L’échec des métaphores. Un récit métonymique de la pandémie

Cet article a été traduit de l’espagnol (Argentine) par Mariano Fernández et Pierre-Nicolas Oberhauser. La traduction a été révisée par l’auteur. La version originale du texte a été publiée simultanément sur ce blog.

De nombreux analystes se sont étonnés que la catastrophe mondiale que nous vivons ait pris par surprise une grande partie de l’humanité. Divers diagnostics scientifiques et récits d’anticipation nous permettaient en effet de prévoir la survenue d’un tel événement et d’en imaginer les effets. Il est difficile de ne pas partager l’étonnement des analystes. Et pourtant, l’humanité a effectivement été prise par surprise – et tente tant bien que mal de saisir l’énormité de ce qui lui arrive. Quels métaphores et récits sont mis en jeu dans ces tentatives ? Que nous dit de nous-mêmes le vide bavard qui nous entoure ?

Étudier les métaphores employées pour qualifier la pandémie n’est pas tâche aisée. Le « corpus » des matériaux pertinents est partout autour de nous. La réalité de la pandémie – celle de la maladie, des impératifs de distanciation et du confinement – nous enveloppe, nous submerge, nous enserre. Sans doute est-il dès lors difficile d‘adopter un point de vue externe, quelque artificiel qu’il soit. Une chose cependant paraît claire. Malgré les sillons tracés par certaines œuvres d’anticipation cinématographiques ou littéraires et les prises de position publiques de nos dirigeants[1], intellectuels[2] et autres leaders d’opinion, aucune métaphore n’a réussi à s’imposer largement.

En passant en revue les premiers commentaires sur la crise, on remarque par ailleurs que les figures publiques ont vite abandonné les métaphores pour énoncer des futurs – se hissant ainsi à l’échelle de l’Histoire – ou livrer de simples impressions sur le présent immédiat. À ce titre, l’oscillation entre métaphores de la guerre – le « combat contre un ennemi invisible » – et de la catastrophe naturelle – la « tempête qui nous surprend en mer », selon l’expression du pape François – semble traduire moins une scission politico-herméneutique nette qu’une simple difficulté à qualifier ce qui se passe. C’est sans doute là que la stupeur qui nous afflige trouve son origine.

Concernant les métaphores de la guerre et de la catastrophe, on peut relever que l’opposition entre l’une et l’autre tend à introduire une confusion dans notre manière d’appréhender la pandémie : elle nous invite à la penser à partir de la dichotomie social vs naturel. Or, il est clair que la colonisation d’une espèce par un virus dépend aussi bien de processus biologiques internes – i.e. la capacité du virus à se reproduire au sein de ses hôtes – que de processus interindividuels relatifs à sa dissémination à l’échelle d’une population, qui mettent forcément en jeu des dynamiques sociales. Le virus responsable de la Covid-19 tire à cet égard parti de la capacité associative de l’humanité – dont on se rappellera qu’elle est l’espèce macroscopique ayant connu la plus forte croissance démographique au cours des cent dernières années, croissance qui découle dans une large mesure de sa socialité. Étant donné notre incapacité à prévenir la propagation du virus au niveau physiologique, les mesures sanitaires visant le ralentissement de la pandémie se déploient sur le plan des interactions sociales. Nous avons brusquement réduit et contraint nos rencontres, transformé nos modes de vie en commun, altéré nos manières d’interagir, révisé les règles de nos face-à-face et de nos corps-à-corps.

Ce qui m’amène à mon point : l’échec de la métaphorisation montre que ce qui nous arrive constitue plutôt un événement métonymique. Contrairement à la métaphore qui fonctionne par substitution et ressemblance, la métonymie suppose qu’une chose trouve sa signification au travers des relations de proximité et de contiguïté qu’elle entretient avec d’autres – au travers de chaînes dont chaque maillon est attaché à un autre, qui est lui-même relié à un autre, et ainsi de suite, chaque élément se trouvant en contact direct avec le suivant. D’où l’affirmation suivante : la pandémie actuelle est une maladie du contact !

Pan : total. Demos : peuple. Si les analogies et les métaphores – fictives ou épiques à divers degrés – font l’une des dimensions du peuple, celui-ci se constitue aussi dans et par le contact. Cette seconde dimension n’est pas moins importante que la première. Et le virus qui nous affecte dépend justement du contact, de l’association – pour se répandre, pour se développer, pour vivre. Ce mal touche au lien social. Il affecte la société dans sa condition connective, métonymique et collective.

Je voudrais maintenant évoquer certains symptômes identifiables dans les médias – en Argentine, mais probablement aussi dans d’autres pays – de cette configuration métonymique. D’abord, notre quotidien est marqué par un accroissement exponentiel de l’usage des caméras dans l’espace domestique. Les gens travaillent, échangent, donnent et prennent des cours, consultent des médecins, font des déclarations juridiques, rencontrent leur psychothérapeute, célèbrent des anniversaires, défendent des thèses – font tout cela en s’appuyant sur des caméras sises dans leur domicile. Alors que l’espace public – urbain et médiatique – reste vide ou du moins soumis à des restrictions inédites, les caméras ciblent et retransmettent les corps privés et les espaces domestiques. Ces images saturent les médias traditionnels comme les réseaux sociaux. Le langage qui s’y exprime est encore peu travaillé. Plutôt que de traduire un jeu délibéré avec les possibilités propres à l’expression, i.e. un pari énonciatif, le « poétique » y apparaît surtout comme un manque de maîtrise du dispositif dans sa dimension audiovisuelle. Les yeux ne parviennent pas à regarder durablement la caméra. Les arrière-plans statiques redoublent la signification des corps qu’ils contextualisent – des corps soudain flanqués de photographies de famille, d’espaces meublés, d’étagères remplies de livres ou d’objets, le tout sous un éclairage approximatif. Des corps dynamiques aussi, qui subrepticement bougent et émettent des bruits. Ces manifestations paraissent déplacées au spectateur, hors contexte – alors que c’est justement le contexte de la vidéo qui vient ainsi se rappeler à son attention. Tout cela relève de la métonymie. En contrepoint à ces espaces domestiques médiatisés se tiennent les magasins, les rues, la circulation, les bâtiments publics, où n’apparaissent que peu de corps, la plupart portant des masques. Cadres ordinaires du contact en face-à-face, ces environnements laissent voir le vide, la rupture des chaînes métonymiques. La métonymie est désormais médiatisée. Le lien métonymique se redéploie dans ces conjugaisons d’êtres capturés par leurs propres caméras. Les écrans font naître des scènes d’interaction réduites à un damier de visages parlants. L’interaction n’a plus rien du contact intercorporel : c’est une juxtaposition aplatie de visages et de voix.

Un autre symptôme de cette configuration métonymique tient à la concentration de l’attention sur certains types de discours : les discours de non-fiction, qu’ils soient journalistiques, gouvernementaux ou scientifiques. Dans les premiers jours et semaines du confinement en particulier, les informations ont pris une importance nouvelle dans notre espace médiatique. Comment les médias ont-ils construit ce qui nous arrivait ? C’est la problématique de la narration telle qu’elle s’est posée concernant la crise causée par l’épidémie. Cette crise nous a sans doute aussi surpris parce que la faillite des métaphores s’est doublée d’une incapacité à identifier une clé narrative pertinente (les deux phénomènes traduisent peut-être une seule et même réaction sémiotique). En Argentine – mais à nouveau, c’est sans doute également le cas ailleurs –, le récit médiatique s’est constitué en conjuguant et en rapprochant des fragments de narration issus de multiples espaces privés, avec les espaces publics et semi-publics en simple contrechamp.

Quand on pense aux enjeux narratifs des discours médiatiques, on réfléchit parfois en termes purement métaphoriques. Comme je l’indiquais, il m’a été difficile de trouver la clé métaphorique dominante des raisonnements déployés dans l’espace médiatique. On revient ici aux deux grandes métaphores évoquées plus haut. Faut-il supposer que nous sommes en guerre, comme certains l’ont laissé entendre ? Sommes-nous confrontés à une catastrophe naturelle soudaine et dévastatrice ? La narration ne se limite cependant pas aux métaphores.

Si l’on songe aux grands modèles narratifs dont nous disposons, il est clair que nous ne faisons pas face ici à ceux qui caractérisent les films de guerre ou le cinéma de catastrophe. Dans les films catastrophe comme dans la peinture romantique[3], nous voyons représentées, toujours à l’arrière-plan, l’insignifiance humaine, la faiblesse de notre être face à l’immensité de la nature. Ce n’est pas non plus un film d’horreur – un genre qui fait ressortir le sinistre et surtout le sublime. Dans le cas présent, nous n’assistons pas plus au sinistre qu’au sublime. Nous ne voyons ni corps, ni blessures, ni scènes déchirantes. Car il n’y a pas à proprement parler de « déchirant » et de « déchiré » dans la crise que nous vivons… Ce que nous voyons, ce sont des intérieurs de maisons, des villes à moitié vides, et des animaux timides qui en reprennent possession.

Et ce vide débouche sur l’incertitude. L’incertitude domine. C’est elle qui remplit et relie les espaces laissés vides. De quoi disposons-nous en effet, face au vide ? Ce que nous trouvons à lui opposer, ce ne sont que des suppositions résignées, des pressentiments, des craintes… De pures probabilités, que l’on ne peut voir ou établir clairement.

La peur de ce que nous ne pouvons ni voir ni saisir a bien donné lieu à un genre cinématographique. Des parallèles ont été faits entre la crise actuelle et le cinéma d’horreur, de catastrophe et de guerre… Elle a aussi été rapprochée de la science-fiction et des dystopies technologiques telles que la série Black Mirror. C’est ailleurs cependant qu’il faut regarder pour la qualifier adéquatement, du côté d’un genre lui-même métonymique : le suspense. Dans le suspense, tout est retardé, différé – mais en même temps en embuscade, imminent. Tout est symptôme ou soupçon. Des résonances métonymiques relient les actions, les envahissent, altèrent l’arrière-fond sur lequel elles s’inscrivent, laissent deviner la chose redoutée. Mais cette menace reste indistincte. On ne sait pas ce qu’elle est, ce à quoi elle ressemble, où elle est. À tel point que cette ignorance même fait le thème de l’œuvre. Le thème est l’ignorance.

Dans la crise que nous vivons, les médias traditionnels offrent du suspense. Non seulement l’ennemi n’est pas perceptible, mais la distance narrative qui nous est proposée correspond à celle du roman psychologique ou du film à suspense : personnage et spectateur savent la même chose. Dans le cinéma d’horreur ou de catastrophe, la menace qui pèse sur lui est connue du spectateur plutôt que du personnage. Au contraire, dans le film à suspense, l’identification au personnage augmente jusqu’à devenir complète. Et elle finit même par atteindre un point de rupture : le doute du personnage quant à la réalité de la menace – lui est-elle extérieure ou n’est-elle qu’un produit de son imagination ? – finit par atteindre le spectateur. L’angoisse prend alors le dessus – jusqu’à ce que l’issue du film ou du roman vienne réduire le doute.

Notre modernité nous prétend que tous les problèmes ont une solution. C’est la fiction qu’a dénoncée U. Beck dans La société du risque[4]. Mais cette fiction moderne n’a pas prise sur la situation actuelle. Nous faisons plutôt face à une non-fiction métonymique. C’est ce déplacement qu’a rendu manifeste cette question – ou était-ce une plainte ? – adressée au président Alberto Fernández par une journaliste argentine le 23 mai dernier concernant l’angoisse de la population. Le président lui a répondu sans proposer de solution :

« Nous sommes confrontés à une pandémie qui tue des gens. Sommes-nous prêts à l’entendre ? Nous sommes confrontés à une pandémie causée par un virus inconnu. Sommes-nous prêts à l’entendre ? Nous sommes confrontés à une pandémie causée par un virus face auquel nous n’avons ni vaccin ni remède. Sommes-nous prêts à l’entendre ? »

La menace prend alors une autre forme, qu’il n’est pas facile d’identifier clairement. Est-ce le virus lui-même ? Est-ce la pandémie, en tant que conséquence du virus ? Est-ce cet homme ou cette femme qui habite le même immeuble que moi ? Mon voisin de palier ? Est-ce le membre de ma famille sorti ce matin faire des achats ? Est-ce l’isolement ? Est-ce l’absence de remède ou de vaccin ? Ou les contraintes inédites que l’on nous impose ? Est-ce la « nouvelle normalité », que personne ne saurait définir avec précision mais qui est effectivement déjà « normale » ? Est-ce le fait de ne pas savoir ce qui va se passer ensuite ? De ne pas même savoir s’il y aura bien un « après » ? La menace change d’échelle et n’est pas la même qu’il y a quelques mois. On peut penser cette transformation à partir des distinctions que propose T. Todorov dans un texte célèbre intitulé « Les deux principes du récit »[5]. Dans les premiers temps de la pandémie, le récit était mythologique. Il nous fallait combattre un ennemi – et il nous fallait un héros. Le récit est ensuite devenu idéologique, au sens où les idées et réflexions qui nous étaient proposées devaient à la fois nous permettre de comprendre et d’encaisser ce qui survenait. Personnages autant que spectateurs de ce déplacement, il nous fallait l’accepter sous peine d’être dévorés. Enfin, le récit a pris une tournure gnoséologique. Je ne sais pas ce qui se passe. Le moteur narratif est l’angoisse de ne pas savoir et l’antidote est de trouver la réponse.

Où allons-nous la chercher, cette réponse dont nous avons désespérément besoin ? Dans les médias et les discours d’information. Le discours journalistique est à cet égard le dispositif principal dont nous disposons. Il fonctionne comme un pivot, donnant la parole aux scientifiques et aux porte-paroles gouvernementaux. Les discours concernés sont tous des discours de non-fiction – et possèdent à ce titre une dimension métonymique. Ce qu’ils disent affectera ma vie. Ils ne produisent pas une allégorie sur ce qui m’arrive ; ils font partie de ce qui m’arrive. La chaîne métonymique est très longue. Si quelque chose se passe en Chine ou en Europe, ici, en Argentine, à l’autre bout du monde, je me sens en sécurité mais reste attentif. Si ma région ou mon pays sont concernés, la peur augmente. S’il s’agit de ma ville ou de mon quartier, je limite à l’extrême mes mouvements et évite tout contact avec l’extérieur.

Le récit de la pandémie n’est pas un récit métaphorique ou allégorique. C’est un récit métonymique. À notre incapacité à trouver une métaphore qui nous permette de ressaisir adéquatement ce qui nous arrive et nous rassure répond la dynamique particulière de cette menace, qui fonctionne en réseaux, au niveau de la contagion et du contact. À notre désir de réponse et notre besoin d’apaisement répond l’ignorance avouée des médias, des gouvernements et des scientifiques. Ils ne savent pas non plus. L’issue n’est pas écrite.

Gastón Cingolani, Professeur de communication et sémiotique, Universidad Nacional de La Plata


[1] On peut évidemment penser à celles de E. Macron, de A. Fernández ou de D. Trump.

[2] Dont témoigne par exemple ce livre.

[3] On peut songer à des tableaux célèbres tels que Le Moine au bord de la mer (C. D. Friedrich, 1809), Le Radeau de La Méduse (Th. Géricault, 1819), La Mer de glace (C. D. Friedrich, 1824), ou Tempête de neige en mer (J. M. W. Turner, 1842).

[4] Ulrich Beck (2001). La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité. Trad. de l’allemand par L. Bernardi. Paris : Aubier.

[5] Tzvetan Todorov (1978). Les genres du discours. Paris : Seuil.