Une rentrée universitaire pas comme les autres 21.09.2020

Le lundi 14 septembre dernier a marqué le début de la rentrée universitaire. Celle-ci s’annonce bien particulière. En effet, avec le système de jetons virtuels autorisant les étudiant-e-s à se rendre à l’Université de Lausanne par rotation selon la couleur attribuée (jaune, rouge ou bleu), la liberté d’accéder au campus est entravée. Sans la possibilité de rejoindre les auditoires toutes les semaines, il a fallu trouver des alternatives afin de pouvoir suivre les cours au mieux. Cependant, le problème principal, pour moi, ne réside pas tant dans l’organisation des cours en présentiel ou à distance. Il est plutôt d’ordre interactionnel, avec les restrictions de la Direction de l’Université concernant la présence et la circulation dans les différents espaces publics de l’Alma mater (bibliothèques, salles de cours, cafétérias, etc.). Pour nous étudiant-e-s, il nous est difficile de nous sentir légitimes à être présent-e-s sur le campus. Comment en effet se réapproprier un espace, complètement déserté depuis le 16 mars, qui ne nous est désormais que partiellement accessible et cela, d’autant plus qu’une série de dispositifs, omniprésents sur le campus, nous rappellent constamment la menace de la pandémie Covid-19 (gel, panneaux d’affichage, masques) ? Comment est-il possible de préserver au mieux les interactions avec nos camarades, nos enseignant-e-s, quand chaque acte est sujet à un questionnement ? Pourtant, malgré ces contraintes et ces interrogations, pour le moins anxiogènes cette journée de rentrée se passe plutôt bien pour moi. Peu avant 10h, je retrouve à Géopolis, le bâtiment qui abrite la Faculté des Sciences sociales et politiques, mon amie S. avec qui j’entame mes études de master. S. est mon amie la plus proche. N’ayant que 15 minutes de battement entre un cours en ligne puis un suivant en présentiel, nous suivons les cours ensemble dans une salle vide. Une table nous sépare et nous portons chacune un masque, de sorte à rigoureusement respecter les mesures sanitaires, et ce de manière égale. En effet, en raison de la relation amicale qui nous lie, notre gestion mutuelle des mesures de protection se fait dans la réciprocité totale. Malgré le masque, ce dispositif contraignant qui implique de toute manière une modification des interactions en face à face (on ne voit pas les expressions faciales des personnes et si on a une petite voix, se faire entendre est compliqué), nous vivons une journée presque « normale » sur le campus ; la pandémie est certes présente mais elle n’occupe pas non plus la place la plus centrale. Les choses ont pourtant pris très vite un tournant plus sombre.

Le basculement a eu lieu peu après notre retour à mon appartement. Comme S. ne vit pas dans le canton de Vaud, je lui propose souvent de passer la nuit chez moi lorsqu’elle a des cours tôt le lendemain. Confortablement installées devant un café, nous continuons de discuter joyeusement. Enthousiastes, nous voulons déjà trouver un sujet de recherche pour un cours, alors je vais chercher le syllabus posé sur mon bureau. Lorsque je reviens à la cuisine, une cassure : je retrouve S. toute blanche, son portable à la main : « Val, l’amie avec qui j’ai passé l’après-midi samedi est positive au COVID … ». Ces quelques mots rompent notre échange. Un silence lourd se fait sentir. Je ne sais pas comment réagir de manière adéquate. Je suis choquée par cette nouvelle et je suis surtout face à une situation impossible. Je ne peux pas demander décemment à mon amie de rentrer chez elle, mais je préfère éviter de prendre des risques. À ce moment précis, elle et moi n’avons plus de mots et l’angoisse me saisit. Je panique face à cette menace imprévue ; je m’isole dans la pièce d’à côté pour reprendre mon souffle, puis je retourne à la cuisine. S. est toujours debout ; elle m’annonce elle-même sa décision : « Écoute, je vais rentrer chez moi, c’est clairement plus sûr, je suis tellement désolée de te faire vivre ça, je te fais angoisser alors que tu fais toujours hyper gaffe. J’espère que toi tu ne m’en veux pas. » Comment aurais-je pu lui en vouloir ? Elle n’y pouvait rien. Elle est partie, me laissant désœuvrée et assez heurtée de ce qui venait de se passer. Ce lien réciproque entre elle et moi, ce petit collectif qu’est notre amitié, notre « Nous » en quelque sorte a été balayé en quelques minutes. Nous avons dû par la suite restaurer nous-mêmes ce lien brisé par l’irruption d’une possible contamination et le maintenir par l’intermédiaire des dispositifs virtuels. Il avait suffi de recevoir un SMS inquiétant pour que notre micro-collectif vole en éclat et qu’il ne reste que des « Je », l’un dans l’obligation de s’isoler, l’autre dans celui de se préserver, ainsi que son entourage.

Dans nos réactions face à cet événement, se tenir responsable des suites d’une action qui pourtant sont insaisissables et nous échappent était très présent : mon amie se sentait coupable de devoir rentrer en urgence et d’effectuer une quarantaine alors qu’elle s’était contentée de voir l’une de ses amies. Le poids de la responsabilité sur les individus est lourd depuis le mois de mars. En effet, dans les discours politiques et médiatiques, cette notion de « responsabilité individuelle » est constamment mise en avant. Les autorités politiques ont tellement souligné cet aspect de la responsabilisation qu’elle est ancrée dans les mentalités des personnes les plus soucieuses, et qu’elle est désormais une notion dont on ne questionne plus le sens. À l’aune de ce principe, la situation que nous avons vécue, mon amie S. et moi, se lit comme un « ratage » de la responsabilisation, comme si S. avait été imprudente et qu’elle devait désormais en assumer pleinement les conséquences. Même si l’adoption d’un comportement responsable doit être soutenue, celui-ci ne constitue malheureusement pas une garantie contre une contamination par le virus ; surtout, elle n’empêche pas une certaine déstabilisation des rapports de confiance et d’amitié préexistants. À cet égard, il est intéressant de prendre de la distance pour réfléchir après coup à ce moment. Il a été difficile à vivre mais, précisément en raison du trouble qu’il a provoqué, il permet de mettre en lumière en quoi certaines de nos normes sociales actuelles peuvent se révéler ambivalentes.

Valentine Perrot, étudiante en master de Sciences politiques et Histoire internationale à l’Université de Lausanne