publicités et des affiches de la campagne de l’Office fédéral de la santé publique rappelant les règles sanitaires. Ces affiches sont composées de plusieurs pictogrammes, accompagnés de légendes explicatives, représentant les règles en vigueur. Le panneau projette des gros plans sur certains pictogrammes sans les explicatifs. Plusieurs d’entre eux ont l’air d’avoir été fait spécifiquement pour les transports publics sur fond rouge, je ne les avais jamais vu jusqu’à présent. Sur l’un des pictogrammes, je reconnais l’horloge de la gare au-dessus de deux flèches dans un rectangle. Je ne comprends pas ce qu’il signifie. Je me dis : encore un truc que je dois faire faux. Le métro arrive, je monte, je vois mon reflet dans la vitre et mon masque de travers. J’ai maintenant l’impression que les quelques personnes dans le wagon avec moi me regardent à cause de ma tête de cosmonaute. Je me demande si ma mère va me faire la remarque. J’enlève mon casque et je le range avec mon téléphone dans mon sac juste avant de descendre.

En la voyant de loin, c’est moi qui me fais une remarque, parce qu’elle porte son masque sous le menton. J’ôte mon masque par les élastiques, en faisant attention à ne pas m’arracher un lobe à cause de mes boucles d’oreille, et le jette dans une poubelle se trouvant sur ma route. Je me dirige vers ma maman en me disant qu’il serait mieux de ne pas parler du masque. Je reste à une certaine distance, on ne s’embrasse pas. Je ne sais pas pour elle, mais moi, je ne veux pas qu’on nous voit ne pas respecter les distances en public :

Marine : Coucou.
Maman : Salut la Grib’ !
Marine : Tu jettes pas ton masque ? C’est plus fort que moi.
Maman : Non, il faut pouvoir le mettre à tout moment, je le laisse là, ça a un côté pratique. Ou bien je le laisse dans cette petite pochette à l’intérieur de son sac, elle me la montre alors qu’on commence à marcher.
Marine : Mais tu vas te contaminer, faut pas faire comme ça.
Maman : Ben moi j’ai pas peur. Je le mets parce que c’est obligé. T’imagines, ça coûte trop cher si je dois en jeter un chaque fois que je prends le bus !
Marine : Mais tu te rends compte que ça te protège pas de faire ça ?
Maman : Ben écoute, comment tu expliques que tout le monde fait ça ?
Marine : Silence gêné de la sociologue de service : un point pour la mère.
Maman : Hier, j’ai fait trois heures de train, tu dois bien boire à un moment. Et ça me rend clostro. Je veux juste pas avoir une amende. Et ils ont dit que c’est 4h en tout la validité d’un masque, t’as pas vu ?
Marine : Mais c’est pas un billet de train, c’est 4h seulement si tu le touches pas. Si tu l’enlèves, faut le jeter.
Maman : Désolée mais financièrement ça coûte trop cher, c’est pour ça que ceux en tissu c’est hyper bien. Je trouve que c’est un bon compromis. Regarde. Elle sort les deux masques en tissu d’un petit sachet plastique pour me les montrer. Sont trop cool non ?
Marine : Oui ils sont jolis.
Maman : En plus, ils puent pas et ils sont pas moches.
Marine : Mais tu crois pas que si ça pue c’est parce que tu les remets plusieurs fois ?
Maman : Rrrolalala. Bon, on va pas parler de ça toute la journée ou bien ?
Marine : Non en effet.

Je sens bien que j’ai plombé l’ambiance : il m’arrive d’avoir ce talent-là. Je m’agace moi-même à faire la morale et, le pire, c’est que je crois qu’à moitié à ce que je raconte : après mon trajet en train, j’ai le sentiment diffus de me trouver dans une immense supercherie. J’essaie mais, sur le moment, j’arrive juste plus à faire sens de cette obligation. Heureusement, ma mère surmonte tout en un clin d’œil. Suivant le problème, ce n’est pas facile à gérer. Pour le coup, c’est une bénédiction : je me sens empêtrée dans mes réflexions sur les mauvais usages du masque et j’ai besoin qu’on me sorte de là. On passe à autre chose très rapidement. On ira boire un verre, manger et ensuite on fera l’impasse sur le shopping : on ne veut pas s’enfermer par beau temps. C’est ce qu’on s’est dit. Au fond de moi, je ne veux pas y aller parce que je suis au bord de l’overdose de masques pour aujourd’hui. On ira au bord du lac. À la fin de la journée, ma mère me demandera de lui donner un masque « propre » pour son retour en train.

Marine Kneubühler, Université de Lausanne

Le prochain article de cette série est disponible ici.


[1] Le 3 juillet 2020, les gouvernements du canton de Vaud et du Jura ont annoncé cette obligation pour les commerces avec une entrée en vigueur légèrement différenciée : 6 juillet pour le Jura, en même temps que l’entrée en vigueur de l’obligation du port du masque dans les transports publics au niveau fédéral, et 8 juillet pour Vaud.